Chapitre 2. (parce que des cailloux dans une poche, c'est toujours utile)

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J’ai moi-même quitté le ventre de ma mère beaucoup trop tôt, comme si dans notre famille, aucune naissance ne pouvait être simple. À en croire ma mère, la mienne fut épique, mais ce ne fut que bien plus tard qu’elle m’en révéla une autre version dans laquelle elle se réveillait en sursaut pendant la nuit, terrifiée, reconnaissant à peine la chambre d’hôpital où elle me retenait en elle depuis deux semaines. Quinze jours entiers durant lesquels je tentais de m’échapper du cocon de son ventre, désir prématuré d’indépendance. Quinze jours d’inquiétudes voilées : elle voulait être forte, digne, être cette mère qu’elle n’avait jamais eue et protéger son fils de tout, y compris de lui-même.

Mon père avait une excellente raison de se trouver cinq cents kilomètres plus loin, mon père aura toujours, toute sa vie, une excellente raison contre tous les reproches qu’on pourrait lui faire.

Ma mère était donc seule, si ce n’est mon arrière-grand-mère à son chevet telle une boucle parfaite dont seul le destin a le secret. Car vingt-sept ans plus tôt, lorsqu’Aphrodite Sarrazin sombrait dans le sommeil, Maria Poulis prit ma mère dans ses bras, la trouva bien trop lourde pour ses quelques minutes de vie, et la colla au sein de l’endormie en poussant sans ménagement les médecins inutiles. Dix ans d’études balayés d’un geste sûr et péremptoire qui ne s’apprenait dans aucun livre : le téton pincé entre le pouce et l’index tandis que l’autre main guidait la tête du nouveau-né, la bouche s’emboitant parfaitement dans un bruit de ventouse. La science vaincue par le bon sens. Et tant qu’à faire, puisqu’Aphrodite ne semblait pas décidée à réagir, c’est elle qui donnerait son nom à la petite, et vue d’où elle était sortie cette gamine, Éleftheria lui irait très bien ! La liberté, ça se gagne et elle avait bien mérité la sienne.

Maria Poulis était de ces femmes impossibles à contredire. Non parce qu’elle était autoritaire ou qu’elle savait argumenter, mais elle avait l’incroyable faculté de faire ricocher toute tentative d’opposition, un mélange de naïveté distraite mâtinée de candeur. Maria évoluait dans un univers onirique loin au-dessus des autres et n’en redescendait que pour s’ancrer fermement les pieds au sol. Ce qui la rendait paradoxalement aussi pragmatique que fantasque.

Le soir de ma naissance, elle avait tout naturellement ignoré les protestations de ma mère pour s’installer dans le fauteuil de la maternité comme si elle y avait été invitée. Ce n’est pas que ma mère ne voulait pas d’elle — ces deux femmes s’entendaient merveilleusement bien —, mais je crois qu’elle était secrètement déçue que Maria lui volât un peu de la gloire d’affronter la solitude de son enfantement. Sottises ! Impossible de laisser sa petite-fille préférée accoucher seule, car oui, Élie était sa favorite, et pourquoi le cacher, tous les parents ont un préféré, seuls les menteurs s’en défendent et ça ne veut pas dire qu’on n’aime pas les autres, non, mais il y a forcément des différences, question d’affinités comme on dit. Puis, Maria réalisait avec surprise que sa petite-fille préférée n’était pas née de sa fille préférée. Ça devait sauter une génération sans doute. Et dans ces élans de franchise débridée, elle entraînait la vexation de tous ses autres petits enfants.

Dans la version la plus célèbre de cette histoire, ma mère dira que, par deux fois, elle m’empêcha de naître, refusant l’instant qu’elle trouvait inapproprié, ou cette sage-femme qu’elle jugeait désagréable et à qui elle n’aurait jamais confié un évènement aussi important. Elle racontera cela en exagérant sa force, son autorité, sa suprématie sur les puissances de la nature dans une pantomime savoureuse qui nous ravissait ma sœur et moi quand nous étions encore des enfants. Ma mère voulait se souvenir de cela : de son choix, sa volonté. Mais ce qu’elle m’avoua tardivement, dans un de ces instants de fragilité qui touchaient au plus près de sa vérité, c’est qu’elle accoucha cette fameuse nuit avec une rapidité remarquable, si vite que tous en furent surpris, elle la première. Mon empressement fit alors de cet évènement un moment volé, elle prononça même le mot « raté » du bout des lèvres. À peine fut-elle installée en salle d’accouchement qu’elle remontait dans sa chambre. Elle s’y réveilla brusquement, incapable de se rappeler ce qui s’était passé, seule et le corps vide. Elle me décrira cette panique avec une grande pudeur, bien loin de son emphase habituelle, et en posant les mains sur son ventre comme si, des années plus tard, elle ressentait encore le besoin de me retenir et la douleur de l’arrachement. Je n’étais plus en elle, je n’étais pas non plus à ses côtés, je dormais sagement deux étages plus bas, dans une couveuse qui devait compenser ma prématurité.

Et même si sa terreur ne dura que quelques secondes, le temps de se réveiller tout à fait et d’invoquer sa raison, elle l’évoqua comme une cicatrice encore béante, un vide atroce, la certitude fugace qu’on lui avait arraché son enfant. C’est ainsi qu’elle devint mère : dans la peur pure et absolue de m’avoir perdu.

Dans ces aveux trop rares de faiblesse, je l’aimais. D’un amour profond et absolu. Il me prenait alors le désir immense de la protéger du monde et de sa cruauté, d’abattre un à un les médiocres et de poser à ses pieds autant de têtes coupées que l’humanité compte de méchanceté. C’était un élan violent, vengeur, qui devait lui offrir la justice qui faisait défaut à tous les opprimés. Car elle en était. À travers ses confidences obscures, à travers ses réponses froides et distantes, ou certaines de ses réactions, nous savions, ma sœur et moi, qu’elle était issue de la masse informe des pauvres gens qui courbaient l’échine sous les coups répétés. Elle appartenait à ces milliers d’enfants méprisés et malmenés, ces milliers de naissances malchanceuses qui nous rappellent l’iniquité primaire de la vie.

Moi, le calme, l’attentiste, le raisonnable, je constatais mes envies de sang. Et dans cette colère, je découvrais l’amour qu’elle avait sans doute éprouvé lorsqu’elle nous portait ma sœur ou moi, durant nos premiers mois de vie. Elle serrait contre son sein un corps frêle et minuscule dont elle pouvait broyer les os d’une étreinte trop forte, ou fracasser le crâne d’une simple maladresse. Cette dépendance absolue, cette fragilité totale du nourrisson, avait poussé ma mère à nous aimer plus que de raison, dans une volonté de protection que moi-même je ressentis plus tard à son égard.

Face à sa vulnérabilité, il me semblait toucher du bout des doigts ce fameux amour maternel dont personne ne comprenait la puissance, à la fois sécurisant et destructeur ; car ma mère ne serait pas morte pour nous, jugeant l’acte aussi inutile que culpabilisant — à quoi nous aurait-elle servi une fois morte ? — mais sans hésitation, elle aurait tué pour nous. Et si j’admirais sa force, si je redoutais sa ténacité ; si ma mère m’impressionnait autant qu’elle me révoltait ; si dans ses excès je pouvais la haïr, quand j’imaginais cette jeune femme terrorisée, seule dans une chambre d’hôpital, les entrailles vidées de leur substance, je l’aimais. Sans nuances.

Il y eut de nombreux visages comme celui-ci, de nombreux regards embués de larmes, restés dans l’ombre des récits qu’elle nous livrait et dont elle s’assurait le grandiose, le fantastique, le merveilleux, pour que nous n’en gardions pas l’amertume. Il me fallait creuser loin et profond pour faire jaillir d’autres vérités et y trouver ma place.

Ma mère fut un homme autant qu’une femme. Comme elle fut chacune de ses sœurs, elle fut ce garçon qui manquait à mon grand-père. Un garçon manqué, celui qu’on a raté de pas grand-chose finalement : de ne pas voir sa valeur, tout simplement. Ce terme devint une insulte devant l’aveuglement de ceux qui ne pourront jamais comprendre la puissance d’une telle inversion.

Enfant, cette transformation prit des allures de canard boiteux. Genoux cagneux et écorchés, Éleftheria était de toutes les bagarres et se faisait une fierté de rentrer moins amochée que ses adversaires. Oui, elle était forte, mais elle était surtout très seule.

Tout ce qui composait son existence était source de moqueries, à commencer par l’énormité d’Aphrodite, cette même énormité qui força Maria Poulis à s’occuper de sa petite-fille. Une masse aussi imposante, c’était trop, il n’y avait plus de place pour personne. Pourtant, Aphrodite prenait grand soin de sa montagne de chair, d’une façon étrange d’ailleurs, qui laissait croire que ce corps ne lui appartenait pas. Parfois, je me disais que ma mère n’avait peut-être pas dévoré mes tantes, mais qu’elles grandissaient toujours dans les replis de ma grand-mère, qu’elles n’en étaient jamais sorties. Ou bien c’était le deuil qui alourdissait tant cette femme. Toujours est-il qu’elle s’occupait de son corps avec l’application d’une sainte en sacrifice. Le tourner, le retourner, le dévêtir, le frotter, le revêtir, le lever, le coucher… C’était une tâche interminable, gênée par mille contraintes et qui consommait toute son énergie. Cela prenait des allures de rituels.

Aphrodite s’agitait comme un somnambule, les gestes automatiques et la conscience au loin avant de sombrer de nouveau dans l’inertie, épuisée et vaincue ; un éternel recommencement qui rythmait son temps et sans doute lui donnait du sens.

Je ne saurais dire s’il y avait de l’amour dans ces soins. Comment aimer un corps aussi difforme et inutile ? Comment apprécier cette impotence qui forçait ma grand-mère à toutes les contorsions possibles pour assurer ses besoins les plus primaires : se laver, se nourrir, se vider ? Et pourtant, dans ce soin immense et cette attention entière et absolue, il devait y avoir un attachement certain. Il fallait l’aimer ce corps pour lui accorder toute sa vie, pour le supporter et en faire son existence profonde. Comme il fallait le détester pour lui avoir infligé autant de laideur et le rejeter à l’extérieur de soi.

Ma mère trouva sa place dans cet amour et cette haine mêlée. Elle défendait Aphrodite contre les quolibets, elle armait ses poings contre les insultes et la vulgarité, la curiosité malsaine des voyeurs du dimanche, se faufilant aux fenêtres pour guetter la montagne en mouvement, s’écœurant de la flaccidité des chairs, le gras qui tremblait au moindre geste, et le défi ultime : l’apercevoir nue, les seins pendants de part et d’autre, perdus dans le reste. Inimaginable. Les gosses de l’école étaient motivés d’une fascination sordide pour le monstre de la maison Sarrazin, la baleine blanche échouée sur son lit, noyée dans ses ronflements. Et ma mère, petite gamine maigrichonne, criait pour les faire dégager, leur jetant les cailloux qu’elle gardait toujours au fond de ses poches, munitions inutiles dans cette guerre perdue d’avance. Chaque fois ils revenaient, les plus grands entraînant les plus jeunes dans leur défi de voir la femme la plus grosse du monde et, cerise sur le gâteau, la fille de la baleine était une folle hystérique qui hurlait comme une sorcière.

Pendant ces batailles pour son honneur, Aphrodite dormait, indifférente aux combats de sa fille, trop occupée à fermer les yeux.

Je sais avec certitude qu’enfant, ma mère aima la sienne. Jusqu’à tard, elle défendit le nom d’Aphrodite de ses poings, de sa rage, mais aussi de sa langue acerbe qu’elle affuta tout au long de sa vie. Je sais également qu’elle ne l’aima plus dès l’instant où je suis né, et où, arraché de son ventre et posé loin d’elle, elle ressentit littéralement dans ses viscères le besoin de me retrouver. Ce qu’elle éprouva pour moi cette fameuse nuit de terreur, elle était sûre qu’Aphrodite ne l’avait jamais connu. S’en suivit un deuil impossible à faire, celui d’une mère bien vivante, une absente si grosse qu’elle occupait tout l’espace.

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