Intermède

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Les yeux dans le vague, Clara repose le manuscrit. Dit-on encore manuscrit pour ces paquets de pages tapées au traitement de texte, imprimées au laser, reliées boudin ? Elle a croisé parfois le terme tapuscrit, mais cela sonne ridicule à ses oreilles. Elle ne connaît rien au monde littéraire. Elle lit pourtant, pour le plaisir, des livres qui l'évadent. Ah, elle s'arrête un instant sur cet usage étrangement transitif du verbe s'évader. Voilà qu'elle aussi s'adonne à la création lexicale !

Qu'est-ce que Thomas cherche à faire avec cette écriture trop touffue pour être honnête ? Il lui a déposé son texte relié voilà déjà deux semaines, aucune explication sur le thème traité, en lui demandant de le lire sans a priori, pour qu'elle lui donne son avis sincère. Elle a eu du mal à s'y mettre. Impression d'un poids qui pèserait à la fois sur elle et sur ce qui est écrit dans ces pages. Maintenant qu'elle en a lu un peu, impression que les mots lui brûlent les yeux. Qu'est-ce qu'elle en pense ?

D'abord, elle se demande pourquoi Thomas n'a pas plutôt demandé son avis à Paul. Il s'agit surtout de lui, de sa vie, ou en tout cas de la vision que son ami a de cette vie. Clara voit bien que le texte – un roman ? une autofiction ? – tente de parler aussi un peu d'elle, on y arrive, mais elle ne se sent pas concernée. Pire : elle a l'étrange sentiment d'être exposée à des choses qui devraient lui rester cachées. Comme si elle espionnait son ex-mari en voyeuse à travers les mots secoués de son ami journaliste. Il y a des éléments qu'elle connaît déjà – oui, Paul lui a bien dit qu'il avait été stagiaire à rallonge, par commodité ou auto-sabotage, avant de reprendre sa vie en main pour la partager avec elle – et d'autres qu'elle préférerait ignorer. Cette histoire de synchronisation expresse ? Cette Karen dont Paul ne lui a jamais parlé ? Je ne devrais pas être là, se dit-elle. Thomas me cite comme témoin d'une entreprise de déconstruction sans âme mais avec effets. En plus, c'est chargé, nombriliste, il s'écoute écrire, ça n'a rien à voir avec de la littérature, la vraie. Il se masturbe sur son clavier, et il me convoque pour que j'examine sa petite éjaculation typographique. Non, je n'ai rien à faire là !

Cela lui donne envie d'appeler Paul. Que fait-il, là-bas, de l'autre côté de la France, au bord de la grande eau ? Peut-être que Thomas lui a aussi envoyé son texte. Peut-être l'a-t-il enjoint d'en faire lui aussi la critique éclairée. Peut-être – et ce serait bien le genre de Thomas – attend-il en agitant la queue, comme un bon chien-chien, que le maître lui renvoie sa ba-balle toute baveuse.

Clara est surprise d'avoir une réaction aussi violente et amère. Il y a quelque chose dans ce manuscrit, un courant délétère qui ramone ses émotions et en décolle les suies. Est-ce bénéfique ? Sandra saurait mieux répondre, c'est un peu son domaine, bien qu'elle s'adresse plutôt aux corps, d'habitude. Le corps, justement : Clara se sent contractée, le dos et les épaules serrés dans une camisole de muscles tétanisés. Des mots, rien que des mots, et la voilà touchée physiquement comme une huître sous un jet de citron.

Quelques mouvements pour se détendre. Elle se lève, se courbe vers l'avant en expirant, se redresse, inspiration, lève la tête au plafond et laisse son dos se cambrer, se cambrer, jusqu'à voir la porte du salon ouverte derrière elle. Et par la porte arrive Cilia, sa fille de sept ans, courant comme une biche traquée par une meute de loups. « Maman, cette fois ça y est, je crois bien que j'ai vu un OVNI ! »

Bien. Paul attendra. La branlette litterreuse (création lexicale, quand tu nous tiens !) de Thomas aussi. Les choses importantes, les vraies, cavalent à travers le salon et sautent sur le canapé avec des cris de Sioux éthyliques. « Est-ce que Pernille l'a vu aussi ?

— Bah, non, elle y croit pas, elle peut pas les voir.

— Et toi, tu l'as vu où ?

— Il a traversé le ciel comme ça, viouuuuu, mais sans faire de bruit. Vioooouuuu ! »

Voilà, chacun voit ce qu'il croit. Clara pourrait bien penser cela du texte de Thomas sur Paul : ce Paul existe puisque Thomas croit l'avoir vu ainsi. Mais Thomas n'a jamais connu le Paul qu'il décrit, ce Paul jeune. Clara et lui étaient déjà mariés lorsqu'ils ont rencontré ce journaliste qui est peu à peu devenu leur ami. Va-t-il le rester ? Ce qu'elle a lu, notamment cette idée stupide d'un Paul dirigé par ses hormones, livré tout cru au premier jupon qui passe, il y a de quoi flinguer l'amitié la plus intime. De l'intimité bafouée, tiens ! Voilà, Thomas : tu viens de piétiner ce qu'il pouvait y avoir d'intime entre nous trois. Bon, elle exagère un peu. Elle ne pense pas vraiment cela, d'autant qu'elle n'y pense déjà presque plus puisqu'elle s'occupe de Cilia qui a besoin d'attention vraie. Elle y repensera plus tard. Elle voudra appeler Paul sans y parvenir. Elle reprendra le manuscrit le lendemain, toujours sans être sûre d'aller au bout. Et surtout, ses pensées seront bientôt occupées par tout autre chose.

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