Paul lui-même

6 minutes de lecture

Je n'y arrive pas. J'y pense tout le temps et je n'y arrive plus. Je pense à lui, j'écris, j'en parle, je n'en sors pas. Et surtout, plus j'en parle avec ceux qui l'ont connu ou seulement croisé, et plus Paul m'échappe. Trop de ressentis, trop de points de vue, pas assez de Paul.

Si on appliquait sur la figure de quelqu’un une feuille de tôle, et qu’on tape dessus, et qu'on tape, et qu'on tape, chacun avec son propre marteau, chacun sa précision, chacun sa force ou sa retenue, est-ce qu’on finirait par voir apparaître en creux et en bosses une représentation fidèle, mais en tôle, du visage de la personne ? Certainement pas, juste un massacre. Pourtant c’est ce que nous faisons, à tous donner notre avis sur ce qu’est ou était Paul. Personne n’a tort ou raison. Chacun à quelque chose à dire de soi sur Paul. Mais ça ne nous rend pas Paul, dans le sens où un portrait peut être bien rendu.

J'en suis là quand Clara m'envoie des documents scannés. Elle a retrouvé de vieux dossiers professionnels de Paul. Des cahiers, des blocs-notes, des feuilles volantes avec des brouillons de recommandations à des clients ou d'allocutions. C'est de sa main, c'est lui, et non du rapporté.

Exemples choisis :

Des sSuccès qui freinent, et des échecs qui propulsent poussent

Conférence due pour 17 nov.

Ne pas se tromper sur les causes du succès.

Biais du survivant classique : les ingénieurs anglais pendant WWII / retour des combats et bombardements / renforçaient les avions là où il n'y avait pas d'impacts. Contre intuitif (on pense d'abord à renforcer là où c'est affaibli par les tirs) mais en fait ces impacts ne les ont pas empêchés de voler et rentrer = on peut laisser le point faible. Là où ils n'y a pas d'impacts : on peut penser que ceux qui ont été touchés à ces endroits ne sont pas revenus. Renforcer où c'est vital.

Ou alors première fois avec une femme. Comment je l'ai nourrie, alcoolisée, chauffée, baratinée, douchée, couchée, préliminée, et dès sa première caresse j'explose sur ses doigts : on a beau réunir tous les critères/jalons du succès prédit, et foirer lamentablement. Moralité : on veut trop en faire au lieu d'être.

Le succès comme manière d'être soi et non comme objectif à poursuivre.

Gaffe : ne pas tomber dans l'autoflagellation condescendante. Ma conspiration spirale personnelle de l'échec. On s'en fout dans une conf sur les clés du succès.

Succès sans issue

Ce qui marche ne marche qu'une fois. Vouloir copier fait reculer. Le paradoxe du best-seller

L'échec comme moteur

Revenir à la première femme. Deux sorties possibles : se scléroser jusqu'à l'impuissance (lol) ou se relancer pour mieux être. On cherche ce qu'on a fait de mal/ce qu'on est de bien.

Succès égal attitude : je ne perds jamais, je gagne ou j'apprends (attribuer à Mandela). Le jeu comme évolution personnelle. La valeur de ce que je deviens.

Je passe pour un gourou, je crée ma secte, je meurs riche et les couilles vides (punchline finale en autodérision)

Il y a une sorte d’envie impuissante macabre et douce à se faire peur dans la contemplation honteuse et satisfaite du malheur des autres

La chance des uns ne rattrapera jamais la poisse des autres / plus de chance que d'autres ?

Cours, cours, tu verras bien qui réussit à t'attraper...

La vie n'est qu'une sensation

Le fugitif et le durable comme expérience de Schrödinger (mort et vivant à la fois/bref et interminable)

Celui qui prend vraiment sa vie en main

Il sait d'expérience là où ça risque de merder foirer, alors il prend les devants, ou il prévoit les détours à faire pour redresser ce qui va plier. Contrer Murphy (même si théoriquement impossible) Exemple au quotidien : rien de plus désagréable que de se retrouver assis sur les toilettes, les fesses toutes sales, et plus de papier. Lui, simple, il met toujours deux rouleaux dans ses toilettes. Une cause de stress en moins. Deux rouleaux, et on oublie le problème potentiel. Toujours disposer de deux rouleaux de papier pour torcher la réalité ricanante

Élargir : celui qui se prend en main a appris à dire non. Pas un non pour tirer sa flemme, mais le non à tout ce qui ne lui apportera rien.

Résultat, chaque fois qu'il quand il s'engage dans quelque chose c'est à fond, parce qu'il sait que ça lui apportera ce dont il a besoin : un supplément de lui soi.

Je suis, donc je fais. Je sais qui je suis, donc ce que je fais contribue à renforce ce que je suis.

Le paradoxe du sauveur (bien choisir quand et avec qui le placer)

Parfois, ce qui te sauve t'enfonce. Exemple avec un type qui a vraiment besoin d'être sauvé. Ce gars, il a épousé une baleine. Une femme qui est devenue grosse et moche. Les enfants sont grands, il va pouvoir reprendre sa liberté, sauter dans l'océan, se retrouver une jolie sirène. C'est dégueulasse pour la dame, je sais, c'est un mec, c'est comme ça. Mais voilà, il tombe malade, la maladie de Berger, une insuffisance rénale. Il doit passer en dialyse trois fois par semaine. L'océan se referme. Il suffirait que quelqu'un dans sa famille lui donne un rein, mais il n'ose pas demander, si personne ne se propose, il n'a pas à forcer. Sauf que sa femme a le même groupe sanguin, alors elle se propose, sans se poser de question. Elle l'aime, elle a deux reins, elle donne. Oui, mais lui il est bien embêté : soit il refuse pour garder sa liberté et sa vie pourrie sous dialyse, soit il accepte le rein, sa vie s'améliore mais il est coincé ad vitam avec la baleine.

Ce qui est simple est souvent faux, mais ce qui est compliqué est inutilisable.

Ah la vie qu'on vie quand on vit la vie qu'on veut !

Il y a les gens du pourquoi et ceux du comment

Si j'avais le courage de te dire que je t'aime

j'aurais peut-être aussi celui

de tomber tous mes masques, de te paraître nu

pour que tu vois en moi ce que je n'ose voir

pour que tu me racontes ce que je n'ose vivre

Il y a quelque part quelqu'un qui m'attend

Dialogue à faire peur :

— C’est quoi ton paysage préféré ? Imagine un peu ton paysage préféré, là.

— Une île ?

— Va pour une île. Une île déserte ?

— Non, une île sympa, joli lagon, des cocotiers…

— D’accord, des cocotiers. Ils sont au soleil ?

— Oui, bien sûr du soleil, et une petite brise aussi.

— Bien, et dans l’ombre des cocotiers, il y a quoi ? De l’herbe, des fourrés ?

— Je ne sais pas, des plantes, du sable…

— Tu ne sais pas parce que c’est sombre. Tu vois l’ombre, tu la vois bien, cette partie sombre dans ton île de rêve ?

— Oui, peut-être…

— Et les yeux, tu les vois ?

— Les yeux ?

— Oui, les yeux dans l’ombre. Ils sont là toujours. Tu peux te faire la plus jolie des petites îles de merde, il y aura toujours un coin sombre avec les yeux qui guettent. Tu les vois pas, personne les voit. Moi je les vois. Partout. Un jour ils vont sortir de l’ombre et le mal va se répandre. Mais je serai prêt. Tu me prends pour un parano, hein ? C’est parce que tu ne vois pas les yeux.

(Ha, Ha, Ha)

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime

Souvent ? Pourquoi souvent ? Paul, tu t'oublies : c'est tout le temps !

Voilà. C'est de la main de Paul, pour lui-même, et ce n'est toujours pas Paul. Pas tout entier. Je n'ai pas tout mis, c'est moi qui ai fait cette sélection, pas lui. Il n'aurait peut-être pas non plus choisi le même ordre. Il est mort – oui, là, devant son écriture, je pense soudain à sa mort – et il me fuit encore. C'est moi qui cours et lui qui s'échappe.

J'aurais envie de penser que, tous les jours, à la sieste ou le soir, Paul s’endormait sur cette pensée récurrente : « Ah, la vie ! Quel bonheur d’être en vie ! » Et c’était autant l’expression d’une satisfaction envers les bonheurs déjà offerts qu’une ligne lancée vers l’avenir, comme ce galet que l’on pousse sur la marelle et qu’il va bien falloir rejoindre, même s’il faut pour cela clopiner un peu sur un seul pied. Il était, pleinement. Et il n'est plus.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire LauGid ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0