Bien plus tard

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Et puis, il y a eu ce voyage au Cap Vert.

Frank est venu là en vacances, mais un journaliste, hein ? Surtout sur l'île de Sal, ce caillou sableux à cinq-cents kilomètres à l'ouest du Sénégal, avec à peine un volcan, un cratère transformé en exploitation de sel désaffectée, un aéroport international souvenir d'une ancienne obédience soviétique et dix ou quinze mille Capverdiens sans même une source pour s'abreuver.

Sal, on y débarque comme au bagne, trop heureux d'avoir accès aux rares flaques de confort moderne cantonnées dans le Sud de l'île. Pour descendre là où s'alignent les hôtels Disneyland le long des plages à surf, il faut presque traverser la lune. De part et d'autre de la route, rien que de la caillasse poussiéreuse. Les rochers tombent droit dans l'océan qui les fracassent de ses vagues obstinées, forcément obstinées. Les alizés font courir la poussière et plisser les yeux. Lorsqu'on aperçoit un pauvre bouquet de tamaris ayant eu le courage de percer le sol craquelé, on descend de voiture pour photographier : il n'y aura pas de chlorophylle ailleurs, sauf mise en pots.

Sal est une île revêche qui semble n'avoir pas été finie. Dieu a posé là quelques éléments en vrac, personne n'a terminé le chantier, n'y demeurent que des gravats. Un lieu à part. L'archipel du Cap Vert a bien servi de base de tri pour les esclaves du commerce triangulaire, afin de faire traverser ensuite aux plus résistants le reste de l'océan jusqu'aux Amériques. Mais pas l'île de Sal, non, trop aride et désolée pour que l'on prenne le risque d'y perdre de la marchandise. Lors de l'exploitation des mines de sel l'esclavage était déjà aboli. Les pauvres types qui ont creusé dans cette fournaise jouissaient du privilège d'être libres... Ce n'est que dans les années trente que sa surface pelée a trouvé une petite utilité. On y a tracé une piste comme aéroport d'escale vers l'Amérique du Sud, pour l'épopée de l'aéropostale. Et dans les années quatre-vingts, le soleil est enfin devenu rentable, le sable aussi. À défaut de pluie, les dollars. Le chantier a repris, il est toujours en cours.

C'est bien de Frank, cette faiblesse pour un tourisme formaté – bungalow, piscine, restaurant, bar à cocktails – mélangée à ce chatouillis humanitaire qui le pousse vers les enfants en guenilles dans les faubourgs de Santa Maria, un faux bourg en soi puisque, en ces années de démarrage hôtelier, rien de plus qu'une banlieue cachée derrière un rang de villas décrépites en bord de mer, pas même un port de pêche, juste une jetée et quelques barques à la portugaise, tirées sur le sable.

Le complexe hôtelier est loin, là-bas vers le coin sud-ouest, à des kilomètres du centre et de ses datchas staliniennes qui séparent de la plage désertée les alignements de baraques en parpaings nus et toit de tôle. Les pauvres ont droit aux sables et aux vents, mais pas de vue sur mer.

À l’accueil on lui a bien dit, à Frank, que Santa Maria n'offrait rien au vacancier, pas mieux en tout cas que les boutiques de l'hôtel, et pas moins cher. En plus il se ferait harceler par les petits vendeurs sénégalais qui sont la honte du tourisme, tellement qu'on les interdit dans l'enceinte et sur la plage, alors ?

Alors, il va voir quand même, vingt minutes à pied, pieds qui s'enfoncent dans le sable mou, pas étonnant qu’aucun crève-la-faim du bourg ne vienne jamais déranger les bronzeurs blancs. Trop dur pour gagner trop peu – même en mendiant chez les riches, car qui va se dorer à la plage avec de la monnaie dans le maillot, hein ? Ou alors c’est autre chose qui les retient au loin. La nature humaine est ici trop corsetée dans la mémoire soviétique, un reste d’éducation acquise à la chicotte : on ne vient pas pleurer sa misère auprès des ploutocrates capitalistes. C’est peut-être même une expression de fierté locale et c'est intéressant. Frank est à l’affût, la grille d’interprétation du reporter vissée devant les yeux.

Il transpire en franchissant la frontière invisible entre l'enclave touristique et la vraie vie. Dès les premières casemates gris brut, presque sans fenêtres, portes ouvertes sur des allées de gravillons volcaniques, ces gamins tout noirs et tout propres qui lui courent après en criant Caramélo ! Caramélo ! Mais sans joie, avec comme une insistance urgente dans la voix. Caramélo ? Du caramel pour encoller leurs dents si blanches ? Il n'en a pas sur lui et son portugais est trop pauvre pour l'exprimer autrement qu'un "No, no" avec ce geste des mains agitées en éventail que tous les Blancs de passage ont déjà dû user jusqu'à l'écœurement. Heureusement, les petits se fatiguent vite et ne sont pas remplacés.

Plus Frank avance, plus il croise de femmes et d'adolescentes portant de lourds bidons. Au bout de la ruelle inégale, sable et caillasse, une placette et du monde. Pas un attroupement, une queue, bien organisée. Les porteuses en reviennent, le plein d'eau fait. Il n'y a là qu'un seul robinet sortant de terre, au bout de son tuyau joliment encadré de murets où palissent les bleus de quelques Azulejos. Pas de responsable, l'adduction se fait en ordre et dans le calme, des discussions de quartier, de la patience bien utilisée : ce point d'eau n'est pas une solution d'urgence sur laquelle vient se briser une panique, mais l'unique approvisionnement du coin et chaque jour s'y rencontrent les assoiffés de ce bout de Sal. Les réflexes revenant, Frank se dit qu'une photo ne rendrait jamais cette impression de misère tranquille, assumée depuis… Depuis qu'on a décidé de vivre ici alors que rien ne s'y prête ? Sans doute. D'ailleurs les choses vont s'arranger : il voit un peu plus loin qu'un deuxième point d'eau est en cours d'installation. Quelques grands Noirs en short et gants de travail entourent un soudeur qui joint un autre robinet à un bout de tuyau. Chalumeau oxhydrique rafistolé, sifflant. C'est manifestement un Blanc, Frank voit son torse nu ployé, tanné par le soleil.

Au premier robinet, celui en service, un début d’esclandre. Un jeune gars a bousculé une femme pour se passer la tête sous l’eau. Ça râle un peu, sans excès. Mais ça ne plaît pas au soudeur qui baisse la flamme de son chalumeau, le pose, et se redresse. Le jeune resquilleur, toujours penché sous sa douche parcimonieuse, ne l’a pas vu. Le soudeur blanc fait un pas vers lui et lui envoie une calotte qui lui fait cogner la tête dans le robinet. Le jeune se relève, prêt à cogner. C’est un costaud. Grand, maigre, mais costaud. Il voit le Blanc, à peine plus petit que lui, plus dense. Il l'apostrophe sans crainte. Ce qu’il dit, Frank ne comprend pas, toujours du Portugais. Le Blanc n’a pas bougé, menton levé, poings serrés. Le jeune crache par terre et s’en va. Il fait plusieurs pas, assez pour qu’on ne fasse pas le lien, par fierté, avant de se masser la tempe éraflée au robinet. Le soudeur retourne à son travail et voit Frank. Il s’arrête. Et lorsqu'il relève sur son front les lunettes opaques qui masquaient son regard, c'est Paul, voilà.

Pas le Paul rieur d'avant la mort. Un Paul aux yeux farouche, crâne mal rasé, moustache en crocs accompagnant la bouche tombante. Mais Paul tout de même, pas d'erreur, puisqu'il a reconnu Frank et lui lance : « Tu viens juste regarder, ou tu vas te salir les mains, cette fois ? »

L’interpellé reste interdit. Sur un haussement d'épaule du soudeur, les lunettes glissent du front en sueur, retombent sur les yeux et le chalumeau reprend son sifflement. On soude. Quand les gants de Paul ferment la manette du gaz d’un coup sec, la flamme s’éteint et c’est fini. Beaucoup d’assoiffés sont là maintenant, autour du muret de parpaings qui protège les tuyaux. Des enfants bousculent et passent entre les jambes des grands pour mieux voir. Mais pas un mot, à peine un fond d’impatience. Paul ne fait pas durer. D’un signe, il envoie un de ses aides manœuvrer une petite vanne. Rien ne vient. Il se penche sur sa soudure toute neuve, puis tourne le robinet. Ça cogne, ça racle, crachote, ça fume, et puis ça coule sous un bref jet de vapeur. Murmure approbateur chez les porteuses d’eau. Paul se détourne. Un bout de sourire sous la moustache. « Bon, reste pas là, tu vas te faire cuire l’œuf. »

Frank n’est pas sûr d’avoir reconnu Paul Stich. Il est certain que c’est Paul, mais pas que ce soit le même Paul. Il a un long moment d’hésitation. Paul se détourne sur un autre haussement d’épaule. Il tend le chalumeau à un des grands Blacks qui l’aide, et puis s’en va d’un pas qui soulève le sable. Alors Frank lui trotte derrière, le rattrape, le bloque par le bras et voudrait le retourner, mais il ne peut pas, autant vouloir bouger un menhir. C’est seulement quand Paul le décide qu’ils sont enfin face à face.

« Alors, Mister Words, on dirait que tu m’as cherché longtemps. Je me doutais que tu serais le plus acharné à me retrouver, petit coquin... » Franck le regarde sans comprendre. Oui, c’est bien Paul, mais ce n’est pas agréable pour autant.

« Allez viens, on va se rincer la poussière. » Son ancien ami l’entraîne dans ce qui pourrait être chez nous une sanisette. La taille de toilettes publiques, le même carrelage blanc éclaboussé au néon, presque la même odeur, mais c’est un bar. Serré contre le mur du fond par un comptoir de planches posées sur des bidons plastiques, un mulâtre à chapeau de paille puise directement dans des caisses de bouteilles. Pas de table, seulement des chaises et des bancs autour de l’air moite. Et des Cap-Verdiens qui parlent, qui boivent ou qui se taisent, l’œil jauni.

On est accueillis par ce qui sonne comme « Hé , Francho ! » et des bières sautent sur le comptoir. Des canettes métal, couverte d'une buée de fraîcheur inexplicable dans cet étouffoir. Un salut de Paul, l’index vers la tempe, et il pousse Franck vers une chaise pendant que lui reste debout contre le carrelage écaillé.

« Alors, tu veux savoir quoi ? Quand je rentre ? »

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