Mava - II - Le silo

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— Y se passe quoi ? gueula dans la nuit une voix masculine.

Mava ne le savait pas encore, elle courait en direction du cri. La voix désarticulée s’était tue, mais la jeune fille sentait encore la chair de poule hérisser sa peau. Les pans de son caban frottaient sur son pantalon de toile. La montée en pente douce chauffait ses cuisses dans le froid de la nuit. Essouflée, elle ralentit l’allure à l’approche de la faible lumière des lampadaires, dans laquelle une silhouette se trouvait roulée en boule. Avec précaution, les sens aux aguets, elle s’accroupit près du corps parcouru de tremblements.

— Ça va ? s’enquit-elle.

Pour toute réponse, la jeune femme entendit de faibles gémissements. Elle tira sur l’épaule à sa portée pour mettre le visage de l’inconnu sous la lumière. Ses propres traits se fermèrent en découvrant Vald. Cet imbécile ne manquait jamais une occasion de la taquiner ou de lui faire peur. Si leurs mères n’étaient pas amies de longue date, elle lui aurait volontiers flanqué une gifle ou deux. Vald était pour elle comme un cousin pénible, dont elle supportait la présence.

— Si tu me fais une de tes sales blagues, je te préviens que je t’en colle une.

Le jeune homme ne répondit pas, n’eut pas un rire, ne poussa pas un cri pour l’effrayer. Mava écarta les mains qu’il tenait plaquées sur son flanc, et découvrit avec horreur une tâche sombre et humide.

— Tu as été attaqué ? demanda-t-elle, la gorge serrée, à un Vald qui tremblait de plus en plus.

Le bruit d’une course la fit sursauter et tomber en arrière. L’agresseur revenait-il à la charge ? Mava tira de sa ceinture un poignard à la lame courte et au manche ouvragé. Les contours de la silhouette bossue de Jorda se dessinèrent dans le halo du lampadaire. La jeune femme souffla, soulagée, et rangea son arme.

— Merde alors ! lâcha le revendeur d’alcool, qui fixait Vald de ses petits yeux stupides. Mon gars, y t’es arrivé quoi ?

Jorda n’était certes pas un mauvais bougre, mais il ne respirait pas l’intelligence. Mava n’appréciait pas vraiment sa compagnie, mais son alcool réchauffait les nuits d’hiver.

— C’toi qui l’a mis dans c’t’état ? s’insurgea-t-il de son élocution déformée par ses dents mal implantées.

La silhouette biscornue de Jorda, avec son épaule plus haute que l’autre, projetait son ombre sur elle. Mava ne se laissa pas impressionner.

— Non, ça n’est pas moi, se défendit-elle, le menton relevé en signe de défi.

Jorda fixa le poignard à sa ceinture. Son front bombé se plissa sous les quelques mèches filasses, d’un blond sale, qui le couvraient.

— Te fais pas mal à la tête, je ne l’ai pas attaqué. Il y a des morts-la-faim dans le coin, on ne peut pas le laisser dehors, aide moi.

Le gaillard réfléchit quelques instants avant de grommeler quelques paroles incompréhensibles. Il se pencha sur Vald et passa le bras valide du jeune homme par-dessus son épaule bossue. Il voulut le mettre sur ses pieds, mais Vald se mit aussitôt à hurler.

— Tu lui fais mal ! s’insurgea Mava.

— J’le vois bien idiote ! cria-t-il pour couvrir la plainte du blessé.

Mava craignait qu’ils ne restent plus longtemps à découvert, aussi ravala-t-elle une réplique cinglante et aida Jorda à transporter Vald dans le silo.

L’air se rehaussait de quelques degrés dans l’immense construction d’acier. Une plateforme grillagée desservaient les centaines de caissons de stockages incrustés dans les murs. Leurs pas résonnèrent dans le silence des lieux. Ils marchèrent avec lenteur vers les lanternes rassemblées au centre de la plateforme. Onelle apparut dans le champ de vision de Mava. Elle se tenait droite, ses yeux d’ambre braqués sur eux, ses fins cheveux blond attachés en queue de cheval basse. Derrière, les garçons jouaient aux cartes sur une table bancale, assis sur des seaux retournés. Onelle s’élança à la rencontre du blessé et de ses porteurs, suivi par le regard bleu de Bard, qui lâcha ses cartes avec précipitation.

— Qu’est-ce-qu’il a ? demanda Onelle d’une voix concernée, arrivée à leur hauteur.

Mava reconnut bien là ses réflexes de future guérisseuse. Ils firent glisser Vald sur le sol et elle s’agenouilla pour évaluer l’état de ses plaies.

— Y parle pu, mais elle, elle y était quand j’suis arrivé, avec un couteau.

Jorda désigna Mava d’un signe de tête. La douleur dans les reins de la jeune femme s’était réveillée. Elle se cambra, les mains dans le bas du dos, consciente du regard interrogateur de son amie posée sur elle.

— Je l’ai entendu crier, rectifia Mava en se redressant. J’ai pensé qu’il avait été attaqué par un mort-la-faim et j’ai sorti de quoi me défendre.

Onelle acquiesça et déchira un peu plus la tunique de Vald pour dégager ses blessures.

— Il faut nettoyer au plus vite.

— Tu la crois toi ? s’insurgea Jorda.

Mava lui lança un regard noir.

— Pourquoi je l’aurais attaqué ? Imbécile.

Elle avait lâché le dernier mot entre ses dents, mais le revendeur d’alcool l’avait entendu. Il ouvrit sa bouche déformée pour répondre, quand Onelle le coupa :

— Va plutôt nous chercher de quoi désinfecter ses blessures et des tissus pour les pansements.

Jorda et Mava se jaugèrent du regard. Maugréant, le gaillard finit par céder et s’éloigna, armé d’une lanterne. Les deux autres garçons de la bande s’étaient approchés en silence. Dorah, un adolescent à l’implantation de cheveux hasardeuse, pencha sur Vald son bec de lièvre et poussa une exclamation —  accompagnée de postillons — devant ses plaies.

Mava le fit reculer et il tituba vers l’arrière, laissant la place à Bard, le beau jeune homme au regard azur.

— Il va s’en sortir ? demanda-t-il à Onelle.

Le front du blessé se couvrait de sueur et ses tremblements redoublaient d’intensité.

— Il est brûlant de fièvre, répondit la jeune guérisseuse, une main sur son front. J’ai besoin de plus de lumière.

Bard hocha la tête et partit en quête du reste des lanternes.

— Je ne vais pas pouvoir recoudre ça, murmura Onelle à Mava, qui venait de s’accroupir près d’elle.

Guidée par son amie, elles utilisèrent les lambeaux de la tunique de Vald pour faire pression sur la plaie.

— Ça calmera un peu l’hémorragie, informa la guérisseuse, les mains couvertes de sang.

Elle chercha des yeux Jorda, précédé par le tintement de ses bouteilles. Il laissa tomber devant elle un tas de chiffons troués, à l’aspect douteux. Onelle les imbiba de liquide et se mit à nettoyer les balafres sur les bras du blessé.

— Il faut aller chercher les adultes, décida Bard, de retour avec les lanternes, qu’il disposa tout autour de la guérisseuse et de son patient.

— Et si… et si y’a encore des vagabonds dehors ? s’inquiéta Dorah de sa voix nasillarde.

Le revendeur d’alcool cassa une bouteille et lui tendit le tesson.

— Tu les plantes avec ça.

Dorah récupéra l’objet d’une main mal assurée et suivit la marche vers l’entrée du silo. Mava et Onelle entendirent la porte grincer et se refermer. Le silence les enveloppa quelques instants, vite brisé par la guérisseuse :

— La plaie au flanc n’est vraiment pas belle, j’ai l’impression qu’elle s’infecte vite. Il faut que je nettoie mieux que ça.

Elle déboucha une nouvelle bouteille et demanda à Mava de tenir les épaules de Vald. Le liquide tomba en cascade sur la plaie et le jeune homme sembla se réveiller en sursaut. Il se mit à s’agiter tel un poisson hors de l’eau. Elles ne furent pas trop de deux pour le maintenir tranquille. Le pic de douleur passé, ses forces semblèrent l’abandonner et il demeura muet. Son corps couvert de sueur se remit à trembler.

— Son pouls est de plus en plus faible, observa Onelle, deux doigts sur sa carotide.

Mava se laissa tomber sur les fesses. Elle ramena ses cheveux au carré derrière ses oreilles. Elle avait beau se plaindre de lui, Vald était comme sa famille. Jamais elle ne se verrait annoncer à sa mère, Grida, ni à Valie, sa petite-sœur, qu’il ne rentrerait pas à la maison. Sa botte se mit à marteler le sol.

— Ne panique pas, ça ne m’aide pas, fit remarquer la guérisseuse.

Sa respiration se faisait de plus en plus saccadée et Mava se sentit stupide. Les problèmes respiratoires de son amie ne la laissaient jamais longtemps tranquille. Coutrène, la guérisseuse aguerrie de la Coopérative, avait diagnostiqué qu’Onelle ne possédait qu’un seul poumon fonctionnel. À force de subir des soins, la jeune femme avait vu naître en elle l’envie d’en prodiguer. Mava savait que son amie excellerait dans son travail. Son abnégation et sa bonté parlaient pour elle.

Onelle fut saisie d’une quinte de toux. Elle plaqua son poing sur sa bouche, les paupières fermées, le corps tressautant à chacune de ses inspirations.

— Calme-toi, calme-toi, lui chuchota Mava pour l’apaiser.

Elle lui tapota le dos jusqu’à ce qu’elle rouvre de grands yeux mouillés.

— Ça va mieux, indiqua-t-elle d’une voix éraillée, avec un faible sourire.

Le temps s’étira et l’obscurité leur semblait s’épaissir au-delà de la lumière des lanternes. Les yeux de Vald restaient clos et sa mâchoire se contractait en une grimace douloureuse.

Onelle imbiba une nouvelle fois le torchon d’alcool et épongea le front grêlé de Vald. Elle n’aimait pas particulièrement ce garçon, mais il faisait partie de son paysage, au même titre que Jorda ou Dorah.

— Tiens bon, lui murmura-t-elle.

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