Comment on devient (presque) malhonnête. (24)

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La lumière pâle du jour m'a réveillée. La faim aussi. Pendant que je trempais du pain rassis dans un café brûlant, la brume se dissipa dans ma tête. J'avais de nouveau les idées claires. C'est alors que l'angoisse me prit l'œsophage, y fit un nœud m'empêchant d'avaler mes tartines. Je comprends les types qui se saoulent, qui se shootent. Cette angoisse est intenable. J'ai fait un effort pour que le café passe. J'ai décroché le téléphone. Etienne était en examen. L'infirmière m'a dit ne pas m'alarmer. Qu'il n'y avait rien d'irréversible. Que c'était une question de temps. Et de patience. Ça ne m'a pas rassuré.

Je retournerai le voir cet après-midi. En attendant, il fallait que j'aille fureter dans la grange. Voir comment le grand avait camouflé la citerne. Je voulais aussi voir si elle n'était pas humide. Il pleuvait encore. J'enfile mes bottes, mon ciré déchiré et je cours en traversant sous la pluie. La citerne, voyons, elle est là, contre le mur, à gauche de la porte. On ne dirait pas qu'on a déplacé quoique que ce soit. Du beau travail. Je m'active. Au bout d'une demi-heure la place est nette. Je pellette la terre qui semble étalée de toute éternité. Je dégage le couvercle en ciment. Je lance un jet de lumière. Le compresseur et les bidons de peinture sont alignés dans un coin. Je glisse un escabeau et je descends. La petite valise est coincée sous les bidons. Il n'y a aucune odeur de moisi. La citerne est sèche. Tout est propre, nickel. Si le gros René y fourre son nez, ça lui semblera louche. Pourquoi mettre un compresseur dans une ancienne cuve. Et un compresseur neuf de surcroît. Le grand n'a pas eu le temps, ou l'idée, de camoufler le matos. Heureusement que les vieux sont là. J'avise des ferrailles, quelques planches à demi pourries, je pousse le zèle à descendre quelques gravats que je balance en tas au centre. Comme si on les avait jetés d'en haut, sans précaution. Un coup de lampe torche, c'est parfait ! Et la valise, me direz-vous ? J'y viens.

Je l'ai remonté. Je l'ouvre. Putain ! J'en ai jamais autant vu de ma vie. Je veux dire des billets de banque. J'en prends un. Je le tripote dans tous les sens. Il est vrai ? Il est faux ? Allez savoir. A cette heure le gérant de la station n'a peut être pas encore portée sa caisse à la banque. Deux possibilités, soit j'attends et je brûle tout ça quand je suis sûr qu'ils sont faux. Je n'en garde qu'une pincée pour disculper le grand en disant que c'est moi qui lui ai refilé celui qu'il a donné à la station. Soit, je détruis tout, tout de suite. La deuxième solution est de loin la plus sage. Oui, mais si ce sont des vrais ? J'y crois pas. J'y crois. Je suis comme l'âne de Buridan. Ma tête penche tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Je me surprends à l'incliner en cadence. Il faut que je prenne LA bonne décision. Si je brûle tout et que le gros René vienne pour m'interroger avant que je n'aie eu le temps de disperser les cendres. Il est capable, comme le Cardinal de Richelieu d'y lire mon forfait. Je ne me vois pas, comme Grimaud, avaler toute cette paperasse. C'est des réminiscences des "trois mousquetaires". Je regarde ma montre. Je n'ai plus le temps. Il va être bientôt midi. Je referme la mallette. Je la camoufle comme prévu, sous les planches pourries. Je referme la citerne, je remets tout en place, terre comprise. C'est bon. Y a qu'à attendre et voir.

La radio débite les nouvelles de la terre entière mais rien sur ici. Je suis dans le brouillard complet. Les gangsters sont-ils sur le cargo ? Le gérant de la station service a-t-il porté sa caisse à la banque ? A-t-il porté plainte pour le "faux" billet de cent ? Le billet est-il faux ? Le jeune qui a pris de l'essence est-il le grand, ou est-ce une coïncidence ? Tout ça tourne dans ma tête pendant que les malheurs des habitants de la planète s'égrènent en un long chapelet sonore.

La 4 L ! Il faut que je la récupère à la gare. Je n'y pensais plus ! Deux solutions, un, j'appelle le paternel pour qu'il m'y conduise, deux, j'y vais à pieds. J'opte pour la première. Si le  grand a changé ses plans, la voiture risque de ne pas être au rendez-vous. Le père est d'accord. On monte dans son Audi. Il ne demande rien, comme s'il était au courant. Le grand et lui sont potes. Ils se comportent en écoliers complices. Ça m'énerve. Ça m'attendrit aussi. Le grand est moins seul et le père garde son aura de chef de tribu, ce que je n'ai jamais eu. Durant ma vie, pourtant longue, j'ai été fils, je le suis encore, mari, pas très longtemps, enseignant, de qualité standard, apprenti voyou, avec un succès aléatoire, et depuis toujours, à la remorque d'Etienne. J'ai pas la graine des héros.

Le parking de la gare est bondé de voitures. Tous les types qui prennent le train du matin et qui logent dans les champs parquent leurs bagnoles ici. Le père m'attend sur la zone taxis, laissant tourner son moteur. Les gardes municipaux, ex champêtres, sont pires que des chiens de chasse à dénicher le contrevenant. J'ai fait le tour, pas de 4 L. "Elle est peut être derrière la gare". Le père doit avoir raison. Je traverse le bâtiment, passe de l'autre côté des voies, mais rien. Des vieilles guimbardes alignées depuis des lustres à en juger par le tas de poussière et de boue qui obscurcie leurs vitres, mais pas notre 4 L. J'arpente ce parking sauvage. En fait un no man's land qui doit appartenir à la SNCF et tolère ces squatters métalliques. Tout au bout, cachée derrière un fourgon rouillé dont les portes battent au vent, j'aperçois notre bagnole. Je déplace la grosse pierre qui bloque la roue avant, je pousse sur cinquante centimètres, la clé est là. Contact, ça tourne. En passant devant le paternel je lui fais signe que je rentre chez moi direct. Au premier feu je constate que le réservoir est plein. C'est donc bien le grand qui a semé son faux billet de cent euros en passant par la station service. On est mal, très, très mal…Combien en a-t-il sur lui ?

Sitôt arrivé, je rentre la voiture dans le garage et je m'emploie à soutirer l'essence. Un des jerrycans du tracteur est vide, ça tombe bien, je le remplis. Comme ça on ne pourra pas dire que le tracteur a servi puisque son réservoir est presque plein et que les deux jerrycans le sont aussi. Ouf ! Une bonne chose de faite. J'ouvre une boîte de raviolis que je viens de dénicher derrière des produits de nettoyage. A table ! La télé ne dit rien qui m'intéresse, la radio locale non plus. J'éteins ces machines à bruits inutiles. Si mes calculs sont exacts, le gros René ne va pas tarder à encadrer sa physionomie dans les carreaux de la porte d'entrée.

Bingo ! Il rentre. Il s'assied. Pousse les miettes vers le milieu de la table. Pose son képi à sa droite. Il a son air des mauvais jours. En fait, en y réfléchissant, je ne me souviens pas lui avoir jamais vu cette tête dure, ces yeux perçants, ces lèvres pincées. On le dirait prêt à mordre. Il mord !

"J'ai pas encore vu de ma vie une telle bande d'enfoirés !" C'est visiblement de nous qu'il parle. "Vous vous croyez dans une BD ?" Je baisse le nez.

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