In Cauda...

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À son retour Franck a hésité longtemps. Il disposait d'une bombe, à périmètre local, certes, mais une sacrée bombe ! En parler aux filles et trahir Paul qui lui avait demandé de respecter sa disparition ? Leur dire seulement qu’il était vivant quelque part ? Déjà, il faudrait laisser passer un peu de temps, sinon elles feraient tout de suite le lien avec son voyage au Cap Vert. Et puis, ne pas tout dévoiler c'était devoir s’habituer à la pression, à leurs questions permanentes, à LA question qui reviendrait au moindre prétexte. « Franck, je vais pas bien, je crois que je fais une dépression, ça irait tellement mieux si tu me disais où est Paul… » « Franck, je me suis cassé un ongle, j’ai filé mon collant, ça m’aiderait tellement si… » Elles savent être redoutables, chacune à sa manière. Sans oublier l’idée, toujours présente chez Franck, de commencer une histoire avec l’une, ou l’autre, ou les deux ensemble. Deux femmes à sa portée, rendues disponibles tant que personne ne souffle sur les cendres de Paul...

Non, redonner vie à Paul n'avait rien d'une bonne chose. D'autant que le Paul qu'il a croisé – oui, croisé plus que retrouvé – sur l'île de Sal n'a plus rien à voir avec celui que les autres ont connu. Il en est sûr, il en cultive la certitude : il s'agit bien d'une personne différente, sans lien avec l'ex-mari, l'amant, le père qu'il était. Sans autre lien que son prénom et une gueule de guingois. Ce serait drôle, ça, d'ailleurs : leur dire qu'il a vu au Cap Vert un type qui a un peu la tête de Paul, mais en plus rude, sauvage, un vrai forban, et le plus drôle, tu devineras jamais, il s'appelle aussi Paul ! Dire le vrai en égarant sans mentir... Machiavel, au secours !

D’un autre côté, il y a ce livre sur Paul que Franck n'a jamais pu boucler. Tout ce travail, cette enquête, ces auditions de témoins pour éplucher l'oignon de Paul, tenter d'arriver, couche après couche, à la vérité du bonhomme, et se rendre compte qu'il n'y a pas d'autre vérité que les souvenirs disparates de tous ces gens, rien de fixe, rien qui soit purement Paul. Un projet intéressant, d'une haute valeur littéraire à n'en pas douter, mais laissé au point mort par la dissolution du protagoniste, l'absence de conclusion. Tant que personne ne savait pas ce qu'il était advenu de son personnage, l'auteur ne pouvait trancher. Bien sûr, avant le Cap Vert Franck aurait pu inventer une fin, une fiction plausible, mais pas sans trahir la sincérité du projet et remettre en question toute sa quête. Une obligation morale le forçait à ne plus écrire une ligne sur Paul avant d'avoir une certitude, au moins une conviction partagée avec les deux femmes. Maintenant, il l'a, sa fin, avec tous les faits, motivations, circonstances, explications. Mais peut-il l'écrire, et surtout la publier, sans au moins en parler avant à Sandra et Clara ?

Imagine-t-on les deux éplorées découvrant sur un rayon de librairie que leur Paul vit encore, quelque part, ailleurs, sans elles, sans même vouloir d'aucune d'elles ? La réponse à LA question qui les tient éveillées les nuits d'orage, qui les fait parfois se rencontrer et tomber en pleurs dans les bras l'une de l'autre, qui ronge leurs cauchemars et hache leur solitude respective. Non, ce n'est pas envisageable. Seulement voilà, cette information, il en dispose. Peut-il la garder pour lui seul ? Paul l'a clairement exigé. C'est off. Réflexe de journaliste : le off ne tient que tant que sa source mérite protection. Seulement voilà, Paul est parti, il a quitté le navire, déserteur ! Non, c'est dégueulasse, Franck n'est pas ce journaliste charognard. Qu'avait dit le Président, déjà ? « Livré aux chiens ! » Il ne sera pas le rabatteur de la meute.

Mais, quand même, y aurait-il un moyen d'amener la vérité au jour, de la présenter habilement, tout en la retenant, ouvrir le chemin pour laisser les deux femmes finir de le parcourir, jusqu'à leur mec ? Une petite introduction, un bout de fil à leur tendre, puis les laisser dévider toute la bobine, si elles le souhaitent, si elles y parviennent...

« J’ai retrouvé un truc. Concernant Paul. »

Clara lève les yeux au ciel. Elle en a assez entendu, elle est passée, ou veut passer à autre chose depuis des années déjà. Nous sommes chez elle, dans l'appartement où elle s'est installée quand elle a pu vendre la maison. Trop de souvenirs et plus personne pour discipliner le jardin. À l'issue de l'enquête un juge a déclaré la présomption d'absence et Clara a recouvré l'entière disposition des biens. Pas de nouveau mec. Passée à autre chose, vraiment ?

Ici, l'automne touche à sa fin, Sandra est revenue dans les montagnes rouvrir son cabinet pour la saison d'hiver. Elle loge chez Clara. Pernille est partie loin poursuivre ses études, il y a donc une chambre inoccupée pour Stan, et le canapé pour sa mère. La nuit est tombée tôt. Bientôt les jours vont commencer à rallonger, mais ce ne sera encore que le début de l'hiver. Franck est passé prendre un verre, discuter, se tremper dans un bain presque familial, lui qui va passer les Fêtes seul. C'est peut-être ça d'ailleurs, cette solitude anticipée, qui l'a incité plus que toute autre considération morale ou littéraire à dégoupiller sa grenade émotionnelle. Sandra penche la tête vers lui, les mains jointes.

« Quoi ? Tu as trouvé quoi, sur Paul ?

— Un papier avec son écriture, dans un bouquin qu'il m'avait prêté il y a longtemps. Il parle d’une certaine Coralie…

— Coralie ?! Quoi, Coralie !

— Hé, t’excite pas ! J’en sais pas plus. Et toi ? » Il y a là un léger mensonge, Franck en sait plus, mais le train des suppositions est lancé, il n'a plus qu'à écouter le son des roues cognant dans les ruptures de rails.

Sandra encaisse. Elle ravale les larmes qui perlent à ses paupières dès que quelqu'un évoque Paul. Elle sait que son travail de deuil n'est pas achevé, mais cette phase de nostalgie douloureuse lui convient. En sortir serait comme tuer Paul, transformer l'incertitude en meurtre. L'enquête et le jugement, elle s'en fout. Elle croit encore au retour possible de son mec. Le prénom de Coralie la fait se raidir. Elle ne dit rien, c'est Clara qui reprend. Coralie, oui, son premier amour. Un truc de jeunesse. Il en avait parlé, parmi d'autres trucs, plein de trucs. Qu'est-ce que ça change ?

Franck navigue à vue. Qu'est-ce que ça change, en effet ? Cela dépend de ce qu'il y a d'inscrit sur ce mot imaginaire. Le train avance, vite, vite, inventer !

« Il disait... enfin, Paul a écrit qu'en cas de problème un jour, il fallait prévenir cette Coralie Cassin. C'est tout.

— Et comment veux-tu la prévenir ? On ne sait même pas où elle crèche ! En plus on s'en fout, et cette fille s'en fout sans doute aussi.

— Je la connais. »

Sandra reprend vie, comme si le fait qu'une ex de Paul émarge sur son carnet d'adresses le lui rendait soudain plus présent. Elle la connaît ! Clara continue de bougonner qu'elle s'en fiche, mais Franck saute dans la roue. Il croit à son propre mensonge : si cette Coralie existe, il faut absolument la prévenir de ce qui est arrivé à Paul, même si on ne sait pas ce qui lui est arrivé, bien sûr. Mais d'abord, est-ce bien la bonne Coralie ? « Elle est du genre à rouler en 4x4 avec des escarpins à talon aiguille ?

— Le 4x4, oui, mais plutôt en bottes de chantier. Elle a une entreprise d’exploitation forestière avec son mari. C’est une bûcheronne, quoi. Enfin, plutôt la gestion, mais les talons aiguilles, jamais vus.

— Et d'où tu la connais ?

— J'ai soigné un de ses garçons. Mauvaise chute en surf sur le sable, si je me rappelle bien, entorse du genou, rééducation. Ça lui a ruiné sa saison, je l'ai vu plusieurs fois. C'est toujours sa mère qui l'amenait au cabinet. Elle ne s'appelle plus Cassin, mais les feuilles de maladie était établies à son nom de jeune fille. »

Les méninges de Franck turbinent les infos. Chute en surf, c'était donc dans le cabinet d'été, dans les Landes. Une exploitation forestière. Un autre nom que Cassin. Il y a de quoi chercher, remonter la piste jusqu'à cette Coralie. Il n'a pas avancé dans l'idée d'annoncer aux filles qu'il a revu Paul, mais voilà qu'un autre chemin s'ouvre. Un nouvel éclairage à jeter sur le jeune Stich, par quelqu'un qui se souvient peut-être de lui.

Cette femme mystère acceptera-t-elle d'en parler ? Peut-être aura-t-elle envie de savoir ce qu'il est devenu. Il faut la trouver, aller la voir. Résoudre aussi cette équation boiteuse entre 4x4, talons aiguilles et bûcheronnage. Si ça se trouve, il y a là-dessous quelque chose que Paul aimerait savoir. Passer Noël dans le Sud-Ouest, pourquoi pas ?

Avant de partir, Franck fait ses devoirs. Éplucher le site Infogreffe des exploitations forestières. Chercher un gérant qui se prénommerait Coralie. Trouver l'adresse de la société, mais surtout de l'exploitant. Il cherche, il trouve, c'est assez simple. Passion Landes'Art, à Soustons, exploitation forestière, abattage mécanisé, travaux sylvicoles, défrichage et bois énergie. Fondateur : Pierre Brachet. Gérant : Coralie Brachet. Facile. La suite le sera un peu moins.

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