Etienne - I - La cité thermale

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L’Administrateur se méfie de plus en plus des grandes familles. Leurs accointances avec les Élus de la Lumière ne font plus aucun doute. Des groupes de prières s’organisent régulièrement. Des enfants sont offerts à la secte pour être élevés dans leurs enseignements. Ils disent mener l’humanité vers sa prochaine évolution, mais l'Administrateur pense à une prise de pouvoir. La situation est de plus en plus tendue, j’ai peur que nous allions vers un conflit politique.

Journal de bord de Lothaire Sourdeval, premier secrétaire de l’Administrateur, année de la Guerre des poisons

Le jour venait de se lever. Le coude appuyé contre le rebord de la fenêtre, Etienne regardait défiler le paysage. La paume contre la joue, il détailla d’un œil las la cité thermale que la voiture traversait. L’endroit était désert, à l’image des autres villages de la région. Une brise soufflait les feuilles mortes qui recouvraient les trottoirs et les rues environnantes, que les fontaines vides accueillaient dans leurs bassins. Etienne n’était jamais venu dans cette ville. Il la connaissait au travers des livres, ceux qui dataient d’avant la guerre. On y décrivait des établissements luxueux, bruissants de vie, où se bousculaient femmes et hommes avides de profiter des propriétés curatives des eaux locales. Les auteurs avaient couchés sur le papier la sensation grisante d’entrer dans un bain d’eau bouillonnant, d’où s’échappaient des volutes de fumée aux odeurs minérales. Ils décrivaient les massages qui laissaient les muscles détendus et l’esprit léger, les après-midis à somnoler sur les terrasses ensoleillées, enveloppés d’un épais peignoir parfumé à la violette.

Etienne soupira, formant un nuage de buée sur la vitre, qu’il essuya avec la manche de son manteau. Il ne connaîtrait jamais cela. Le grand établissement qu’ils longeaient ne laissait voir de sa grandeur passée que des fenêtres obstruées de planches de bois. La voiture traversa un pont, au-dessus d’un torrent tari, et prit un virage serré.

— Excusez-moi, Monsieur, s’empressa d’émettre Forville, le chauffeur, alors qu’il rétrogradait pour monter une solide pente. N’hésitez pas à ouvrir la fenêtre si vous ne vous sentez pas bien.

Etienne actionna la manivelle pour suivre le conseil de son employé. L’air frais s’engouffra dans l’habitacle et il en avala de grandes goulées. Le nœud dans son ventre se détendit légèrement.

— Ça ne sera plus long maintenant, informa Forville avec un sourire dans le rétroviseur intérieur.

Etienne répondit au sourire de l’homme, mais ses yeux n’exprimaient aucune joie. Les paysages de montagne auraient dû éveiller son intérêt, mais son esprit était bien trop occupé. Chaque kilomètre le rapprochait un peu plus de l’épreuve qui l’attendait.

Etienne s’éloigna du carreau, soupira de nouveau et resserra un peu plus autour de lui les pans de son épais vêtement. La voiture longeait une paroi rocheuse. Côté passager, Etienne profitait d’une vue dégagée sur la vallée en contrebas. Le ruban formé par un torrent s’étirait à perte de vue. Le long de son cours s'égrénaient des bergeries de pierre en ruines, traces d’une civilisation passée.

Etienne se cala contre la banquette molletonnée et regarda à travers le pare-brise pour se préparer aux prochains virages. La longue voiture à la peinture noire et lustrée se maculait peu à peu de boue.

La route serait encore longue jusqu’à Ortigue, le fief de la famille d’Etienne, les Belmont. Avant la guerre, ses ancêtres administraient une large région. Lui qui avait grandi à l’étranger ne connaissait rien de ce pays, ni de l’hiver rigoureux qui y avait pris ses quartiers. Etienne eut une pensée pour son père. Il aurait tant aimé découvrir ces paysages avec lui. Si la toux ne l’avait pas emporté quelques mois plus tôt, c’est ensemble qu’ils auraient assuré le retour au pouvoir de l’Administrateur. La famille Maindefer serait le visage de la renaissance du pays. Avant la guerre, cette grande famille occupait de père en fils le convoité poste d’Argentier et gérait les finances publiques. Xavius Maindefer, l’ambitieux chef de famille, avait tissé sa toile depuis l’étranger pour se faire nommer Administrateur. Son fils, Irvin, devait superviser la reconquête du territoire. Tous les hommes des grandes familles étaient rappelés en leur demeure pour y mettre de l’ordre et préparer le retour du gouvernement. Pour assurer leur sécurité, Irvin mènerait l’armée reformée aux quatres coins du pays.

Etienne avait offert tout son personnel valide à la famille Maindefer. L’atrophie musculaire de Forville l’avait dispensée du front. Irvin s’était frotté à quelques hordes de vagabonds, qu’ils avaient maté sans peine. Ce dont il devait surtout s’assurer, c’est que les terres étaient habitables, et qu’aucun Élu de la Lumière ne les foulait plus.

L’une des régions côtières, à l’est, avait été promise à la monarchie de Zuchara, en échange de son aide. Pays d’adoption des survivants nobles de la guerre, la monarchie avait armé les hommes de Maindefer. Le roi Hérodas III se frottait les mains. Il réclamerait une portion du territoire plus généreuse une fois celui-ci assaini. Les deux pays avaient connu de nombreux conflits à travers l’Histoire. Mais depuis la guerre entre le gouvernement et la secte des Élus de la Lumière, Zuchara s’était montrée d’une aide précieuse. Hérodas III lorgnait sur le large accès à la mer de Bordeterre, qui faciliterait les échanges commerciaux avec la principauté de Lombard, de l’autre côté du planisphère. Le roi avait su attendre le bon moment pour proposer son aide. Supplantant son ennemi de toujours en force militaire, il comptait bien élargir ses frontières.

Etienne sortit de ses pensées à la vue des sommets enneigés. Le froid que lui évoquait ce manteau blanc, qui couronnait les hauteurs, le rendait bien peu enthousiaste. À Zuchara, le temps se montrait presque toujours clément et les températures douces, en témoignait le teint doré du jeune homme. Ici, tout lui paraissait terne et gris. La voiture courait à présent à travers bois.

Ils croisaient de temps à autre des véhicules abandonnés, aux pare-brises couverts de salissures et aux toits jonchés de feuilles. Ils quitteraient bientôt l’avant poste sécurisé du territoire pour s’enfoncer plus loin dans le pays. Forville avait cherché le passeur le plus réputé pendant des semaines. Le chauffeur, à la cinquantaine bien tassée, considérait le garçon comme son fils. Il l’avait vu grandir et était attaché à cette famille qui lui avait donné un emploi stable, malgré son infirmité. Il entretenait même des rapports d’amitié avec Victor Belmont, le père d’Etienne. Forville gardait dans sa mémoire son visage aux cheveux bruns, au sourire jovial, et à la fine moustache impeccable. L’annonce de son décès avait poussé son épouse dans la tombe, elle qui, déjà, tenait le lit la plupart du temps. Savoir Etienne orphelin lui perçait le cœur.

La route rétrécissait de plus en plus. Ils dépassèrent une centrale hydroélectrique à l’abandon et abordèrent un terrain plat et boueux.

— Nous sommes arrivés, annonça Forville.

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