Mava - VI - Le départ

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Et la vie sera le temps de la lumière, tandis que la mort le règne des ténèbres. Je chercherai à prolonger mon temps sur cette terre, à manger sainement, boire beaucoup, me coucher tôt, nourrir mon esprit et marcher chaque jour. Je travaillerai à éloigner la maladie, les vices, les addictions et l’abrutissement, qui me mettront chaque jour à l’épreuve. Je resterai humble, sincère, moral et altruiste, car je suis Élu et la Lumière est avec moi, dans chacun de mes pas.

Maxime XII, Opuscule des Élus de la Lumière.


Alba referma discrètement la porte de l’appartement. Elle n’avait pas fait quelques pas que le battant s’ouvrit de nouveau. Mava, vêtue de pied en cape, eut tôt fait de la rattraper. Figée au bord de l’escalier, la mère grinça des dents. Mava n’avait pas son pareil pour écouter aux portes.

— Rentre tout de suite ! chuchota Alba.

Sa fille lui sourit et se mit à descendre les marches en silence. Alba se saisit du bras qui dépassait de la cape noire de voyage.

— Je ne plaisante pas !

Les sourcils froncés, elle resserra son étreinte.

— On va se mettre en retard, répondit Mava sans se départir de son sourire mutin.

Alba s’en serait arraché les cheveux. Cette enfant n’avait jamais été impressionnée par l’autorité. Inutile de déclencher un esclandre. Alba lâcha Mava et lui fit signe de descendre.

Au-dessus d’elles, la verrière laissait filtrer la clarté d’opale de la Lune. La Coopérative avait été pensée par la secte des Élus de la Lumière. Une cité idéale pour ceux qu’ils appelaient les non-éclairés, la main-d'œuvre, en d’autres termes. Les bâtiments imaginés par la secte étaient facilement reconnaissables. La lumière naturelle devait baigner le plus possible les habitants. Les élus voyaient en cela une bénédiction. La lumière du jour représentait pour eux la connaissance, l’érudition, en opposition avec le crépuscule de l’ignorance. Mava ne voyait pas en quoi prendre le soleil sur la tête était censé améliorer ses capacités cognitives. La secte l’intriguait, mais sa mère ne lui avait jamais laissé lire leurs écrits.

— Ils ont mené notre pays à la guerre et à l’auto-destruction. Ils ont endoctriné bien assez de monde, ne lis pas ces idioties, se bornait-elle à lui répéter.

Arrivées au palier inférieur, Alba fit signe à sa fille de monter la garde. Mava balaya les ombres du regard tandis que sa mère toquait à l’une des portes. Le battement s’entrouvrit dans un léger grincement. L'œil et la joue creuse de Valie se profilèrent dans l’ouverture. Elle disparut dans l’appartement et Alba attendit dans le silence complet. La porte s’ouvrit plus grand pour laisser passer Grida et Valie, qui portaient le brancard de fortune sur lequel reposait Vald. Les yeux d’Alba fixèrent les bras de la jeune fille, semblables à deux brindilles dans l’immensité de ses manches grises. Elle lui fit signe de lui laisser sa place. Valie ne discuta pas et ferma la marche, la taie d’oreiller qui lui servait de sac battant ses tibias au rythme de ses pas. Mava les rejoignit et voulut délester Valie de son fardeau, mais la jeune fille se cramponna à son baluchon. Mava n’insista pas et leva ses mains en signe de reddition. Valie ne disait jamais rien, elle s’exprimait avec ses yeux pâles, enfoncés dans leurs orbites et trop grands pour son minuscule visage. Mava la prenait toujours en pitié, bien que la jeune fille n’accepta jamais son aide. Il émanait de Valie une forme de sauvagerie.

— Il doit y avoir des tours de garde dehors, souffla Alba aux autres, quand elles eurent atteint le rez-de-chaussée.

Elle remit sa partie du brancard à sa fille et se dirigea vers la porte principale. Alba tourna le verrou et abaissa la poignée, les lèvres serrées, priant pour ne faire aucun bruit. Elle entrebâilla le lourd battant et passa la tête au dehors. Alba fit signe aux autres d’avancer. Elles sortirent dans la nuit glacée. Alba referma la porte avec précaution et reprit sa place à l’avant du brancard. Elle donna le rythme de la marche, jetant des coups d'œil par-dessus son épaule pour voir si elles n’étaient pas suivies.

— Et les personnes de surveillance ? demanda Mava qui trottinait à sa hauteur.

— Je parie qu’ils sont au silo avec ton ami Jorda, répliqua sa mère.

— Ce n’est pas mon ami… marmonna Mava.

Elle laissa Grida la dépasser et se mit à marcher au rythme de Valie. La jeune fille avait son habituelle expression vide. Grida avait tressé ses cheveux en deux nattes collées, ce qui tirait d’autant plus ses traits. Mava se demanda combien de temps elle tiendrait à marcher à un rythme soutenu. Les épaules de Valie tremblaient de froid. Mava décrocha de son cou son écharpe en grosse laine et l’enroula autour de la maigre silhouette. Valie ne lui offrit pas un sourire. Le froid trouva son chemin par le col ouvert de Mava, sa nuque fut saisie d’un frisson. Il fallait continuer de marcher pour ne pas se refroidir.

Le cortège arriva bientôt à la limite des lampadaires. Le levé du jour était proche, mais Mava alluma tout de même sa lanterne, pour que Valie ne trébuche pas. Mava perdit bientôt la notion du temps. Ses cheveux sombres et raides, aux reflets bordeaux, frottaient sur ses épaules à chaque pas. L’air du petit matin semblait emplir ses poumons de cristaux de givre. Une lueur éclatante pointait à l’horizon et traçait une flèche de lumière dans la toile de la nuit. Coutrène, qui en savait plus long que les autres sur le monde d’avant la guerre, racontait que les Élus de la Lumière faisaient se lever les travailleurs à l’aube, chaque jour, pour saluer le retour de la lumière. Mava avait du mal à cerner la psychologie de ces personnages, à la fois mystiques, scientifiques, physiciens, médecins, alchimistes… de trop nombreux chapeaux pour une même tête. Sa mère lui avait expliqué qu’ils tentaient de se positionner sur tous les domaines qui relevaient de la pensée, pour élever leurs esprits.

La brume froide accompagnant l’aube eut tôt fait de les frigorifier jusqu’à l’os. Mava remplaça Grida pour tenir le brancard. La femme resta près de son fils, dont on ne voyait que les yeux fermés et le front sortir des couvertures. Ses cheveux étaient couverts d’un bonnet de laine. Mava se demanda si elle transportait un cadavre ou si Vald respirait encore là dessous. Elles se donnaient tellement de mal pour un garçon si antipathique. Mava était consciente que sa mère et elle le faisaient pour Grida et Valie. Alba espérait sans doute que l’on agisse de la même manière pour sa fille, si Mava venait à être blessée. Mava n’avait jamais entendu parler du médecin chez qui sa mère les conduisait. Quand Mava l’accompagnait, tous les trajets se faisaient en camionnette, mais sa mère partait seule en repérage des jours durant, et à pied. Elle rencontrait nombre de personnes sur les routes et se faisait de bons contacts via le troc. Mava espérait qu’Alba la trouve bientôt assez âgée pour rencontrer des personnes extérieures à la Coopérative.

— Tout va bien ? questionna Grida.

Mava sortit de ses pensées et hocha la tête avec un sourire. Les cheveux de Grida étaient emmaillotés dans une coiffe bouffante et elle portait la même robe grise et simple que sa fille. A contrario de celle-ci, Grida avait un tour de taille marqué, des joues pleines, un brin pendantes, et des veines apparentes et violacées sur l’arrière des jambes. Mava était très physionomiste, pour elle, chaque détail de la personne la caractérisait. Elle s’amusait parfois, les yeux fermés, à reconstituer l’image de ses connaissances jusqu’à la moindre fourche de cheveux.

— Aymeric ne pouvait pas nous conduire ? demanda Mava à Grida.

Le visage de celle-ci s’assombrit.

— Elias a demandé à être prévenu si nous lui en faisions la demande. Tu connais Aymeric, il ne vendra jamais ta mère, mais il ne prendra pas non plus le risque d’être puni pour nous avoir aidés. Il a préféré ne pas prendre parti.

Aymeric vivait pour ses propres intérêts, comme beaucoup. Mava le traitait gentiment de vieux filou cupide, avec sa dent en or qu’il exhibait comme un trésor. Elle eut une pensée amère envers le transporteur.

Derrière elles, Valie ne pipait mot. Elle gardait les yeux rivés sur le sol, ce qui ne l’empêchait pas de trébucher de temps à autre. Il lui devenait de plus en plus pénible de soulever ses pieds gelés, dans ses chaussures qui prenaient l’eau, mais elle ne disait rien et ne semblait même pas penser.

Quand leurs membres furent rendus rigides par le froid, Alba décida d’une halte. Le ciel nuageux ne laissait percer aucun rayon de soleil. La brume s’était opacifiée et le paysage se trouvait plongé dans une atmosphère vaporeuse et blanchâtre. C’était à peine si elles distinguaient où elles menaient le brancard.

Sur le bord de la route de terre se profila un cimetière de voitures. Les carcasses vides et rouillées avaient été dépecées de la moindre parcelle de matériel utile. Les portes des automobiles béaient ou avaient été arrachées. La végétation se frayait un chemin dans les capots ouverts. Alba avait fouillé chaque coffre de ces engins, chaque boîte à gants. C’était pour elle une vision familière, un point de repère.

— D’ici une heure environ, nous pourrons faire une halte dans la maison au lierre, annonça-t-elle aux autres.

Mava fouilla dans ses souvenirs. Un portail flanqué de deux colonnes et surplombées de têtes de cerf apparut dans son esprit.

— C’était un domaine de chasse, avait dit sa mère, mais d’autres fouilleurs ont raflé les fusils et les couteaux.

Mava ferma les yeux, fit le vide, et laissa les images se former derrière ses paupières : un hideux carrelage jaune, une forte odeur de poussière et une pièce interdite. C’est ce qui les attendait.

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