Etienne - II - La ferme

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S’il doit être reconnu des qualités à la secte des Élus de la Lumière, c’est que leurs membres sont triés parmi les plus érudits. L’émulation collective qu’ils promeuvent a permis d'extraordinaires progrès dans des domaines tels que la médecine, la technologie et l’armement. Sur ce dernier point, ils deviennent, aux yeux de l’Administrateur, une menace autant qu’un atout. Leur représentant s’est entretenu avec l’Administrateur, et s’il est enclin à défendre notre pays contre d’éventuelles menaces extérieures, il a refusé de partager les brevets de leurs inventions avec nos ingénieurs. Je sais que cela à fortement déplu à l’Administrateur, il va doubler les espions au sein de la secte.

Journal de bord de Lothaire Sourdeval, premier secrétaire de l’Administrateur, année de la Guerre des poisons


Forville coupa le contact, replaça sur son crâne sa casquette de chauffeur et s’empressa d’aller ouvrir au jeune Monsieur Belmont. Etienne posa un soulier sur le marchepied et l’autre dans la boue. Il regarda sa chaussure vernie s’enfoncer dans la matière gluante. Ce premier pas sur la terre de ses ancêtres n’était pas tel qu’il l’avait imaginé. Forville referma la portière et ouvrit le coffre. Il en sortit plusieurs sacs de voyage aux anses de cuir. Etienne tendit la main pour s’emparer d’un bagage.

— Monsieur je… , s’empressa d’objecter l’homme.

— Allons, Forville, le coupa Etienne, vous n’allez pas porter tout cela seul.

Sans laisser plus de temps à son employé pour réfléchir, le jeune homme lui prit deux sacs des mains. Il en jucha un sur son épaule droite et porta l’autre à bout de bras. Forville s’empressa de verrouiller la voiture et devança Etienne de son pas claudiquant.

— Nous allons prendre une autre voiture à partir d’ici. À Bordeterre, les voitures ne fonctionnent pas à l’essence, mais aux recharges de lumière.

Etienne fronça ses sourcils bruns. Il n’aimait pas l’idée d’utiliser l’une des inventions de la secte des Élus. Forville remonta la pente boueuse et écarta les branches pour laisser passer Etienne. Le poids des bagages handicapait la progression du jeune homme, qui manqua de s’étaler et se rattrapa de justesse. La anse du sac cisaillait son épaule, mais il n’en laissa rien paraître à son chauffeur.

Forville, dont le bas du pantalon était déjà alourdi de boue, pataugea quelques mètres de plus pour repérer le chemin à prendre. Ils se tenaient sur un petit plateau, parsemé de nids de poules, remplis d’eau stagnante, et que le froid matinal avait gelé. Un panneau de bois renversé indiquait un siècle plus tôt les départs de randonnées. Etienne aimait la marche. Il en avait le physique avec sa silhouette longiligne et ses grandes jambes. Il se promenait chaque jour avec son lévrier zucharien, Lovca, qu’il avait dû laisser en arrière. Son cœur se serra à cette pensée.

Etienne suivit Forville, qui s’engageait sur l’un des chemins de randonnée. Après un quart d’heure de marche, le chauffeur les fit bifurquer dans un champ. Forville était déjà venu en repérage plusieurs fois, mais Etienne fut tout de même impressionné par sa mémoire. À ses yeux, ce champ ne se distinguait pas des autres parcelles qu’ils venaient de longer.

Les herbes hautes battaient leurs mollets et Etienne sentit bientôt la rosée traverser son pantalon de toile. Le champ remontait en pente douce et une barrière d’arbres cachait à la vue des visiteurs la suite du parcours. Une odeur de champignons et d'humidité saisit les narines d’Etienne alors qu’il pénétrait sous le couvert des branches. Il préférait la fragrance délicate des orangers dans les jardins de sa résidence de Zuchara.

Ils enjambèrent un muret de pierres grossier, qui entourait un corps de ferme. Une balançoire de fortune pendait à un large tilleul, à l’entrée de la cour. Les fenêtres de la maison ne comportaient pas de vitres. Des échelles reposaient contre la façade et permettaient d’accéder à des greniers, où l’on entreposait autrefois du foin. Etienne pensa qu’un souffle de vent aurait pu fiche par terre toute la construction. Sur le sol, la terre et les graviers se mêlaient aux déjections de volailles, qui erraient là en picorant des épluchures. Une femme apparut dans l’embrasure de l’une des portes. Ses cheveux châtains coincés sous un fichu lui donnaient un air sévère. Elle héla une personne à l’intérieur de la bâtisse. Un grand gaillard aux cheveux en bataille se porta à ses côtés. Un sourire malicieux étira ses traits et il s’empressa de traverser la cour pour saluer les nouveaux-venus. Il tendit une large main à Forville, puis détailla Etienne, avant de lui tendre la même paluche aux ongles sales. Un air rusé brillait dans ses yeux noisettes.

— La route a pas été trop longue ? demanda-t-il sur un ton qu’Etienne jugea familier.

— Ça a été, je vous remercie, répondit poliment Forville.

Etienne fut étonné qu’on ne le déleste pas de ses bagages. Il serra les dents et suivit l’homme qui lui faisait une fâcheuse première impression. La femme, qui les observait toujours, se mit de côté pour les laisser passer. Etienne sentit qu’on le détaillait de la tête aux pieds. La cuisine baignait dans les odeurs de nourriture. La pièce au plafond bas accueillait une grande table, où se trouvaient assis plusieurs hommes. Un fumet de soupe s’échappait des bols placés devant eux. Les têtes se tournèrent sur leur passage, mais ils ne s’arrêtèrent pas pour faire les présentations. Leur guide les mena à l’étage par un escalier étroit qui grinça sous leurs poids. De gros clous rouillés dépassaient des degrés rafistolés. Ils atteignirent le palier et l’homme bifurqua dans une chambre. Il alluma une lampe à huile et des paillasses, recouvertes de maigres couvertures, sortirent des ombres.

Forville sembla gêné par la vétusté des lieux. Il chercha du regard de quoi améliorer le confort du jeune Monsieur.

— Départ au coucher du soleil, annonça leur hôte.

Il tourna les talons et amorça une sortie avant de revenir sur ses pas. La lueur de la lampe à huile dansa sur sa chemise tachée et trop grande pour lui.

— Vous avez garé la voiture au départ des randonnées ? demanda-t-il à Forville de son ton grossier.

Le chauffeur fouilla dans sa poche et en sortit les clés du véhicule qu’il remit à l’homme. Le trousseau disparut dans une manche. Le sourire du l’homme s'agrandit encore.

— Je vous laisse vous mettre à l’aise, ironisa-t-il avant de quitter les lieux pour de bon.

Etienne posa les sacs au sol et massa son épaule endolorie. Au fond de la pièce, un battant branlant menait à un balcon en piètre état. Etienne avait besoin de respirer. Son regard erra sur la ferme, éclairée par la lumière blanche du ciel couvert. Forville s’affairait derrière lui pour aménager les lieux.

— Ne t’embête pas, lui dit Etienne sans se retourner. Cela fera très bien l’affaire. Repose-toi.

Dans un grognement, Forville plia ses genoux pour atteindre l’une des paillasses et s’y laissa choir. Le dos appuyé contre le mur, le chauffeur retira sa casquette et ébouriffa ses cheveux gris. Il cacha un bâillement derrière sa main. La fatigue lui brûlait les yeux, mais il n’osait s’affaler complètement et sombrer dans le sommeil. Etienne reparut dans la pièce. Le jeune homme fouilla dans l’un des sacs et en sortit un briquet, dont il se servit pour allumer une seconde lampe à huile. Le halo de lumière jaunâtre réchauffa la chambre, bien que le visage d’Etienne resta de glace. Il s’assit lui aussi sur une paillasse et soupira pour la centième fois de la journée. Les paupières de Forville papillonnaient, et bientôt, sa respiration s’allongea. Sa tête bascula vers l’avant et Etienne posa la sienne contre le mur. Il regarda la flamme danser dans la lampe à huile. Ses parents lui manquaient.

Ils avaient toujours été très proches. Sa mère, Emmeline, n’avait pas accepté qu’il soit envoyé dans un pensionnat pour son éducation. Elle s’était chargée elle-même de son préceptorat. Emmeline était une femme très cultivée, qui rêvait sa vie au travers des livres, faute de ne pouvoir voyager. À Zuchara, les anciens nobles de Bordeterre habitaient le même quartier, celui des exilés. C’était une sorte de prison dorée, où ils se trouvaient constamment surveillés. Son père passait beaucoup de temps à l’extérieur, à discuter politique dans les salons privés des autres chefs de famille. Etienne et sa mère avaient développé une relation fusionnelle. Sa mère savait décrypter toutes ses émotions sans qu’il n’ait besoin de les exprimer et même quand il tentait au mieux de les dissimuler. Depuis son décès, il ressentait un immense vide. Il lui parlait parfois en esprit, lui demandait quelle décision prendre, prenait du réconfort auprès d’elle en imaginant ses conseils et ses réponses. Le jeune homme avait l’impression que personne ne le comprendrait jamais aussi bien que sa mère. Il souffrait chaque jour de son absence. Après le décès de ses parents, qui était survenu dans un court laps de temps, il avait été saisi d’une profonde mélancolie. Il avait tenu le lit pendant des jours, à regarder le plafond avec des yeux vidés.

Ce retour à Bordeterre, ils l’avaient organisé avec son père pendant des mois. C’était comme s’ils s’étaient découverts. Enfermés dans le bureau de son père, ils avaient étudié les cartes, les notes des éclaireurs envoyés sur place, préparé les détails du voyage. Une épidémie de tuberculose avait emporté son père. Sa mère, également touchée, s’était assurée que tout fut prêt pour le départ d’Etienne à Bordeterre, avant de rejoindre son mari dans la mort. La cérémonie des funérailles avait eu lieu dans les plus grandes sobriété et discrétion. Les Belmont étaient Réalistes, une idéologie née de l’opposition avec les idées des Élus de la Lumière. Le corps avait simplement été porté au funérarium et incinéré, sous le regard d’Etienne, Forville, de la gouvernante et du vieux jardinier. Le reste de la maison était parti peu de temps avant pour le front. Etienne avait lu Les Maximes du Réaliste à haute voix, alors que les flammes faisaient disparaître le cercueil dans un ardent brasier.

“Le Réaliste ne croit pas en la volonté d’une force supérieure. Il a foi dans les valeurs de la famille et de la patrie.

Le Réaliste agit en accord avec les préceptes de l’éthique et de la morale.

Le Réaliste met sa personne au service de la patrie et de ses dirigeants.

Le Réaliste rejette la superstition et toutes autres formes de peurs obscurantistes.

Le Réaliste juge chaque situation sans considération de son propre intérêt, en rejetant la tentation de la cupidité.

Le Réaliste garde à l’esprit que chaque Homme naît avec la capacité de raisonner, de s’instruire et d’apprendre de ses pairs.

Le Réaliste aura foi en la Justice comme garante de l’ordre public, il ne jugera aucune faute par lui-même.

 À l’heure de sa mort, le Réaliste abandonnera tout désir matérialiste et ne demandera point de sépulture.“

Etienne pensait que personne n’avait mieux que sa mère respecté ces maximes. Nombre de leurs dirigeants se disaient mus par ces mêmes règles de vie, pourtant en acte comme en parole, ils n’en appliquaient aucune. L’exemple le plus frappant étant le grand cimetière du quartier des exilés, où s’alignaient les tombes des anciens membres du conseil, garnis de couronnes de fleurs et d’offrandes en tous genres. Il ne restait rien d’Emmeline et Victor Belmont, pas une urne funéraire, une plaque de marbre, une pierre tombale. Etienne vivait avec leur simple souvenir.

Un ronflement du côté de Forville le fit sortir de ses pensées. L’homme se réveilla en sursaut, ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois et releva sa nuque endolorie. Il ferma les yeux de douleur et massa son cou.

— Monsieur…, émit-il d’une voix encore ensommeillée. Je vous prie de m’excuser, j’ai dû m'assoupir.

— Ne t’en fais pas Forville, dors.

Forville chercha le regard de son employeur mais celui-ci se perdait dans le vide. Perclu de fatigue, il se mit sur le flanc, le visage face au mur, resserra sur lui son manteau et sombra de nouveau.

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