Les couleurs du monde

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Ce n’était plus qu’une simple question de temps avant que la Terre n’achève de redorer son nom et mettre fin à des années de souffrances inutiles. La lutte contre la perdition arrivait à son terme, nul besoin de regarder en arrière, vous n’y verrez que d’abominables maladies se traînant mollement dans des rues crasseuses remplient de putréfaction, le royaume de la mort. La nouvelle décennie qui s’annonçait promettait à l’humanité de grandes choses. Depuis quelque temps, la procréation naturelle allait en baisse, les gens devenaient de plus en plus infertiles, inutiles, tandis que le taux de mortalité s’élevait dans une course effrénée, à travers les larmes de ceux qui restaient.

Mais se laisser aller à l’extinction complète, n’était pas de la trempe des humains, ils se débattraient jusqu’à ce que la peau se détache de leur carcasse, pour ne rester plus rien. Grande qualité que cette détermination à survivre, personne n’en pâtirait plus si l’ingéniosité de l’Homme faisait enfin un miracle aussi splendide que ces récits religieux, dont on ne connaissait plus que vaguement l’histoire. Ce miracle humain tendait les bras à un avenir plus sûr, il était enfin à la portée de l’évolution et il avait pour nom : immortalité.

Ce fussent en premier les plus fortunés qui mirent la main sur l’immortalité, engendrant un gain considérable sur l’économie du monde tant les effets secondaires se trouvaient bénéfique pour leur porte-monnaie. Les riches s’enrichissaient sans avoir à perdre de l’argent sur les besoins quotidien tel que manger, boire, ou se chauffer, le corps se figeait dans le temps sans avoir aucune utilité de ces choses-là. C’était comme cela qu’un fossé se creusait lentement, mais sûrement entre les plus chanceux et les plus démunies. Le monde s’élançait alors dans la deuxième phase de l’évolution contre l’infertilité de l’Homme et sa décrépitude, les immortels contres les mortels.

Tandis que l’humanité se remettait de ses pertes passées et que les naissances continuaient à se faire rares, l’immortalité creusait sa tombe dans le corps des humains. Cette progression avait en réalité un petit problème : la déshumanisation de l’hôte sans possibilité de rétablissement. Rien ne pouvait fleurir dans la sphère inerte de l’immortalité, les sentiments les plus primaires ou encore l’imagination, s’érigeaient en néant. Tant bien que l’art et la beauté finissaient par devenir sans intérêt, plus rien ne comptait, excepté la survie des privilégiés qui régnaient sur la Terre, tels des maîtres tout-puissant, que rien ne pouvait jamais plus asservir.

L’année 2050 accueillait les vingt ans d’Harian, fils unique d’un politicien dont le monde se fichait, monsieur G, tant son impact était discret, voir inexistant. Cela n’empêchait pas des revenus considérables au sein de la famille, qui ne se constituait plus que du père et du fils. Depuis que le traitement qui rendait immortel avait placé sur le marché, feu la mère d’Harian s’était retrouvée dans l’urgence de l’obtenir. En effet, la pauvre femme avait contracté une maladie mortelle, ce virus qui ne quittait pas d’une semelle l’humanité depuis quelques années. Il faisait pourrir de l’intérieur tous les organes, lentement, pour ensuite s’attaquer aux tissus de la peau, avant que le malade n’entame son raccourci vers la tombe. C’est cette progression lente qui trahissait la possibilité de soin du virus, cela pouvait durer un an comme un mois, tout dépendait de la rapidité de la putréfaction, ponctuée de douleurs constantes, dans l’agonie la plus terrible. Mais la mère d’Harian ne pouvait pas être sauvée même par l’immortalité, tout ce qu’elle avait réussi à faire, c’était de figer son état dans le temps. Elle avait cessé de pourrir, sans pour autant que la souffrance s’éteigne, au lieu d’être libérée par la mort, elle s’était enchaînée à cette torture éternelle. Elle avait fini par s’en aller, laissant derrière elle mari et enfant, pour rester portée disparue jusqu’alors, depuis six ans.

Harian et son père n’avaient pas encore eu le courage de se faire injecter l’immortalité, bien qu’ils se faisaient rappeler à l’ordre tous les trois mois, dans le but de fixer un rendez-vous, mais tous savaient qu’un jour, ce vaccin serait administré de force, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Cela n’apportait rien de plus qu’un air maussade à Harian, tête que la jeunesse tirait volontiers au sein du couloir de la mort. Quand son paternel déciderait que le temps est venu, il perdrait son humanité, le deuil de sa mère et sa jeunesse, bien que cette dernière sera conservée éternellement. Cette idée ne lui faisait pas envie, monsieur G savait et partageait son aversion pour cette nouvelle technologie décadente. Les têtes de l’état surveillaient activement les agissements de monsieur G, leur collège, pas assez dupe pour rentrer dans les rangs, juste assez pour courber l’échine aux moments les plus opportuns, ils ne pouvaient pas laisser un traître lucide, gâcher cette belle occasion d’asservir le monde entier pour le rendre meilleur. Ses jours étaient comptés.

Cependant, le père d’Harian n’entendait pas de cette façon qu’on s’en prenne à sa précieuse famille. Depuis quatre ans, il participait secrètement à la vie du sous-monde, endroit où les « mortels » vivaient en marge des hautes sphères. Il avait habilement réussi à se tisser des relations de confiance, une fois poussé dans ses derniers retranchements, il enverrait son fils là-bas sous l’aile protectrice de ses fidèles amis. Dans cette portion de ville sans hygiène aucune, des restes d’humanité survivaient aux assauts génocidaires des forces de l’ordre. Temps que ce virus persistait dans les rues pour aller se greffer aux poumons des uns et des autres, ils avaient pour mission d’abattre les contaminés sans le sou, le stade de l’évolution de cette maladie terrible imposait des mesures radicales. C’était sans compter d’importantes collaborations que certains privilégiés aidaient dans l’ombre, mécènes des derniers enfants du monde. Au milieu de cet amas de désolation, une chose inestimable subsistait : l’art.

Le temps venu, Harian fut précipité dans le sous-monde sur ordre de son paternel. Ses camarades de luttes contre l’Etat avaient enlevé son fils cette nuit-là, plan rudement mené sans éveiller les soupçons. Harian qui n’en avait pas été avisé, hurlait à s’en déchirer la voix, monsieur G donnait l’alerte, unissant sa voix à celle d’Harian dans un ultime au revoir.

Le jeune homme ne connaissait rien de ce nouvel environnement, à première vue la désolation ne donnait pas envie de s’y attarder, cependant il n’en avait effectivement pas le choix. C’était chez une étrange fille qu’il logeait pour l’heure. Elle se nommait Daria, un écho rappelait celui d’Harian, il ne savait pas encore qu’elle deviendrait l’étoile de sa jeune vie.

Fort heureusement, Harian partageait les idées de son père et comprit rapidement sa situation privilégiée, en versant quelques larmes sur le destin scellé de son dernier parent, qui à l’heure qu’il était, devait déjà être immortalisé. Daria restait à ses côtés dans ces moments de souffrances discrètes, présence bienveillante encore assez forte pour exprimer de la gentillesse envers ses pairs.

Daria avait grandi dans le sous-monde, elle inspirait les foules à la sympathie par sa jolie figure et son cœur bien trop gros pour cette époque. Ce qui émerveillait chez elle, c’était son talent inestimable pour la peinture. De ses mains, Daria pouvait donner naissance à des choses impossibles, faisait briller les ténèbres et voir les aveugles. Sa vie n’avait été qu’ombre et crainte, pourtant son art dévoilait des couleurs saisissantes, dont certaines ne portaient même pas de nom, tant elles étaient rares, voir irréelles. Son imagination arrivait à élaborer des teintes jamais vues, pouvant attraper l’âme de n’importe qui et l’inviter à la contemplation du magnifique. Harian ne manquait pas de fascination envers Daria et ses œuvres, et elle ne manquait pas de bonté envers lui. Mais pour Daria, il était spécial, car il était le seul à la voir réellement, pas comme la peintre, mais comme la jeune femme. Leur relation se renforçait, ils s’acceptaient l’un l’autre pour avancer dans cette vie absurde et dangereuse. L’amour avait éclot dans leurs cœurs.

Tandis que des milices performaient des descentes dans les rues du sous-monde les premières semaines de la disparition d’Harian, le couple devait déménager souvent, cachant l’identité du porté disparu. Il était le meilleur moyen de pression pour le gouvernement qui visait monsieur G. Ce dernier avait marchandé quelques mois de sursis le temps de retrouver son fils, exposé aux maladies qui sévissaient là-bas, ce qu’Harian ignorait encore. Les heures les plus paisibles de la vie des jeunes amoureux n’étaient pas encore au menu. Pour l’Etat, monsieur G n’était pas si important, car il n’influait pas dans les hautes sphères, mais le doute planait qu’il fût un chef de file du sous-monde, le soumettre à l’immortalité faisait pencher la balance en leur faveur, de toute évidence. Risquer une guerre civile pour un hérétique n’en valait pas la chandelle, les virus finiraient par détruire toute forme de « vie » véritable avec le temps.

La police avait tôt fait d’abandonner les recherches d’Harian, impossible de sauver le jeune homme maintenant accoutumé à l’environnement nocif infesté de maladies, il était trop tard pour le réhabiliter au sein des hautes sphères. Le sursis que son père s’était appliqué à recevoir, était devenu caduc, il subirait l’immortalité dans la matinée. Néanmoins, le brave homme pouvait s’enorgueillir d’avoir accompli son but premier, son fils était sauf.

Le couple quant à lui filait un amour miraculeux, s’efforçait d’unifier le sous-monde à se révolter contre les lavages de cerveaux, qui nuisaient grandement au futur de l’humanité toute entière. Daria par sa peinture spectaculaire, invitait les plus démunis à garder espoir, mais aussi certains immortels jetés par le gouvernement. Ces derniers en contemplant ces couleurs impossibles, brisaient d’eux-mêmes l’indifférence, l’art pouvait les sauver, leur rendre une humanité nouvelle.

Comment engager un véritable combat contre l’asservissement de l’Homme, tout en restant en contact avec un virus mortel ? Là, se posait le problème de l’immortalité, auquel Daria et Harian ne trouvaient pas de véritables solutions, montrer les œuvres de son adorée ne pouvait pas sauver tous les immortels. Ils ne pouvaient non plus palier aux maladies avec de nouveaux traitements, leurs liens avec les apothicaires et médecins de la surface ne permettaient pas de telles prouesses et le temps leur manquait. Pourtant, ce n’était pas une impasse infranchissable, bien que les malades pourrissaient dans les rues et s’entassaient, bien que les accouchements n’existaient presque plus, non ce n’était pas une impasse. Le couple possédait un avantage sur les hautes sphères, un bijou que tous estimeraient et dont le prix pouvait permettre de sauver l’humanité. Daria attendait un enfant.

L’héritier disparu et sa compagne aux talents extraordinaires, sains de surcroit, qui avaient réussis le miracle de la vie, ils formaient un patrimoine génétique de premier choix. Le couple s’affichait à la vue du gouvernement, appât irrésistible pour obtenir les bonnes grâces d’en haut et favoriser la vie de ceux d’en bas. L’argent récolté pour la survie de l’enfant et des parents, pour obtenir le meilleur cadre de vie, fut versé en majorité au sous-monde où Daria surveillait d’un œil discret la construction d’hôpitaux clandestins, de dortoirs et de cantines. Harian supervisait les travaux, avec l’aide des amis de feu monsieur G, le sous-monde reprenait des couleurs, l’espoir ravivait les cœurs.

L’Etat face à ce regain de vie, avait tôt fait le rapprochement avec les amoureux rescapés de l’enfer. L’accouchement de Daria approchait à grand pas, la priorité était de préserver l’enfant à tout prix, les parents seraient « traités » ensuite, il ne fallait pas trahir leur confiance, tout se ferait en douceur.

Daria mit au monde une fille, la petite Emilie. D’ici quelques mois, le couple subira l’immortalité, le bébé sera sevré et apte à être remis aux bons soins du gouvernement qui s’occupait déjà de l’adoption future dans le dos de la nouvelle famille.

Quant au bout de seulement un mois, Daria commençait à souffrir constamment, Harian prit soin de leur fille seul, pour laisser à la maman, encore du temps pour récupérer de son accouchement. Mais personne n’avait imaginé pire scénario, alors que Daria à peine mère depuis trois mois, avait contracté le virus un an plus tôt dans le sous-monde, qui aujourd’hui se remettait à merveille grâce aux dons de la malade. Harian fut déchiré de voir sa bien-aimée devenir faible, son corps virer au noir et sa peau se détacher d’elle-même, lui administra lui-même l’immortalité, mais il était trop tard. Une nuit, dans un ultime adieu, Daria s’éteignait pour toujours, en achevant sa dernière peinture, un portrait de sa petite Emilie, aux couleurs vibrantes d’amour.

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