Chapitre 1. (de la nécessité de soigner son entrée dans le monde)

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Pour parler d’elle, il faudrait parler des quatre sœurs qu’elle a dévorées dans le ventre de sa mère. Il faudrait remonter plus loin encore, aux origines d’un monde qui n’a jamais été le sien, d’une histoire qui déjà était la mienne. Il faudrait avaler les vies comme elle le faisait, les broyer et les mâcher jusqu’à les épuiser tout à fait, qu’elles ne laissent que leur goût dans la bouche et leurs pieds dans l’estomac.

La femme qui n’était pas encore ma mère est née la première. Les médecins ont attendu les autres sans jamais les voir paraître. Pourtant, l’échographie était formelle : cinq filles se partageaient l’utérus de ma grand-mère. Des quintuplées naturelles, une grossesse rarissime, un miracle pour certains, une malédiction pour Aphrodite Sarrazin. Son ventre devint alors sa croix à porter, une masse qui ne cessait de croître pour laisser place aux enfants à naître. Il s’était très tôt transformé en une montagne où la chair se greffait tout autour pour suivre le mouvement, déformant ce corps jusqu’à son prénom et ses augures de beauté. Ma grand-mère cachait entre ses plis de graisse la nostalgie amère d’une déesse lascive. Elle était pourtant belle avant, arborant son nom la tête haute et les seins dressés. Elle en cultivait les mystères, les présages et les symboles, l’exotisme aussi. Elle était belle et plus encore de ne pas le savoir, s’érigeant tout entière contre mon arrière-grand-mère qui, elle, était belle au-delà de tout. Aphrodite était une femme, ce mot brandi sans épithète. Enceinte, elle est devenue une vache énorme prête à vomir ses entrailles. Affalée sur ses oreillers, impotente, elle semblait expulser ses filles par sa peau et sa graisse, mais les petites s’empilaient résolument dans son ventre, bras et jambes noués les unes aux autres.

Comme ma grand-mère ne pouvait plus quitter son trône de coussins, les médecins vinrent jusqu’à elle. Ils partaient à l’assaut de cette forteresse molle que mon grand-père avait délaissée, vaincu par l’épaisseur de ses remparts et le dédale de ses nombreux replis. Aphrodite ne tentait pas seulement de rejeter ses filles en grossissant encore et encore, elle empêchait aussi quiconque de pénétrer en elle. Elle devint alors un défi pour ceux qui se succédaient à son chevet, la main armée de la sonde d’échographie. Chacun à leur tour, ils l’appuyaient sur son ventre enflé, creusant la graisse qui la défendait, justifiant leur brusquerie par la nécessité de distinguer dans les nuances de gris les petits corps qui grandissaient.

Plus la grossesse avançait, plus il devenait impossible de les démêler. Les filles se tenaient soudées, échangeant leurs membres, utilisant la main de l’une, le pied de l’autre. Elles dessinaient leurs contours au contact des autres, elles les effaçaient tout autant, préférant ne former qu’un corps commun doté de vingt tentacules. Même les battements de leurs cœurs se confondaient, ils jouaient un rythme dissonant que les oreilles des médecins essayaient vainement d’individualiser. Ils abandonnèrent bien avant le terme.

Sur la fin de la grossesse, on pouvait voir l’abdomen de ma grand-mère se déformer d’un coup de poing ou de pied, d’une cabriole empêtrée par les mouvements des quatre autres. Et au-dessus, la chair vibrait comme l’onde d’un lac immense perturbé de vie. Le ventre prenait des allures de piste de danse au point qu’Aphrodite n’en dormait plus. Elle passait ses jours à confondre ses nuits dans un état de sommeil interrompu sans cesse par ses filles. Sa fatigue devint aussi monstrueuse qu’elle, aussi énorme et imposante que son corps.

Lorsque le travail débuta, on ne sut dire si elle dormait ou non. Elle ouvrait les yeux sous l’assaut des contractions, les refermait aussitôt, épuisée. Elle vécut son accouchement en pointillé, ratant sa naissance de mère. Aujourd’hui, je me demande encore si ce rendez-vous manqué ne fut pas, plus que tout le reste, le point d’origine de ma mère.

Médecins et sages femmes se tenaient autour du lit, écartant comme ils pouvaient les cuisses énormes afin de libérer l’entrée du vagin, que les petites ne s’étouffent pas dans les plis de chair. C’était là, dans l’intermittence de ma grand-mère, dans l’agitation du corps médical et dans l’absence de mon grand-père que ma mère se fraya un chemin dans le silence qui dominera sa vie : celui qu’on impose par trop de bruit. Pourquoi aurait-elle crié ? Qui l’aurait entendue dans le vacarme de la chambre ? À peine sortie, elle était déjà mise de côté dans la plus grande indifférence, presque une intruse.

Le premier bébé écarté, tous les regards plongèrent de nouveau entre les cuisses d’Aphrodite dans l’espoir de mes tantes. Il fallait bien l’excuse médicale pour justifier une telle indécence, pour que cet irrespect de la pudeur puisse être vécu de manière tout à fait normale, comme si cinq personnes épiant un vagin endormi et béant était une chose normale.

Cinq adultes pour cinq enfants.

Combien de temps passèrent-ils ainsi ? Quelles pensées les traversèrent ? Imaginaient-ils les filles se pousser pour savoir laquelle prendrait sa place dans le bassin, plongeant tête la première dans l’inconnu du monde ; ou trop emmêlées pour se décider ?

Je pourrais passer des heures à tenter de me mettre à la place de chacun d’eux. Le crayon suspendu, je n’écrirais rien, j’attendrais. Je serais tour à tour la sage-femme, le gynécologue, le pédiatre, l’anesthésiste, l’infirmière. Je me placerais derrière leurs yeux écarquillés devant le spectacle aussi laid que fascinant que devait offrir ma grand-mère, et j’attendrais encore, tout entier absorbé par ces naissances promises. Cette patience terrible laissait venir toutes les pensées possibles et m’enivrait de frustration. Car tant de fois je me suis posé cette fameuse question : à quoi pouvaient-ils bien penser ? Et surtout, la plus importante, à jamais irrésolue : à quel moment ont-ils compris qu’aucune de mes tantes ne sortirait de ce ventre énorme ? Car Aphrodite Sarrazin avait déjà quitté la scène, perdue loin dans ses ronflements sonores, ne restait d’elle que son corps inerte, échoué parmi les oreillers et les draps souillés de sang. Elle dormira ainsi pendant dix-huit ans.

Combien de regards ce corps médical à cinq têtes échangea-t-il avant qu’une main ose enfin toucher le ventre, bas, très bas, et appuyer dessus pour voir ; s’étonner de ne sentir aucune résistance, appuyer plus fort encore pour faire descendre une des fillettes, mais ne parvenir qu’à expulser le placenta tel un fœtus avorté ? Pourtant les échographies étaient formelles et la dernière le fut tout autant : l’utérus était vide.

Ce fut sans doute à cet instant que les regards se tournèrent vers ma mère, qu’elle exista faute de mieux, d’une façon qui la caractérisera et la révoltera toute sa vie. Enfin, on la remarquait. Enfin, on se penchait sur ses yeux grands ouverts et son corps bien plus gros que la moyenne, presque cinq kilos de peau fripée et encore collante. Un monstrueux bébé violacé qui n’aurait jamais dû devenir aussi gros à se développer au milieu de quatre sœurs.

Voici comment ma mère fit son entrée dans le monde, comme une ogresse indésirable, une naissance qu’elle rejettera avec force, l’effaçant presque de son histoire, lui préférant toutes les autres qui suivront et qu’elle se choisira.

Est-il possible qu’une femme comme elle nous ait laissé, à ma sœur et moi, pire fardeau ? Je me surprends à la haïr parfois, de nous avoir légué ce qu’elle a passé sa vie à détruire avec acharnement : un destin.

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