Chapitre 4. (de l'importance de créer la surprise pour détourner l'attention)

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L’île de Corfou, c’est une parenthèse plantée entre le bleu de l’Adriatique et celui de la mer Ionienne ; une porte entrebâillée sur l’Orient et dont les racines vénitiennes sonnent jusque dans l’accent des habitants. On a l’impression de pouvoir toucher l’Albanie en tendant le bras tout en se perdant sous le talon de la botte italienne. Une seule grosse ville, Kerkyra, ramassée sur elle-même, autant de clochers que de familles, plus d’oliviers que d’habitants et le reste disséminé en petits villages qui se rejoignaient à dos de mule. Aujourd’hui le tourisme a planté ses hôtels et ses transats le long des plages, rasant dans le même temps cyprès et oliviers à grand coup d’incendies qui n’avaient d’accidentel que la version officielle. L’île avait un nom italien, la ville avait le même, mais en grec, et on pouvait les intervertir à sa guise, une façon comme une autre de se mélanger la langue plutôt que les pieds.

La famille Poulis était installée sur les hauteurs d’une colline à l’ouest de Kerkyra, dans un village surplombant une rivière qui ressemblait plus à un canal étroit qu’à un affluent quelconque et qui se nommait — par prétention autant que par manque d’originalité — le Potamo (« rivière » en grec). Si l’île n’a que peu changé depuis la jeunesse de Maria et Christodouli, le village — baptisé Potamos avec le même manque d’originalité — avait largement eu le temps de s’étoffer.

Potamos, c’était surtout deux églises énormes pour une bourgade si petite et dont les clochers se battaient pour toucher le ciel. Une rue principale les reliait par de larges marches de pierre lisses qui avaient, à elles seules, tordu plus de chevilles que des racines de figuiers. Elles étaient bordées d’une série d'arcades sous lesquelles les habitants sortaient leur table et leur linge.

Un café modeste plantait ses tables au milieu des marches, quelques ruelles étroites et pavées s’échappaient pour se fondre dans un sentier terreux puis se perdre au milieu des ronces, et les jardins s’étageaient en terrasses inégales pour suivre le dénivelé de la colline.

Ce lieu était pour ma mère le joyau caché de son enfance, sa fierté au milieu des cris, des larmes et des cailloux jetés pour se défendre. Avoir ses racines au cœur d’une île ionienne, dans des noms imprononçables et un alphabet illisible, était la preuve qu’Aphrodite avait été heureuse et belle, la preuve que ma mère avait le sang des Poulis dans les veines et pas seulement celui des Sarrazin. Elle nous fit aimer Corfou comme si c’était son île, qu’elle y avait grandi autrement que pendant les vacances, et qu’elle nous la léguerait un jour. Ma sœur et moi découvrions ce pays nouveau non pas en touriste, mais comme des enfants ouvrant dans le grenier une malle aux trésors. Chaque rue de Kerkyra était une carte postale du passé, chaque plage un lieu où nous imaginions notre mère en petite fille sauvage, cheveux emmêlés et jambes écorchées, ramassant des galets ou des crabes. Quand nous l’entendions parler grec, nous étions pendus à ses lèvres, cherchant à comprendre les incantations magiques qui faisaient miraculeusement apparaître dans nos assiettes des brochettes de viandes marinées, des tranches de féta grillées au four ou des gâteaux au sirop d’orange.

Nous tracions les runes obscures avec application et sur tous les supports possibles : depuis ces cahiers d’écoliers bleus aux lignes droites et sans carreaux qu’elle achetait au Marinopoulos du coin, jusque dans le sable des plages en passant par les nappes en papier des taverna, le doigt imbibé d’eau. Nous hésitions sur les différentes écritures du S (ma mère ne nous avait appris qu’à chanter les lettres, sans jamais nous dévoiler leur nom), le G nous résistait dans sa forme capitale, le X aussi tant l’écart de graphie était immense entre majuscule et minuscule. Nous roulions les R comme pas possible, à la limite d’un gargarisme atroce, prêts à cracher notre portocalada. Car une fois là-bas, certaines choses n’avaient pour nous que leur nom grec. Pour rien au monde nous aurions remplacé le gyros de Toni par de la viande grillée, ou traité ses souvlakia de vulgaires brochettes, à moins d’insulter la qualité de sa cuisine et d’en perdre toutes les saveurs. La portocalada n’était qu’un soda à l’orange, tout ce qu’il y a de plus banal, mais en grec, tout sonnait « meilleur ». Étrangement, c’est sans doute par l’estomac que cette langue est entrée en nous, elle prit alors le goût des keftedes, de la féta et du tzatziki. Et bien sûr, de l’huile d’olive.

Il est impossible d’évoquer Corfou sans penser aux oliviers tant ils recouvraient l’île. Ma mère racontait que c’était grâce aux Vénitiens qui payaient une pièce pour chaque arbre planté. Il y avait donc les oliveraies, reconnaissables à l’alignement des troncs étagés et séparés par des murets de pierre, et aux filets noirs qui jonchaient le sol ; puis le reste, sauvage, tarabiscoté, noueux, emmêlé, difficile à atteindre, à récolter surtout, jamais taillé, qui s’étalait jusqu’au sommet du Pantokrator. Ils offraient à l’île sa couleur si particulière, ce vert argenté de leur feuillage, bien loin des cailloux secs aux toits bleus qui flottaient sur la mer Égée.

Les oliviers donnaient aussi à l’île son odeur. Mêlée aux embruns de la mer Ionienne et aux essences d’eucalyptus qui longeaient le port, l’odeur du bois courait jusque dans les rues de la ville où les boutiques de souvenirs comprenaient des tourneurs et sculpteurs, exposant autant de petits objets bruns vernis dont les veines noires traçaient des motifs que ma sœur suivait du bout de l’index. Nous portions chaque bol, chaque bracelet de perle, chaque porte-clé à notre nez, systématiquement surpris de voir notre odorat assailli par un effluve extraordinaire que nous décrivions à tort comme celle de la tomate, tomate que nous n’avions jamais pris la peine de sentir avant qu’elle ne se retrouve tranchée dans l’assiette et résolument baignée d’un large filet d’huile d’olive. C’est ainsi que, pour ma sœur et moi, au lieu de sentir l’olivier, les ruelles sentaient la tomate.

À Potamos, je croise encore des vestiges d’anciennes églises orthodoxes aux murs blanc fané, envahies de ronces ; ou de vieilles maisons dont la pièce unique, ouverte aux vents et aux pluies, n’accueille plus qu’un figuier d’Inde dégueulant d’épines et de fruits. Nous y allions autrefois avec ma sœur, pour en cueillir les trésors sucrés et nous payions notre gourmandise de centaines de petites pointes vicieuses, pas plus grosses qu’un cil, mais qui transformaient nos tee-shirts en boule de poil à gratter. Si la victoire possède un goût, c’est celui de la figue de Barbarie, celui du mérite et de l’adversité.

Au milieu de ces ruines encore disséminées par-ci par-là, je devine le décor que la famille Poulis habitait, chaque demeure d’origine préservée comme un sanctuaire, entretenue par les générations qui se sont rajoutées au fur et à mesure. Tout commença dans la maison de mon arrière-arrière-grand-mère. C’est une dalle en béton fendue et irrégulière, quatre murs de chaux et une séparation. Le luxe d’une chambre que mon aïeule réserva pour ses cinq enfants, comme si tout allait par cinq chez les Poulis. Contre un des murs reposent les vestiges d’un poulailler que personne n’a pris le temps de déblayer. Les volailles caracolent dans le jardin, elles n’ont gardé qu’un nichoir dans un trou garni de paille pour y pondre, le tout vaguement cadré par des piquets de bois pourri par les années. La vigne, elle, est morte la même année que la vieille matriarche.

Dans la maison familiale, j’ai trouvé une photo de La Nona où elle trône sur la terrasse, son habit noir de veuve grecque lui donnant des allures de sorcière, la tête sagement voilée et le visage plus ridé qu’un chêne-liège. Elle doit avoir au moins cent ans sur cette photo, et plisse les yeux comme si la lumière du soleil était déjà trop pour elle. Elle ressemble à une momie que ma mère, cinq ans à peine et la tête auréolée de grosses boucles, tient par la manche sans cacher son inquiétude. En recoupant les récits de chacun pour démêler les mystères qui entourent cette arrière-arrière-grand-mère, il me semble que La Nona fut toujours ainsi : une sorcière en deuil excepté qu’elle ne fut jamais veuve. C’était une femme sèche comme une souche d’arbre, élevée dans cette tradition à la fois machiste et matriarcale qui faisait l’essence de l’île et donnait à chacun une place bien définie. Elle n’avait connu que cela d’ailleurs, son île, son village et son rôle. Si personne ne vantait sa beauté — je sais que theios Panos, son fils aîné, lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, preuve qu’elle était loin d’être belle —, elle eut forcément, à une époque, le charme de la jeunesse. Peu s’en souviennent, se rappelant surtout qu’elle était solide, les hanches larges et la poitrine pleine, fière des cinq enfants qu’elle avait offerts à son mari Giorgos, même si la polio donna à sa première fille une démarche de boiteuse. La petite poussa tordu comme un olivier, noueuse de partout, et ce fut sans doute à cause d’elle que Giorgos cru bon de faire entrer Ypata dans la maison.

Ypata était jeune, belle et innocente. C’était surtout une étrangère venue du continent sinon, comment expliquer qu’elle ait accepté de travailler dans la maison de La Nona ? Car malgré ce surnom de « Nona » dont tout le monde l’affubla dès son enfance, la matriarche n’était la marraine de personne. Et Ypata, ignorante de cette île et de ses habitants, des accents italiens qui peuplaient leurs phrases et leurs expressions comme de leurs vieilles légendes antiques, ne soupçonna pas que « Nona » n’était pas seulement une marque de respect, mais le nom latin de Clotho. Plus facile à dire et à entendre, plus subtil, un nom très ancien et qui avait tant d’autres significations qu’on en venait à oublier que La Nona était pire qu’une sorcière, c’était une Moire, une fileuse de destin.

Personne ne savait depuis combien de temps elle demeurait au village, mais il était d’usage que chaque naissance passât par elle. Tout bébé lui était systématiquement présenté comme un signe d’obligation plus encore qu’une quête de bénédiction, même lorsque, petite fille, elle n’y comprenait rien. Elle se pliait toutefois au rituel avec beaucoup d’application, consciente de l’importance qu’elle revêtait aux yeux de tous, fière même de toute cette attention, tandis que ses deux sœurs redoutables surveillaient la scène dans son dos.

Un jour, une femme avait refusé de mener son nouveau-né devant les Moires et le nourrisson était mort dans son sommeil sans aucune explication. Depuis, qu’importait si personne ne se souvenait du nom de cette pauvre mère, toute vie se soumettait au jugement des trois sœurs. Mais la peur de les rencontrer prenait parfois le pas sur la crainte de les offenser. C’était donc Clotho qu’on regardait, Clotho et son visage si commun, si peu séduisant qu’il était moins difficile de supporter sa présence tandis que ses deux sœurs étaient bien trop conscientes de leur pouvoir, la dernière surtout, l’intransigeante Atropos.

Leur père élevait des brebis sur les collines et faisait boire son troupeau aux berges du Potamo. Tout naturellement, ses trois filles se chargèrent de traiter les toisons. Clotho, l’aînée, filait la laine propre, prenant le temps de la démêler et de la brosser, de séparer les brins pour mieux les tourner les uns sur les autres jusqu’à obtenir un long fil qu’elle tendait sur son écheveau. Et recommencer. Une gestuelle apprise dès l’enfance, transmise par les femmes de sa famille. Lachésis, la cadette, teignait les paquets de laine et tissait parfois des tapis aux motifs géométriques qu’elle avait la patience de dessiner rang par rang, nœud après nœud. Quant à Atropos, la plus jeune, outre qu’elle lavait les toisons, elle avait pour rôle de calibrer les écheveaux qui seraient vendus en ville. Une longueur pour un prix. Elle tranchait les fils de ces longs ciseaux, s’assurant qu’aucune bobine ne contiendrait plus que les autres. Mais au-delà de leur ouvrage, tout le village savait que les trois sœurs tissaient les vies comme bon leur semblait. Tant de signes avaient confirmé ce que leurs noms et leur travail laissaient présager. Des femmes stériles étaient devenues fécondes après leur avoir acheté une ou deux bobines. Des amours perdues s’étaient retrouvées grâce à un de leur tapis. Des hommes dans la force de l’âge étaient morts d’un coup de ciseaux rageur. Pire que des sorcières, des Moires vivaient au cœur du village, si puissantes que même les popes n’osaient les défier, tolérant que leurs fidèles leur rendissent hommage avant de se présenter à l’église d’Aghios Varvaros ou d’Aghia Eleousa.

Les villageois défilaient devant les sœurs tandis qu’elles travaillaient, inquiets des ciseaux brillants d’Atropos, se tordant le cou pour entrevoir les broderies de Lachésis, tentant de deviner leur fil au milieu du motif, avant de se concentrer sur Clotho et sa gestuelle répétitive, hypnotique et apaisante. Quand La Nona était encore Clotho, qu’elle n’était qu’une petite fille, elle se sentait flattée de tant d’égards, pétrie d’un pouvoir qu’elle ne saisissait pas pleinement et dont elle ignorait la maîtrise. Elle se contentait de hocher la tête et de sourire bêtement à des visages poupins aux yeux fermés, mais en grandissant, elle sut que cela ne suffisait plus. Avec leurs offrandes et leurs plaintes, les villageois attendaient autre chose. Alors, pour toute naissance, elle remettait une bobine soigneusement calibrée par Atropos. C’est ainsi qu’elle devint La Nona (la marraine en grec et le nom latin de Clotho).

Certains se présentèrent avec des cadeaux plus riches dans l’espoir de ramener un écheveau plus gros, mais Atropos ne cillait pas et tranchait d’un coup sec la laine que Clotho venait de filer. Chaque vie se voyait confier sa bobine, comme chaque baptême se voyait confier un nom. C’était l’ordre : les Moires d’abord, et Dieu ensuite. Puis, les jeunes gens du village eurent l’idée d’apporter leur fil à Lachésis, espérant ainsi fléchir leur destin, conscients qu’elle serait obligée de le couper pour le tisser ou que chaque nœud était une perte de longueur. C’était le prix. Alors Lachésis s’appliquait sur son métier, intégrant petit à petit à son ouvrage tous les habitants de Potamos et des fermes alentours.

Ce fut au milieu de cette toile immuable, aussi vieille que les clochers des deux églises, qu’un jeune homme tout neuf, avec un beau costume brun tout neuf, une voix toute neuve aux accents rocailleux qui rappelait les hautes falaises des Météores et la pierre sèche du Nord, vint se reposer à l’ombre d’Aghios Varvaros. Il avait marché depuis Kerkyra avec ses belles chaussures neuves en cuir verni que la poussière des chemins avait à peine réussi à ternir. Il avait longé le Potamo et ses roseaux, se laissant guider par son ombre fraîche jusqu’à franchir le pont et suivre la route principale. Il avait gravi la colline qui bordait le cours d’eau et certains l’avaient vu se pencher par endroit pour saisir dans sa main de jeune homme tout neuf une motte de terre grasse, d’un brun plus foncé encore que son beau costume neuf, l’effriter entre ses doigts, la porter à son nez, puis à sa bouche pour la goûter du bout de la langue. Et c’était surprenant de voir ce jeune homme aux cheveux ondulés, qui sentait la ville et le propre, avoir des manières de paysan.

Il avait le même nom que le prince Giorgos II, c’était l’été et comme souvent, la famille royale séjournait au palais de Mon Repos. Il n’en fallut pas plus pour que les bruits les plus fous se mettent à courir entre les maisons du village. Le prince en personne avait étendu ses jambes devant lui, sur le banc au pied des marches d’Aghios Varvaros. Et qu’importe que ce prénom fût sans doute le plus répandu de Grèce, que le village comptât lui aussi pas moins de huit Giorgos, et que deux générations plus tard, il y en aura le double dans la plus pure tradition grecque de baptiser les petits enfants comme les grands-parents créant ainsi un abus des diminutifs peu commun dans d’autres pays. Il me fallut plusieurs années avant de comprendre que theio Panos et le cousin Takis s’appelaient tout deux Panagiotis, que theia Koula était le surnom de Kiriaki, ou encore que mon cousin Akis était (sans aucune logique phonétique) Giorgos Poulis, petit fils du premier Giorgos Poulis qui, au mois d’août 1920, avait fait le trajet depuis Kerkyra jusqu’au centre de Potamos et cherchait un peu de fraîcheur pour ne pas transpirer dans son costume tout neuf.

Cette nouveauté qui embaumait Giorgos Poulis échappa complètement à la vigilance de Lachésis, ses pensées flottant bien loin de son tissage qu’elle exécutait avec l’automatisme des gestes sûrs. Elle mit donc un temps immense à remarquer ce fil brun perturber un motif qu’elle répétait depuis si longtemps qu’elle ne le voyait plus. Mais une fois présent, c’était trop tard. Il avait pénétré la toile en profondeur, contrastant de sa couleur comme de sa matière et traçant une ligne déjà franche, comme une cicatrice dans le dessin. Elle essaya de le tordre pour le reléguer au fil de trame, mais il était déjà trop avancé dans le sens du tissage et il pliait à lui la toile entière. Elle tenta de le nouer pour l’effacer sous les autres couleurs, mais systématiquement, les nœuds vrillaient et finissaient par se défaire. Elle chercha en vain son origine, cet instant d’inattention qui permit à l’intrus de pénétrer dans leurs vies. Car elle voyait bien où il se dirigeait, elle sentait vers quel fil en particulier il amorçait son approche, ce fil brun tout neuf surgi de nulle part et incapable de se lier aux autres. Plutôt que de le laisser s’enfoncer plus loin dans le destin du village, elle interrompit son tissage, purement et simplement sans comprendre, sinon trop tard là aussi, que ce geste attira plus encore l’attention qu’elle voulait éviter.

Au silence du métier à tisser, les deux autres Moires levèrent aussitôt le nez de leur ouvrage. Et Clotho, innocente Clotho qui était l’aînée certes, mais dont le pouvoir avait épargné la candeur, loin des affres de la solitude et du mépris craintif des villageois ; Clotho au don délicat d’offrir la vie sans l’influencer ni même la reprendre ; douce Clotho devenue La Nona, jeune marraine de tous, sauta de sa chaise, délaissant son rouet pour rejoindre une Lachésis blêmissante, tentant de cacher la toile de ses bras frêle. C’était pire que tout, la preuve qu’un évènement s’était produit, enfin quelque chose de différent qu’il fallait absolument découvrir. Les bras de Lachésis furent d’une inutilité jamais vue auparavant chez cette femme si habile tant le motif sembla se glisser de part et d’autre de sa peau. Et naturellement, le fil brun tout neuf sauta de la toile comme une évidence, si forte et puissante que ce fut la première fois qu’une des Moires sortit seule de la maison pour rejoindre en courant le centre du village.

Atropos se pencha à son tour sur la toile tandis que les mains de Lachésis retombaient, vaincues par un destin qu’elles ne pouvaient fléchir. La plus jeune des Moires fixa longtemps ce fil étrange, comme si elle cherchait un endroit ou glisser ses ciseaux pour le trancher sans écrouler l’ensemble. C’était un pouvoir terrible que le sien, qui forçait à la droiture et à l’impartialité. Il lui fallait peser chaque geste, la moindre maladresse était intolérable, et cette rigueur avait fait vieillir Atropos bien plus vite que son âge. Sa grande taille, son visage dur et impénétrable, lui conférait la place d’aîné que Clotho si petite et si candide lui laissait volontiers.

Les deux sœurs partagèrent leurs inquiétudes en silence, qu’auraient-elles pu dire d’ailleurs ? Comment décrire cette angoisse sourde qui les habitait, cette crainte indéfinissable de l’avenir alors qu’elles en étaient les instigatrices ? Car les Moires étaient les tisseuses du destin, mais jamais encore ce destin ne les avait directement concernées. Elles étaient trois et devaient être trois, dans un équilibre parfait. Elles étaient inséparables, inéluctables, et pourtant, l’une d’entre elles venait de quitter la maison, seule. Alors pour la première fois, l’avenir devint une chose obscure et incontrôlable.

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