Chapitre 5. (ou l'art de dévaler une colline quand on ressemble à un rocher)

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La rumeur filait plus vite que les courtes jambes de Clotho. Celle du prince Giorgos II en visite impromptue se diffusait doucement comme une onde circulaire depuis le centre du village lorsqu’elle fut troublée par celle qui annonçait qu’une Moire avait délaissé les fils du destin. Deux rumeurs aussi imposantes qui se percutent la même journée, cela faisait beaucoup pour un village aussi paisible. Mais Sophia était formelle, elle l’avait dit à Vassili qui d’ailleurs l’avait vue lui aussi, et le vieux Theodoros avait faillit en perdre sa canne et se casser une jambe. Les poules de Nina en étaient mortes de peur, oui oui, mortes de peur ! Mais Nina n’a pas de poules… Justement, elles sont mortes bien avant, elles l’ont senti venir, les animaux ça sent ces choses là ! Oh Popo ! Il faut prévenir le Pope ! Il faut rentrer les enfants ! Oui mais le prince… il faut bien sortir nos filles si le prince est ici ! Les filles, ça craint les sorcières ? Les hommes les craignent en tout cas. C’est pas une sorcière, c’est une Moire, c’est pire ! Si les Moires choisissent le prince, personne ne pourra l’avoir ! S’il veut pas ? Il voudra. Mais s’il veut pas quand même ? Il n’aura pas le choix, personne ne résiste au destin. Donc faut rentrer nos filles : mieux vaut une vierge en vie qu’une épouse morte ! Oh Popo ! On a prévenu le Pope ? Il se cache dans l’église. Ah non ! Il est sur la place avec son chapelet. Tu es sûr ? On m’a dit. Moi aussi on m’a dit. C’est laquelle qui est sortie ? Qu’est ce que ça change ? C’est La Nona. C’est la moins pire ! C’est aussi la plus moche ! Mais tais-toi, tu vas attirer le malheur ! On prévient le prince ? C’est pas le prince. Si ! c’est le prince, c’est la sœur de Nina qui l’a dit. Eleni ? Elle sait pas reconnaître des poules, comment veux-tu qu’elle reconnaissent un prince ! Mais puisqu’elles sont mortes les poules ! Un prince et une sorcière, ça peut se marier ? Il s’appelle Giorgos comme le prince ! Moi aussi je m’appelle Giorgos ! Toi, tu n’as plus de dents ! Et alors ? les princes aussi perdent leurs dents un jour !

La rumeur enfla tellement que le Pope dû sortir de l’église, son ventre précédent le reste de sa personne, les bras croisés dans son dos et les doigts égrenant machinalement un chapelet en céramique bleue. Il descendit les marches en se dandinant pour s’asseoir sur le banc à côté du jeune homme tout neuf et attendit en silence, un petit sourire caché dans son énorme barbe.

La rumeur continua pendant tout le temps où la pauvre Clotho s’emmêlait les jambes dans sa course folle. La jeune fille aurait pu marcher tout simplement, Giorgos Poulis, qui n’était pas de sang royal, ne serait pas allé bien loin tant les ragots avaient attisé sa curiosité. Il était rare de croiser une sorcière, encore plus rare de croiser une Moire, alors il tendit une cigarette au pope et patienta, trop désireux de rencontrer le destin en personne.

Le destin en marche est une chose très bruyante qui force tout le monde à se tenir à l’écart, pour cela que les jeunes filles du village étaient sagement cloîtrées chez elles. Mais sous les tonnelles des terrasses et devant les porches des maisons, personne ne se doutait que le destin qui court pouvait prendre des allures aussi ridicules. Car Clotho était toute petite, courte sur pattes et large de hanche, il semblait que toute sa féminité avait élu domicile dans son postérieur. Sa poitrine généreuse rétablissait l’équilibre dans une harmonie relative et sa course folle faisait sautiller le tout. Même sa robe ne masquait pas les rebonds qui accompagnaient chaque pas. Ce fut ainsi, quasi débraillée et haletante, qu’elle déboula comme une brebis affolée. Elle en avait l’odeur d’ailleurs, à force de tondre celles de son père et de travailler leur laine, et le poil aussi, car quelques fibres s’attachaient dans ses cheveux décoiffés.

Installé au pied des marches, sur un banc de fer vieux comme cette histoire, il est facile d’imaginer la jeune Clotho reprenant son souffle, les joues rouges de honte et d’avoir couru. Elle devait avoir piètre allure la pauvre, sa blouse blanche collée de sueur aux aisselles et sous sa poitrine, sa jupe poussiéreuse remontée sur ses chevilles, mais ce fut sans doute ce qui amusa Giorgos : jamais il n’avait imaginé que le destin pouvait être si petit ni avoir de si gros seins !

Hormis son pouvoir et les croyances qui l’entouraient, Clotho était comme toutes les jeunes filles de l’île, une recluse aux manières rustres qui ne savait rien du monde et encore moins des hommes. Sans mère pour les chaperonner et leur père perdu dans les collines avec ses brebis, les trois sœurs vivaient cloîtrées, en retrait du village et de ses animations. Alors que dire à un jeune homme aux belles manières de la ville ? Que dire à n’importe qui d’ailleurs quand le cœur s’emballe, dépassant les jambes et traçant dans son coin une route qu’il est seul à connaître ?

Cette tachycardie subite tenait sans doute plus de la course magistrale à travers la colline et le village que d’un sentiment profond et sincère envers un parfait inconnu, au sourire charmant certes, mais néanmoins inconnu. La jeune femme était si innocente de tout, même d’elle-même, qu’elle ne put que confondre effort et émoi, et son esprit s’emballa de plus belle, victime d’un des plus grand mensonge de l’humanité : “quand on aime, on le sait !” Clotho apprendra à ses dépends que quand on ne sait rien, on ne sait pas plus aimer ou être aimé que le reste.

Celui qui deviendra mon arrière-arrière-grand-père se cherchait une place dans le monde. Giorgos était un fils de paysan qui sentait la terre mieux que son père et le père de son père avant lui. Il savait à la forme des terrains, à l’aspect des roches, où l’eau coulait et où elle venait à manquer. Il lisait dans les plantes qui tapissaient les sols, les endroits que l’hiver épargnait et ceux où l’été pesait comme l’enfer. Mais il voulait autre chose que son père et le père de son père avant lui, que ces générations d’hommes au dos courbé et aux genoux si tordus qu’ils ne pouvaient jamais se toucher. Il voulait un nom. Un nom qui ferait oublier le nom d’oiseau qu’il traînait après lui depuis des générations, poulis pouvant désigner autant l’aigle majestueux qui planait dans les canyons des Météores que la pauvre poule décharnée qui traînait des mois plus tôt dans le jardin de Nina avant de crever dans sa merde. Et pour se fabriquer un nom, il fallait un endroit où personne ne connaissait les Poulis de Kalambaka, un endroit où l’oiseau n’était pas volage. Mais il fallait aussi un lieu où l’envol était possible, un carrefour entre les pays, les cultures, un terreau fertile où toutes les opportunités pouvaient se réunir si on savait s’y prendre. Et Giorgos Poulis savait s’y prendre. Il avait la main plus verte que son père et le père de son père avant lui ; il connaissait la terre dans un monde où la terre était à la fois la plus grande des fortunes et le plus sûr moyen de n’être rien. Les grands de ce monde n’avaient pas le dos courbé ni les genoux si tordus qu’ils ne se touchaient jamais. Les noms qui comptaient dans ce pays, n’avaient pas les mains sales, les ongles crades de ce noir impossible à décrasser, qui s’incruste sous la peau, qui rentre dans le sang. Les grands de ce monde étaient dans les palais des villes et leur jardin servaient à se promener, pas à se nourrir. Mais qu’aurait-il fait dans un palais ? comment même aurait-il pu y glisser un pied ?

Corfou devint une évidence. Corfou la vénitienne, la grecque, la française, l’anglaise. Corfou dont les hauteurs laissaient apparaître le marbre blanc d’un palais impérial, dont le port était protégé par deux forteresses, dont la ville abritait la résidence de la famille royale. Isolée et au cœur de l’histoire, l’île des Phéaciens était une promesse posée sur la mer Ionienne. Une terre fertile aussi recluse que tournée vers le reste de l’Europe.

Giorgos avait rejoint le port de Kerkyra par le bateau qui assurait la liaison entre l’île et le continent depuis Igoumenitsa. Il s’était perdu dans les ruelles de la ville, sur l’esplanade du vieux fort, les colonnes du palais du gouverneur, les arcades du Liston. Dans un même regard se logeait un temple antique, des remparts vénitiens, la pelouse anglaise du terrain de cricket et une avenue parisienne. En second plan, des ruelles italiennes au linge pendu entre les fenêtres et le clocher orthodoxe d’Agios Spiridon, achevaient un tableau des plus cosmopolites.

C’est en s’éloignant de la ville par le nord et en longeant la côte que Giorgos trouva l’embouchure du Potamo, sur la plage d’Alikes où les méandres de la rivière teintaient la mer en vert. Comme son père et le père de son père avant lui, Giorgos savait que l’eau douce était l’or de la Grèce. Certaines îles plus au Sud en était totalement dépourvue, une roche calcaire, blanche et poreuse où rien de correct ne pouvait pousser sinon une vigne plus tordue qu’un olivier. Alors il remonta la rivière le long de ses berges foisonnantes, bien conscient aux plantes qui les garnissaient que toute cette zone était inondable et terriblement fertile.

Il marcha en prenant tout son temps, observant les rigoles creusées par le ruissellement des pluies, imaginant les vergers d’orangers qui pourraient pousser en amont, les versants où le soleil baignerait des vignes ou des champs d’oliviers selon le sens du vent. Plus il avançait, plus il voyait cette terre comme une vierge qui n’attendait que sa main pour être façonnée selon son plaisir. Car si quelques maisons rudimentaires étaient accompagnées d’un potager, la plupart des jardins n’étaient qu’herbes hautes traversées de lianes et de larges feuilles courant sur le sol, abritant par endroit des pastèques et des melons gros comme des têtes d’hommes et qui tentaient de mûrir sous les becs voraces des tortues. Il en avait croisé tellement le long du chemin qu’il avait cessé de les compter, elles avaient à leur disposition tous les champs possibles, passant de l’un à l’autre sans être inquiétées.

C’était des bestioles solides et déterminées, dont la carapace s’ornait de plaques tantôt brunes, tantôt vertes, tantôt noires, tantôt un petit mélange des trois. Certaines étaient grosses comme des casques de soldat allemand et crapahutaient dans les herbes à une vitesse qui faisait mentir leur âge canonique. Que ces tortues d’Hermann regnassent avec autant d’aplomb et depuis plus de cinquante ans sur les terres qui bordaient la rivière était à la fois le résultat d’une abondance exceptionnelle et de la négligence des habitants. Ici, tout poussait sans la main de l’homme alors pourquoi se fatiguer ?

Plus Giorgos Poulis s’éloignait de la côte, plus il constatait la domination de ces cailloux vivants, nullement inquiétés de son passage, peu enclin à se laisser rattraper par leur statut de nuisible. Il nota de débarrasser son propre champ des tortues et de clôturer ses parcelles. Car plus Giorgos pénétrait l’île en suivant sa rivière, et plus il savait que ce serait ici, sur ces collines en pente douce où ne régnaient que les brebis, les tortues et les oliviers, qu’il bâtirait les pierres de son nom. Il le sentait mieux que son père et le père de son père avant lui ne l’aurait senti.

Il quitta les berges pour suivre le sentier qui menait au hameau, guidé par le clocher d’Aghia Aleousa. Il demanda le nom du village à une veuve qui tirait son âne pour le faire avancer et ce fut sans doute à cet instant qu’il se présenta, Giorgos Poulis, avant de déambuler dans les ruelles de Potamos. Il entendit dans son dos l’écho des murmures qui commencèrent à le suivre, le poussant doucement, avec trop d’égard pour un fils et petit-fils de paysan. La rumeur se diffusa lentement, l’escortant comme le cortège d’un prince. Un Prince ! Rien que ça ! Et pourquoi pas le Kaiser en personne ! Il est grec le Kaiser ? Mais non andouille ! Et qu’est-ce qu’il ferait ici le Kaiser d’abord ? Il a pas son fauteuil personnel sur son caillou là-haut ? Il s’asseoit sur les cailloux ? C’est pas un peu dur pour le cul d’un Kaiser ? Il paraît qu’il s’est fait construire un fauteuil en plus de son palais ! C’est bizarre non de construire un fauteuil en plus d’un palais, y’avait pas la place dans le palais pour un fauteuil ? Tu sais les rois et les empereurs, c’est pas des gens comme nous ! Le Kaiser, il était avec les Français ? C’est pas un allemand ? Les français, je m’en souviens, ça fait un moment qu’ils sont partis ! J’étais bien jeune et on les voyait dans le fort en garnison. Puis, un jour ils ont décampé comme ils étaient venus. Le temps de construire deux rues et plus personne. Sont pas revenus après la dernière guerre ? Si mais, ils avaient pas les mêmes costumes. Moi, je m’en souviens de ceux-là, ils nous ont aidé pour les Serbes. Le Kaiser était avec les Serbes ? Non avec les Allemands on te dit. On a eu des Allemands sur l’île ? Je crois pas, les Allemands c’est les seuls qu’on a pas eu je crois. Pourquoi on a un palais à eux alors ? N’empêche que ça fait loin pour juste poser son cul ! Maintenant il s’en fout, il est mort ! Et qui c’est qui pose son cul sur le fauteuil alors ? Les gens qui vont au palais de l’impératrice. Je croyais que c’était celui du Kaiser. Moi, je croyais que le fauteuil était pas dans le palais. Ben non, il est à côté. C’était pas le palais d’Achille ? Achille, c’est sûr qu’il est mort. L’impératrice aussi. Si ils font que mourir dans ce palais, personne va y aller ! Comme dans le jardin de Nina, paraît que toutes ces poules sont mortes. Ah oui, mais ça, c’est plus grave ! Tu sais pas ce qui est en train de descendre la colline ?

Giorgos s’amusait que personne n’eût retenu le patronyme de Poulis, restant bloqué sur un prénom que le tiers des hommes de ce pays devaient porter. Qu’importe, c’était un prénom royal ! Décidément, il avait trouvé l’endroit idéal pour se construire une place. Si, en outre, le destin lui-même déboulait de la colline pour le rencontrer, il n’allait certainement pas s’y opposer.

Tandis qu’il patientait, il découvrait à l’ampleur des bruits que cette fameuse Moire était sans doute la personnalité la plus puissante du village. Quand le pope lui-même sortit de son église pour profiter du spectacle à venir, Giorgos prit une décision qui scellera à jamais l’histoire de notre famille. Quelque fût la personne que le destin lui envoyait, il l'épousera. Comme il savait lire la terre mieux que son père et le père de son père avant lui, il savait qu’il n’était rien ni personne, sinon un jeune homme tout neuf avec un nom de prince et un sourire charmant, et que la terre se gagne par alliance quand on n’a pas d’argent. Il savait surtout qu’il voulait garder le dos droit et les genoux alignés.

Le destin lui envoya une petite femme aussi charnue que naïve, mais aurait-elle était plus belle, que tout se serait sans doute passé de la même façon : la nature de l’oiseau est de voler hors du nid.

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