Quelques réponses

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« Alors, tu veux savoir quoi ? Quand je rentre ? »

Franck n’en sait rien. Il n'était pas venu pour ça, il n'est pas préparé à des retrouvailles. Depuis sa disparition il pense à Paul comme une écharde dans un doigt. Des années que ça travaille sous la peau. Il sait que la douleur est là, quelque part, et qu'elle va se rappeler à lui par surprise, dans un geste ou une caresse qui frotterait par hasard juste sur ce qui dépasse. Il s'est souvent demandé où son ami pouvait être, mais plus à la façon d'un mantra d'espoir, pour ne pas le tuer. Souvent il se dit que telle situation, telle lumière, tel moment aurait bien plu à Paul, et que ça aurait bien plu à Franck de le partager avec Paul. Rien que cette pensée fugitive, la trace de Paul dans l'instant, c'est déjà partager avec lui, le maintenir en vie, au monde, quelque part. Alors, maintenant, que peut-il demander ? Comment rattraper ces années sans lui ? Bien sûr, il veut tout savoir. Par où commencer ? Demander ce qu’il fait là, peut-être, Paul. Pourquoi sur Sal ?

« C’est pas vrai… T’as donc rien vu dehors ? Ce type qui construisait un truc en parpaings, toi tu n’en ferais même pas des chiottes au fond du jardin : lui ce sera sa maison, avec sa femme et ses trois gosses. Faudra encore qu'il trouve un bout de tôle pour faire le toit. Et la tôle, ça pousse pas sur le sable. Faut la faire venir de loin. Il n'y a rien, ici, à part le sel et le vent. Même la feuille de salade décorative que tu laisses de côté dans ton assiette à l'hôtel, il a fallu qu'elle vienne par bateau ou par avion. Quand il n'y a rien sur place, les pauvres ont besoin de tout. T'as pas vu les gamins qui te courent après pour te demander de l'eau...

― Ah non, ils voulaient du caramel.

― Crétin ! Caramélo, c'est la marque de l'eau en bouteille, ici. Elle vient du continent. On manque tellement dans leurs taudis que les gosses ne mendient pas de l'argent, qu'est-ce que tu voudrais qu'ils en foutent, il n'y a même pas de magasin ! Ils te demandaient une bouteille d'eau ! Voilà le pourquoi. C’est pas chez vous qu’on a besoin, c’est ici. Alors, je suis ici. »

Ici, d'accord, Franck l'a vu. Mais il fait quoi ? Soudeur au black ? « Je fais les choses. Ou je les fais faire, je les fais venir. J’arrange un peu. Je fluidifie. Du fric, il y en a. Je le fais circuler pour qu’il serve à ceux qui ont besoin. »

Et Paul raconte. Les premiers Européens de l’Ouest venus s’installer dans ce paradis du clodo. Des mecs un peu allumés qui croyaient avoir trouvé leur royaume sans le sou parce que, bien que non aligné, l'archipel avait quand même été soutenu par l'Union Soviétique pendant sa lutte pour l'indépendance et l'installation d'un régime marxiste. Le Marxisme, a priori, ça résiste aux sirènes du mercantilisme. Il n'y avait pas d'eau, mais plein d'espoir, et surtout une mer turquoise avec des requins pas trop gros. Ils avaient planté des paillotes sur la plage, rebaptisées surf camp ou centre de plongée. Et il leur avait fallu faire venir du routard payant, pour survivre. Quelques articles dans la presse des vagues, avec photos et titres genre « Plus roots que roots, le trip Cap Vert », et les dollars tombent. Paul avait lu tout ça, dans le temps de sa jeunesse. Il avait suivi l'affaire, de loin, intéressé. Les camps qui grossissent, les jeunes roots qui engraissent, logent dans les maisons des anciens caciques du régime dessinés par des architectes russes, construites en béton russe, payé en roubles. Du pognon encore. Et la trouille de se le faire piquer, la trouille qui monte autant que le tas de fric.

Paul est arrivé quand ça se développait encore, côté bled. Il a senti l’air et trouvé que ça puait. Sur la pointe ouest, des petits malins commençaient à construire des hôtels hors-sol. C'est là que tu crèches, hein, Franck ? Forcément... La partie village mourait tranquillement, désaffection, fin de cycle, changement de clientèle... Les pêcheurs et les anciens apparatchiks ne valaient rien comme maçons ou comme femmes de chambre. Barmen à la limite, mais les places étaient déjà prises. Selon son habitude, Paul a analysé la situation et cherché les leviers d'action pour que ça évolue dans le bon sens, enfin, dans son sens, il n'a pas l'hypocrisie de croire être détenteur d'une vérité universelle. Je crois ce que je crois, mais je ne perds pas de vue que ce n'est qu'une croyance. Je m'en donne les moyens. Je prends ce qu'il y a à prendre. Ce n'est pas facile, je le fais, c'est tout.

Franck le raconte comme une évidence, mais ce qu'a accompli Paul ici n'a rien d'un succès écrit d'avance. Il aurait pu prendre le risque de trop, finir dans un trou de sable ou en plusieurs morceaux dans un banc de requins. Il a eu de la chance, plus de chance que d'autres, il s'en est servi. Il l'admet volontiers. « J'ai pris la vague, j'ai senti qu'elle me portait, c'était le moment. Je suis resté dans son creux, j'ai surfé ce que je pouvais, je suis encore dans le tube. » Chaque fois il a dit merci, par respect pour une sorte d'ordre immuable qui nous régirait tous, et un peu de respect aussi pour ceux qu'il infléchissait, réorientait. Des proies qu'il appelle ses partenaires.

Il a pris les nouveaux riches un par un, les Allemands, les Hollandais, les Français, pas de jaloux. Il leur a demandé un peu d'argent, une part de ce qu'ils gagnaient ici, presque rien, à peine de la monnaie. Sinon, il lâchait sur eux la colère des fauchés. Un bluff. Gagnant. Du chantage aussi, des menaces non voilées. Une histoire de gros flingue qu’il aurait toujours sur lui. Françao fou, comme on l’appelle. S'il vous demande du fric, c'est que vous avez les moyens, alors on paie, pour avoir la paix et parce qu’il n’exagère pas. Paul dit cela avec simplicité, sans gloriole. Il est devenu une sorte de curiosité locale, un élément du paysage qui vaut bien les quelques cruseros que ça coûte. Et lui, il les dépense pour ceux qui manquent de tout, il fait venir du matériel, de quoi réparer les barques et les baraques. Envoyer une femme accoucher au propre sur l'île de Praia. Ajouter un point d’eau. Pas grand chose, mais un peu quand même. Tant que ça tient. Je leur facilite la vie sans me prendre pour Dieu. Ils font ce qu'ils peuvent, ils ont juste besoin d'aide par moment, un coup de pouce ou ou même rien qu'un peu de repos. Quand tu trimes toute la journée en mode survie et que ça ne suffit encore pas, si quelqu'un te donne de quoi tenir même seulement deux jours, le temps de penser, de voir plus loin que le prochain repas de tes gosses, là tu as une chance de te prendre en main. Je ne suis pas le seul à faire ça. D'ailleurs, j'en fais assez peu par rapport à d'autres qui ont une vraie démarche, une légitimité à changer les choses ici. Moi, je ne suis qu'un oiseau de passage. Tu es dans un de ces hôtels hideux qu'on vient de construire au sud-ouest, hein ? Le New Horizons ? M'étonne pas. Peut-être le pire, en tout cas dans le tiercé de tête. Alors que le Morabeza, celui-là il vaut le coup. Mais si tu ne regardes que le prix sur Internet, tu ne sauras pas faire la différence. Le Morabeza, c'est un gars d'ici qui l'a ouvert, en réutilisant les bâtiments qui servaient à stocker les denrées quand le port était encore en service. Et ces bâtiments, tu as vu ça ? Non ? Pfff, et tu te dis journaliste ! Superbes, magnifiques, on dirait un Coliseum en pierre sèche, du grand œuvre. Là-dedans, il a développé son hôtel petit à petit, en ne s'appuyant que sur les gens du coin. Il les a formés, il a attendu qu'ils soient au point avant de rénover, construire, installer, décorer, cuisiner... Tu vois le truc ? Rien que du local, pour que chacun en profite, sur des générations. Mais il s'est fait doubler par les bétonneurs qui ont étiré leurs guirlandes de bungalows tout le long de la plage. Avec le fric de pauvres types en mal de vacances, comme toi. Pas d’offense, hein, mais là, tu n'es pas du bon côté du dollar. Pourtant, ce n'était pas perdu d'avance, c'est juste comme ça, c'est dommage. On n'y peut plus rien, il n'y a qu'à réparer ce qu'on peut, les gens qui souffrent. Du sparadrap contre le cancer.

Franck le regarde sans le voir vraiment. Où est passé le Paul insouciant, le veinard, le battant capable de dégoupiller n’importe quel problème. « Tu l’as en face de toi, le même, pareil. Tu es bouché, c’est normal. Les problèmes ont changé, c’est tout. Enfin, regarde autour de toi ! »

Oui, c’est vrai, il a vu. D’autres problèmes, et toujours des solutions très Paul. C’est bien lui, tout cela, en fait. Mais comment a-t-il pu partir, tout abandonner, laisser ses femmes, ses filles, tout le monde dans l’ignorance et les questions ?

« Oh, ça… »

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