Comment on devient (presque) malhonnête. (13)

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Il m'épate ! Le grand, faut bien qu'il participe, même involontairement. Il me doit bien ça, ce petit crétin. "Et s'il n'est pas d'accord ?" Manquerait plus que ça, qu'il fasse la fine bouche, après son escapade foireuse. J'ajoute qu'on l'a démerdé, qu'on lui a évité d'être fiché à vie pour trois fois rien, et que, de toute façon, j'ai pas l'intention de le mettre au courant de la Rolls ni du trafic. Je lui dirais juste que j'ai besoin qu'il fasse un tour en Belgique avec la 4 L. "Et comme motif ?" A oui, le motif ! Ben, je vais y réfléchir. J'ai une bonne semaine pour peaufiner du plausible. J'informe aussi Etienne que le grand est reparti en chasse à la greluche. Et qu'il n'est pas revenu bredouille. "C'est de son âge." Bien sûr que c'est de son âge ! S'il était aussi doué pour la démerde que pour le sexe…Etienne prend un air navré : "Marius, t'es pas dans ton assiette. Tu sais ce qu'on va faire ? On va aller, chacun de son bord, passer une soirée télé, bien tranquille, et demain on parlera de tout ça à tête reposée." Cet enfoiré d'Etienne est en train de se défiler. Je dis rien, on s'envoie un verre pour finir la bouteille. Je le raccompagne chez lui. Pas un mot pendant le trajet. En rentrant, je tape la journée tant que c'est frais dans ma tête. Quand même, Etienne…J'aurai pas cru ça de lui !

Mercredi, téléphone dès potron-minet. C'est la Rolls ! Enfin, pas vraiment, ils veulent que j'achète une carte IGN au vingt cinq millièmes de la forêt et la Michelin locale. Je leur fais remarquer que tout a été mis au point la dernière fois, lors du week-end. Ils insistent. Le gros type qui est venu avec sa gravure de mode est indisponible. Il est remplacé par un de ses collègues qui doit passer ce soir. Les explications verbales ne lui suffisent pas, il lui faut, comme disait Napoléon, un croquis. Tant que j'y suis, j'ai à préparer une piaule pour deux et les couverts qui vont avec. Sur la route d'Hirson je cogite ferme. Je me demande si le "deux" est la même que la dernière fois. Et si le nouveau est aussi prêteur que l'ancien. Au retour de mes emplettes, je stoppe chez Jojo, histoire de humer l'ambiance. Le grand est attablé avec une petite que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam. Elle me fait l'effet d'une fille gentille, pas du tout le genre voyou de la précédente qui devait tenir du père. Du coup je suis attendri. Je m'approche, le grand me présente, la jeune fille rougit. Charmant ! Je commande deux chocolats et une bière "tue raide". La bière pour moi. Le grand adore le chocolat, et les filles aussi, en général. Quoique mon ex, Odile, préférait les alcools forts, mais c'était pas un modèle de féminité, enfin, je la voyais comme ça. Ce qui ne l'a pas empêché de me cocufier avec cet avatar de l'humanité, que le diable, auquel je ne crois pas, les fasse griller tout vivant de remords. J'en profite, de la présence du grand et de sa nouvelle dulcinée, pour suggérer un petit voyage en amoureux dans les environs. La 4 L est à leur disposition. Le week-end prochain, il doit faire beau, moins moche que d'habitude je devrais dire. Le grand me regarde en coin. Il se demande pourquoi je tiens à l'éloigner. La fillette rougit et accepte, elle est libre le vendredi à cinq heures, mais elle peut prendre sa voiture. Bon, ça ne m'arrange pas, que répondre ? Je leur ponds une fable comme j'en ai le secret. Le grand se marre en douce mais son œil demeure interrogatif. Pourquoi je veux à tout prix leur refiler la 4 L ? La nouvelle conquête du grand n'est pas habituée à ma dialectique, elle gobe le bobard. Ou alors la perspective du week-end tout frais payés par le papa est une aubaine. Pour faire plus vrai je mets un bémol, "vous descendez pas dans des quatre étoiles quand même."  


Le grand calcule dans sa tête, je le vois à son air concentré. Je le connais aussi bien que si je l'avais fait, ce gamin. J'ajoute que je passe demain à Hirson retirer du liquide. C'est l'estocade ! L'effet est immédiat. La fille se lève pour me faire la bise. Je suis le beau-père idéal. C'est pas comme la dernière qui me snobait avec ses airs de bourge qui s'encanaille. Alors que c'est le grand, ce brave môme, qui s'était fourvoyé dans un nid chacals.

En rentrant, je déplie les cartes, j'examine le chemin que je pensais utiliser. Pas de problème apparent, une Rolls, c'est du costaud. Avec le tracteur en couverture, ça sera un jeu d'enfant. Si Etienne ne me fait pas faux bon. Ce qui est à craindre vu son attitude lundi soir. Je ne l'ai pas revu depuis. Pas plus qu'il ne m'a téléphoné. Qu'il mijote un peu. Je saurais bien lui remettre les idées à l'endroit. Je vais jouer sur le fait qu'il conduira le tracteur. Etienne a gardé une âme enfantine. Il aime jouer, à tous les jeux, sauf les jeux de hasard. Mais il n'y a pas de hasard dans cette entreprise. S'il résiste, je lui proposerai un brin de conduite de la Rolls. Il n'y a aucune chance qu'il refuse un pareil cadeau.

Le nouveau gangster est arrivé à la nuit noire. Il était aussi gros que le précédent, mais encore plus grand, plus massif. La "petite" qui l'accompagnait était des plus quelconque, pas vilaine, mais pas belle, quelconque. J'ai ouvert une boîte de cassoulet. Il n'y a que ça que je possède en stock suffisant au cas où. Le gros a rigolé, l'autre avait dû le renseigner sur le menu. J'ai sorti un "petit" Bordeaux. J'avais pas l'intention qu'il s'imagine que je jouais les lèche-culs. Je crois qu'il a compris. Il tord le nez sur le breuvage. L'autre avait dû lui vanter les nectars de ma cave, mais il n'a rien dit. Tout s'est passé dans le regard. J'ai voulu qu'il comprenne que j'étais pas le péquenot qui n'a jamais quitté son trou.

A la fin du "repas", il a sorti un cigarillo. Moi, je ne fume pas. La dernière cigarette, c'était au service. Le tabac étant gratuit, j'en usai. Mais j'avais pas le goût à ça. Mon père fumait "comme un pompier", maintenant il se restreint, espérant prolonger sa déjà longue vie. D'après lui, si on s'arrête à temps, c'est comme si on n'avait jamais fumé. Un peu juste comme raisonnement. Jusqu'à présent ça lui a pas mal réussi. On en connaît qui était des parangons de vertu et qui sont maintenant à l'étroit dans un logement à une place, tout en bois ciré, confiné en sous-sol, sans vue sur l'extérieur.

Le cigare était au trois-quarts brûlé, la petite regardait la pièce comme pour apercevoir des vols de mouches. C'est bien connu, la campagne, c'est les mouches. Mais en hivers ces envahissantes bestioles restent blotties sous forme de larves dans les trous de boiseries, derrière les meubles ou au fin fond des granges et des étables. Pour ne pas faire pingre, j'avais sorti un armagnac pour nous et une liqueur pour la dame. Au bout d'un moment il a bien fallu aborder le sujet. Le gros mimait le coureur cycliste dans une course en stade. Immobile, attendant que je démarre. Moi, j'avais compris son manège. Je sirotai mon armagnac en prenant mon temps, en connaisseur, en un qui ne voit pas ce qu'il se passe. Bref, je jouais les cons. Et j'ai gagné ! "Ces cartes, vous les avez ?" Je pousse les assiettes et les couverts. J'étale mes acquisitions de l'après-midi sur la table. Je lisse le papier, et pose un doigt sur l'endroit de la forêt d'où je compte partir. Puis sur l'endroit où je dois livrer la Rolls. Le gros m’interrompe : "Pour le départ, c'est vous qui décidez, pour l'arrivée, c'est moi."

Il examine la Michelin, sort de sa poche un carnet à spirale, lit attentivement la première page. Je soupçonne qu'il n'y a que celle là de remplie. Il pointe son doigt sur une intersection en pleine campagne, en bordure d'un bosquet. "C'est là."

C'est là que je laisse la Rolls ! Mais il est dingue ! Et comment je rentre, à pieds ? Parce que la forêt est à plus de cinq kilomètres et j'avais pas prévu qu'Etienne et le tracteur me suivraient comme un petit chien le long des routes de Belgique. Sans compter que notre cortège doit traverser un village, et qu'on est sûr de réveiller toutes les concierges qui ne dorment que d'une oreille. De quoi alerter la flicaille des alentours. Mon idée de la diversion du grand ne servirait qu'à activer la maréchaussée et la tenir en alerte. Peut être pas à cet endroit précis, mais il ne faut pas mésestimer les pandores. La forêt ils savent qu'elle existe et que c'est un passage possible. Sauf s'ils s'imaginent que le grand va faire passer un nouveau camion, pas une Rolls. Qui serait assez tordu pour jouer les contrebandiers avec une Rolls ?

Putain ! Mais c'est ça ! Qu'est-ce qu'elle a cette Rolls de si particulier pour ne pas la faire circuler sur les autoroutes comme ses consœurs ? Le gros me regarde. Il fouille dans sa boîte à bobards. "Je vais être franc." Autrement dit, je suis prié d'avaler son conte à dormir debout si je veux l'oseille. "La Rolls, elle vient d'une collection privée. Elle va rejoindre une autre collection, tout aussi privée. Sauf que l'ancien propriétaire n'a pas, comment dire, donné son accord. En fait, il n'était pas vendeur. L'acheteur, c'est un espèce de cinglé de Sud-Américain complètement mégalo. Nous, même en payant le voyage, on s'y retrouve. Et vous, pour moins de dix kilomètres, vous faites du convoyage rentable. Et sans risque." Puisqu'il le dit.

Il arrache une feuille de son calepin. Sort un stylo bille du sac de la petite. Il établit une liste. "On va être obligé de bricoler en arrivant chez vous. Vous ferez de la place dans votre garage, on préfère être au calme. Mais on peut pas se trimbaler avec un établi de garagiste, vous comprenez." Ils veulent maquiller la Rolls chez moi ! "On vous fournira le matériel. Par contre, il faudra venir le chercher à Laon. C'est rémunéré. Vous avez un break ?" J'ai pas de break. "Ah !" C'est quoi ce matos ? Ils vont quand même pas peindre la Rolls dans ma grange ! "Si." Je prends le temps d'examiner la situation. Un compresseur, ça rentre dans la 4 L, si on enlève les sièges arrières. Mais si je ballade la 4 L le gros René va ouvrir l'œil. D'un autre côté, s'ils me prêtent un break, le gros René va se pointer et renifler tout autour comme un chien de chasse. Si c'est un véhicule de chez eux, il le saura aussitôt, si c'est une voiture volée, c'est du pareil au même. Eurêka ! "Ce matériel, vous pouvez le faire rentrer dans votre 4X4 ?" – "Ça se peut." – "Alors, pas de problème, vous l'emmenez et vous profitez de mes chambres d'hôtes." Le gros me regarde. Je vois dans ses yeux qu'il ne me prend plus pour un plouc attardé. "Faudra le camoufler." Ça, je vais pas l'exposer. Je lui demande si le boulot de maquillage sera long. "Une heure, mais on pourra pas le faire avant d'être chez vous." Bizarre ! "La voiture, elle est encore chez son ancien propriétaire. Elle sortira de sa collection le jour J. En vingt quatre heures, elle est à Anvers, chargée sur le cargo, prête à partir pour l'Amérique." Si j'ai bien compris, le jour J dépend du départ du cargo. Et de son arrivée à Anvers. S'il faut que je reste à disposition, ça pourrait perturber mon emploi du temps. Le gros rigole. Il a compris.

"Cinq cents." En plus je suppose ? "Evidemment. Et payable aujourd'hui." – "Banco !"

Avec le compresseur ils m'apporteront des téléphones portables "sécurisés". Qu'est-ce qu'il entend par sécurisé ? Ben, ils sont à cartes, et le détenteur officiel est bidon…Un anonyme de banlieue parisienne. On s'en servira de talkie-walkie. La puce ne sera introduite que le soir d'arrivée de la Rolls. Ils les balanceront dans le port quand ils n'en auront plus besoin. Ces précisions me donne confiance. Je ressers un verre d'armagnac. La petite ne reprend rien. Elle n'a pas ouvert la bouche. Mais elle n'a rien perdu de la conversation. Pendant qu'elle range son stylo bille dans son sac, le gros précise : "Elle fait parti du dispositif." Et il ajoute : "Vous avez deux chambres ?" Merde ! Le chef, c'est pas le gros. C'est la donzelle ! Je réponds qu'il faut que je mette des draps et que je branche le chauffage. Pendant que je m'active, je les entends chuchoter. Quand je reviens, le gros m'annonce que je suis augmenté, ça sera quinze pour le convoyage, cinq pour l'accompagnant, cinq pour la peinture, et je garderai le compresseur, plus cinq de bonus sans compter la location des piaules au tarif bed and breakfast.

Ça roule ma poule !

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