Reprise

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(Commentaire : version raccourcie de 50% par rapport à la première version mise en ligne. Merci pour les remarques concernant le déséquilibre général)

Paul a dix-neuf ans, étudiant de fraîche date en grande école de commerce, loin de tout ce qui l’avait gardé dans le droit chemin – parents, absence de copains dévoyés, excès de sports, difficultés de transport... Loin donc libre, croit-il, dégagé de toute contingence, alors qu’il n’est qu’un brûlot d’étoupe impatient d’une étincelle.

Ce ne fut même pas une rencontre, juste un coup d’œil sur ce qu’il n’avait encore jamais envisagé possible – une femme en vrai, proche à toucher – et il s’est ouvert d’un coup, comme une colonie de polypes (un récif de corail, quoi) qui éparpille ensemble tous ses œufs dans l’océan pour une seule nuit d’amour annuelle. Mais Paul n'es pas corallien : sa sève, peut-être retenue trop longtemps sous pression dans les racines familiales, a jailli en une floraison de boutons tardifs sous l’effet visuel d’une enveloppe charnelle féminine. Oh bien sûr, pas une Clara (pour Paul il n'y aura qu'une seule Clara), pas encore, mais une ambitieuse qui finira bien plus tard allongée sur un divan professionnel à se demander pourquoi l’homme qu’elle a honnêtement épousé pour son argent se détourne à présent de ses fesses tombantes et de ses poches à silicone distendues.

Bien sûr Paul ne savait rien de ces désespoirs à venir lorsqu’il succomba sous l’excès de charmes de cette Florence (appelons-la Florence, même si l'info n'est pas confirmée) gainée de cuir fin et d’un rien de tissu débordant de chair aux endroits prometteurs. Lui qui résistait depuis longtemps et sans le savoir aux offres de donzelles à sa portée, atteint en une seule fois sa cote de renversement pour une paire d’obus mammaires qui ne pointaient même pas vers lui. Expérimentée, presque sûre de sa direction future, ils visaient une dernière proie d’entraînement à poil dur et Golf GTI. Une sorte d'anti-Paul. Pour une Florence, l’école de commerce est plus qu’un vivier. Maintenant qu’elle sait à coup sûr allumer les ardeurs de l’homme debout et les éteindre à genoux ou couchée, il lui faut acquérir le vrai discernement, ce regard lucide et profond qui lui fera délaisser les élégances de charpente au profit des promesses moins visibles de l’ambition, des réseaux et de la fortune.

Par tradition familiale, elle sait que ses études ne servent qu’à être bien mariée avant vingt-cinq ans. Et qu’ensuite tous ses efforts serviront à n’être pas divorcée avant quarante. Elle s’exerce donc l’œil, éduquant soigneusement son regard aux détails qui ne trompent pas. Ce qu’elle cherche, c’est le poulain prometteur qui non seulement a déjà les moyens, mais dispose surtout des moyens d’avoir encore plus de moyens. Un cercle vertueux déjà bien lancé et dont elle pourra accompagner la ronde, fermement arrimée par une solide alliance matrimoniale, au plus près du moyeu pour ne pas s’en faire éjecter dès l’accroissement conjoint de la surface financière et des forces centrifuges.

On en rirait, si ce n’était aussi dramatique, cet atelier du malheur tout entier consacré à se répliquer d’une génération l’autre. Pourtant elle sait, Florence. Elle voit son avenir, aussi clair qu’une incantation de voyante. Elle le lit dans les rides en fuite de sa mère, ses liftings à répétition, ses liposuccions, ses antidépresseurs et ses larmes que parfois plus rien n’arrête. Elle sait, elle perçoit, elle voit, et elle y va tout droit.

(Là, Clara repose le manuscrit pour ne plus y revenir. Un peu écœurée, vraiment pas concernée. Elle a tort, on reparle d'elle bientôt. Tant pis.)

Mais lui, Paul, n’a rien lu de tout ça dans les ondulations de cette femme qui marche vers son mâle dominant. Alors que des mots bourgeonnants allaient fleurir à ses lèvres pour exprimer son emballement à contretemps, Florence le repousse avec une puissance de brise-glace. Irrésistible. En un geste, Paul constate qu'il n'existe même pas aux yeux de la belle. Bouleversement, déchirement, abattement. Les mots se fanent, les lèvres demeurent closes.

C’est ainsi nié que le jeune Stich commença de nourrir son acné et développa ses facultés d’embrasement immédiat. Cela continuera, régulièrement, à l’entrée d’un amphithéâtre, entre deux cours d’économie et de stratégie financière, au foyer, à l'occasion de soirées promo. Cela lui colle au mental et au sentimental. Il y repense forcément, à chaque tentative éperdue. Il y repense face à Clara qu'il ne sait pas encore s'appeler Clara.

Chaque fois il revisite en pensée ce qu’il doit dire et faire de définitif pour emporter le morceau. Au moins, rester dans le chemin. Exister. Résister aux forces expulsives. D'échec en déconvenue il a compris comment se joue le jeu. Paul n'a pas changé de nature fondamentale, mais a appris à endosser le rôle du prédateur. Aucun brise-glace brise-cœur ne peut plus, ne doit plus venir déraciner son ambition solidifiée autour de la conviction qu’il n’a qu’une chance, une seule. Cette angoisse ! Pas celle du gardien de but, mais bien celle du tireur de penalty. Dire ce qu’il faut et infléchir sa vie en quelques phrases. Frapper pour faire entrer le ballon dans la cage en trompant le goal. Trouver les bons mots, les mots efficaces, la sélection et l'arrangement lexical qui actualiseront tout son potentiel pour précipiter son ambition cristalline dans la réalité sensible. Son ambition ? Être accepté, enfin !

Cette obsession des bons mots l’encagera jusqu’à ce qu’un jour le vernis craque et le rende enfin libre de se dire en sincérité, sans arrière-pensées, sans autre objectif qu'être lui-même.

Cela se passera longtemps plus tard, au cours d’un de ces dîners entre amis où chacun s’engage pour que « la sauce prenne ». Il y a là Paul, bien sûr, sa femme, ses deux filles encore très jeunes, son frère de passage, un copain journaliste et un autre couple venu lui sans ses enfants.

La fille cadette de Paul et Clara (oui, il a épousé Clara) vient de faire un petit caprice. L'homme invité tente de minimiser l’incident en livrant sa méthode de gestion des enfants. « … Alors j’ai analysé ce que je ne supportais pas. Je l'ai analysé et je l’ai transformé en interdictions. Absolues et préventives. Oui, et c’était assez simple en fait, puisqu’il suffisait de les empêcher de… »

C'est là : Paul décroche. Il décroche de la conversation, parce qu’elle a soudainement sur lui un impact disproportionné, sans rapport avec le sujet traité. Il ne s’agit plus pour lui de trouver quelle réponse mettre en œuvre pour relancer ou préserver la soirée. Il s’agit de savoir s’il va continuer à supporter ce donneur de leçons. Ce qu’il ne supporte plus, Paul, c’est sa propre faiblesse : elle le pousse à se questionner toujours sur ce qu’il faut dire pour tenir le cap de l'harmonie. Il supporte tout le reste. Il supporterait aussi le poseur en face, en train d’énumérer comme troisième point « l’obéissance immédiate ». Il supporterait même que la soirée parte en couilles...

Il ne se supporte plus. La fissure. Cela le traverse. L’image classique du barrage qu’une simple lézarde finit par rompre tout entier. Il se lève. Il ne cherche plus ce qu’il doit dire. Il sait ce qu’il veut dire.

— Cilia et n’importe lequel de mes enfants a plus de droits que moi, parce qu’elle n’a pas demandé à être là ! Si je veux savoir ce qui est bon pour elle, je n'ai qu'à lui demander. Et tu peux garder ta méthode de maton psychorigide pour ta chiourme personnelle.

Voilà. Ce n'est pas grand-chose, mais ça lui suffit. Il se rassied dans un souffle. Un geste de la main, index tendu, trois légers tours en l’air au bout du bras arqué, comme on démarre un hélicoptère dans les films de genre, congédie tous les pénibles. Congédiés, les amis qui n’en sont peut-être plus, les théories, les intrusions et les doutes sur ce qu’il faut dire. Congédié aussi l’avenir incertain, suspendu à des mots trop pesés.

Il décide à partir d'ici et maintenant d’agir partout dans sa vie comme il le fait au bureau : mener la barque au gré du courant, des évidences et des intuitions. De la vie comme du travail : l'inverse de ce qu'un psy recommanderait. Mais voilà, c'est Paul Stich. Et Clara dévisage, interloquée, ce nouveau timonier domestique. Elle a perçu le changement au moment même où Paul le ressentait. Voilà, se dit-elle, j'ai un homme à la maison. Elle se demande si elle pourra aussi facilement que ça, et surtout aussi vite, lui laisser la barre. Changer en un instant, sur une impression, des années d'équilibre matrimonial.

Oui, Paul est sans doute en train de perdre Clara, dix ans après leur rencontre. Bien sûr, il n’avait pas encore congédié ses angoisses, dix ans plus tôt, en ce soir de fin de printemps où il vient de découvrir Clara au milieu de parisiens venus fêter la musique. Il sait déjà qu'elle constituera sa vie. Il joue encore son avenir sur le prochain mot.

Donc il attend devant le stand bouffe et bière, entre l’avenir Clara (il ne connaît toujours pas son prénom) et le souvenir de toutes les Florence (il y en a eu d'autres, autant d'échecs), en conséquence de quoi il se demande quel agencement de mots perforants va pouvoir lui ouvrir les portes d’un cœur nouveau, inconnu, impératif.

Ce qu’il ressent le projette vers Clara aussi fortement qu’une lame de fond le briserait sur un rocher. Et pourtant, dans l’œil de ce cyclone émotionnel, ses pensées rationnelles semblent aux commandes. Il cherche, évalue, compare… Aimer n’est pas la question, ce qui compte ce sont les mots. Des mots qui tournent le dos aux émotions présentes et puisent ailleurs une efficacité introuvable.

« Tu me fais battre le cœur plus fort ? » Non, celle-ci n’a jamais marché. Surtout pas en introduction. Pourtant, c’est ce qui se passe en lui, maintenant, et ça tape. « Tu fais quoi en dehors des saucisses-frites ? » Bof… Se recentrer sur l’objectif : est-ce que je veux en savoir plus sur elle, ou bien qu’elle ait envie d’en savoir plus sur moi ? Réfléchit, pense, pense ! Stratégie, tactique. Où est-ce que je veux l’emmener : dans mon lit ou dans ma vie ? Pour le lit, je lui parle de ses yeux, de sa bouche. Pas de son parfum, graillonnade de chez Lesieur, un peu dur comme début de soirée. Et pour la vie, je dis quoi ?

On voit bien qu'il se passe déjà quelque chose. Le temps. À la différence des rencontres impromptues qui lui ravissent le cœur et le forcent à trouver immédiatement le mot qui touche, Paul a pu ici imprimer sa présence en Clara, exister à ses yeux, puis se retirer, laisser faire l’attente. Je germe en elle, se dit-il. Cela le rassure et réduit le stress lié à l'impact vital des premiers mots à prononcer.

De son côté, forcément elle pense aussi. À lui ? Oui, un peu. Paul germe en Clara pendant qu'elle tasse les barquettes, pique les saucisses, tartine la moutarde. Qui est-il ? Que veut-il ? Est-il beau d’abord ? Ah, cette satanée première impression, avant même les premiers mots, la prime au physique.

Alors donc, Paul vu par Clara, depuis le stand à fritaille : les yeux curieux-gourmands, pas de couleur identifiable, mais ça brille ; le sourire mi-narquois, mi… autre chose, pas déplaisant ; le visage, voyons le visage, irrégulier mais ouvert, rien qui détone, rien qui dérape ; la gestuelle multi-facettes, entre placidité et brusques envolées, le cou qui girouette soudain vers les musiciens tout proches (une fausse-note), un pas glissé de côté pour éviter un gras-double encombré de bières et barquettes-frites qui recule du stand sans rétroviseur, les bras de Paul (elle ne sait pas encore qu'il s'appelle Paul) en berceaux esquissant un geste d'accompagnement valsé, comme un début de moquerie intérieure… Bref, quoi qu'il fasse, et même s'il ne fait rien, Paul attire le regard de Clara. Et puis, un garçon qui porte un t-shirt blanc où il est bêtement inscrit « RIEN » en grosses lettres ne peut être complètement inintéressant.

Voilà comment le temps fait son effet. Paul n’a rien eu de plus à dire. Il n'a pas eu à déclencher la blitzkrieg verbale et dépêcher ses forces d'occupation lexicales que déjà Clara en est toute investie. Fixée sur Paul. Les mots indispensables viendront plus tard, pour que ces deux-là s'entendent et s'accordent. Là ils n’ont encore fait que se voir.

Et puis, le jour baisse, vient l’heure des lampadaires. Ils s'allument l'un à l'autre. Ce qui pousse enfin Clara vers Paul, vers la soirée douce, vers les promesses de la nuit, c'est – prosaïque – le fond du fût de bière et l'épuisement de la réserve de frites. Elle dépose son tablier, gratifie d’un salut les derniers clients, parsème de sourires, contourne le comptoir et passe de l’autre côté de sa vie.

Paul l’a attendue, toujours synchrone. Laissons-les se jardiner, il y a bon espoir.

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