Apaisement

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L'océan roule des vagues qui cassent en répandant leur onde de choc jusque dans le sable. La vibration sourde, plus rapide que le son dans l'air humide, remonte alors des pieds jusqu'aux mâchoires. Sandra la sent résonner en elle plus qu'elle ne l'entend. Un cœur qui bat, une pulsation lourde toutes les quinze ou vingt secondes. Lente. Phase terminale. C'est d'ici qu'il est parti, son homme, celui qui comptait.

Le Paul qu'elle a revu n'était déjà plus à elle. Sandra l'a pleuré deux fois. Les détours du destin font des nœuds aux âmes. « Reviens ! » a-t-elle envie de crier, comme ça, pour rien, pour que ça sorte. Elle l'a vu mourir, elle sait dans sa tête, mais le cœur et l'âme s'en foutent. Le vent de terre la pousse dans le dos, vers l'eau qui mousse, longue plage d'écume blanche jusqu'à cette barre sombre qui se dresse au large, s'ourle et se brise, nouvel ébranlement profond. Reviens...

La main de Pernille se glisse dans la sienne. La jeune fille n'a pas voulu repartir vers son école d'ingénieurs après les obsèques de son père. Orpheline deux fois, elle aussi. Les vacances de Pâques sont bientôt là, elle reste faire un peu de surf, calmer ses tristesses. Aujourd'hui c'est impraticable, elles le savaient, elles sont juste venues voir. En Polynésie elles auraient réuni les surfeurs en cercle sur l'eau pour rendre à l'océan les cendres de Paul accompagnées de colliers de fleurs, en chantant quelque chose d'incompréhensible mais de sans doute très fort, très beau, très émouvant, dans une langue d'origine qui parle autant aux éléments qu'aux âmes sur le départ. Ici, le roulement des vagues grondeuses rend seulement les adieux plus difficiles.

« Tu crois qu'il serait revenu ? » Pernille n'a pas besoin de préciser. Paul occupe tous les esprits, il les relie encore plus fort depuis sa mort. Non, Sandra ne pense pas qu'il serait revenu, au contraire. Il serait reparti en brouillant toujours plus les pistes. Elle se demande s'il aurait emmené cette Coralie avec lui, vers un autre bout du monde. Peut-être. Sandra aurait aimé le savoir heureux, ailleurs, même avec une autre, comme il était heureux là-bas avec Clara quand il n'était pas ici avec elle. C'est drôle comme on peut partager l'amour. Ça ne le découpe pas en petites parts, au contraire : il lui semble que l'amour ainsi partagé se multiplie. Et quand c'est terminé, sans espoir de retour, le chagrin s'en trouve multiplié aussi. Toutes ces phases de deuil à parcourir, de nouveau. Ces douleurs à pleurer qu'on ressasse en souffrances. Le temps qui n'y peut rien. Les larmes à peine séchées qui coulent par-dessus les traces des précédentes, rivières de sel qu'aucun maquillage n'endigue. Et les vagues roulent, roulent, grondent, attaquent le sable en mousse crépitante. La marée monte. Les traces des bottes s'effacent. Les deux femmes reculent devant l'assaut. Après le ressac il ne reste rien de leur passage.

« Et elle, tu crois qu'elle l'aimait ? » Oui, non, peut-être, qu'est-ce que ça change ? Sandra n'en sait rien. Là, dans le vent et le bruit des vagues, elle ne veut plus penser à ce Paul inconnu, à peine entrevu, revenu chercher la mort pour rien, sans même réussir à sauver qui que ce soit. Un type bizarre, rude, généré par un autre côté du monde, bizarre et rude, qui n'est pas celui de Sandra. Elle n'est pas tenue de vivre dans ce monde-là. Elle ne veut pas se laisser contaminer. « Il aimait regarder les vagues, voir où il se placerait s'il allait surfer. Là, il hésiterait. Il choisirait peut-être ce courant, tu vois, à droite, pour aller au large. Il croit qu'il peut passer la barre, il croit toujours que ça passe. Il ne passerait pas, bien sûr, aujourd'hui ça ne passe pas. Mais il essayerait, encore et encore, sans s'apercevoir qu'il s'épuise. Il ramerait sans avancer et chaque vague qui lui casse dessus le ferait reculer. Il ramerait... Je me souviens de lui comme ça, tu sais ? Je veux m'en souvenir comme ça. On a le choix. En partant il nous a laissé le choix. Comment tu veux te souvenir de lui ? »

Pernille ne sait pas. Papa au début, c'était ce type qui savait toujours tout, on ne pouvait pas discuter. Pour chaque chose il avait la bonne façon de faire, la seule, celle qui s'imposait. Il n'écoutait même pas ce que sa fille avait à dire. « Non, tu prends d'abord ta douche, après tu fais ton cartable et tu viens déjeuner, comme ça chacun peut avoir la salle de bains sans que ça se bouscule et tu es prête pour que je t'emmène au car. » Et si elle veut commencer par boire son chocolat chaud ? Il n'y a pas moyen, Papa a réfléchi pour elle et il a décidé. Qu'est-ce que ça a pu l'énerver, cette façon qu'il avait de prendre leur vie en main. « Non, pour ton exposé tu commences par décrire le contexte, l'époque, et seulement après tu parles de l'auteur et de la façon dont son œuvre s'insère dans le contexte, pas dans l'autre sens. » Il ne demandait même pas ensuite si elle avait eu une bonne note : il lui avait donné la bonne façon, pas besoin de vérifier. Et puis, un jour il s'en va, il n'est plus là et d'un coup, dans ce vide, elle fait ce qu'elle veut, comme elle veut. Bien sûr, Maman pleure, Cilia pleure par mimétisme, mais Pernille a bien envie de rire et de taper des mains. Papa n'est pas loin, il vit juste avec une autre, ça la soulage. C'est cette Sandra qui encaisse et amortit ce que Pernille ne supportait plus. Quand elle le voit, c'est un peu comme s'il était devenu son oncle ou son parrain, quelqu'un qui la regarde de loin et fait semblant de s'intéresser un peu sans trop s'impliquer, rien de personnel. Alors, elle n'a plus à être en colère, boudeuse, ado pénible comme avant. Elle n'a plus besoin de se dire, pour se soulager, qu'il est mort ou juste qu'il ne va pas rentrer, lorsqu'il est en retard le soir. Voilà ce qui l'allégeait : imaginer sa vie sans lui. Maintenant qu'il n'est plus présent – plus pesant – au quotidien, elle sent le poids qu'il faisait peser sur elle. Oui, quand son père quitte sa mère, Pernille s'allège, se découvre des ailes, une personnalité. Elle se redécouvre un papa. Elle peut blaguer avec lui, le critiquer ou se taire, comme si la qualité de leur relation n'avait plus aucun impact sur sa vie.

Et c'est un peu le cas, lorsqu'il disparaît soudain, pour de vrai, voilà cinq ans : ça ne change pas grand-chose. Au début, ce n'est qu'un retard. On ne sait pas. La vie sans lui, Pernille l'a déjà fantasmée et elle l'a même un peu vécue, alors... On verra bien ce qui se passera après. Encore une fois c'est la tristesse des autres qui lui fait prendre conscience que les choses ont vraiment changé. Il n'y a plus d'après. Après, c'est maintenant. Papa a disparu. Elle n'a plus de père, du tout. Pernille sent alors qu'il est mort. Un psy chez qui sa mère l'envoie quelque temps lui explique qu'elle a peur de l'espoir, qu'elle ne veut pas être déçue, que c'est une réaction normale, mais qu'elle ne doit pas tirer un trait sur son père, pas comme ça.

Comment alors ? En lui tirant une balle dans la tête, sans doute. Le psy n'y avait pas pensé. Un sale type l'a fait à sa place. Pas comme elle l'imaginait, mais presque comme si ses rêveries s'étaient méchamment concrétisées.

Et voilà, c'est fini, de nouveau fini, vraiment fini. Les doutes et les espoirs s'enfuient à tire d'aile. Elle est bien orpheline, même si on ne lui a pas montré le corps. Les cendres de son père sont en train de traverser la France dans la voiture de sa mère, laquelle va les ranger quelque part dans son appartement. Pernille s'en rend compte, là, sur la plage fracassée de vagues : elle ne peut plus dire de l'appartement de sa mère que c'est chez elle.

Pernille doit habiter sa nouvelle vie. Le vent la bouscule, ses pieds s'enfoncent dans le sable, l'écume rageuse vient lui lécher les bottes. Au large, là-bas, derrière cette barre d'eau blanche agitée, il y a toute l'énergie de l'océan. C'est de l'énergie solaire, elle le sait, qui a traversé l'espace, puis l'atmosphère, créé des tourbillons qui arrachent l'eau de la pesanteur terrestre et la poussent en ondes vers le rivage. Et là, après tout ce voyage, il y a un bon endroit et un bon moment pour profiter de toute cette énergie re-concentrée en une vague. Il suffit d'être bien placé.

Quand elle est mal placée, Pernille peut toujours ramer à s'en épuiser les épaules et les bras, ça ne suffira pas, l'ondulation lui passera sous le ventre sans l'emporter. Mais lorsqu'elle est au bon endroit au bon moment, il suffit de deux brassées pour sentir la vague se creuser et la prendre comme dans le creux de sa main, la propulser en avant. Elle n'a plus alors qu'à se dresser sur sa planche et tirer le meilleur parti de tous les éléments rassemblés, ici et maintenant, pour elle. Surfer, c'est créer du plaisir là où il n'y avait avant que de l'eau. Elle a vingt ans et sa vie commence. Elle respire un grand coup. C'est plein d'embruns, ça sent l'algue et le sel. Un drôle d'endroit pour un départ. Elle ne sait pas trop pourquoi ni pour qui, mais elle a envie de dire merci. Elle ne se rappelle plus où elle a lu que le bonheur c'est de se donner le plus possible d'occasions de remercier. Les occasions ne vont pas manquer, et sinon, elle saura les créer. Comme les vagues. Plus tard seulement, beaucoup plus tard, elle découvrira que c'est bien là son héritage. Sur le moment elle crie juste « Merci ! »

Sandra la regarde sans comprendre. Le bruit du ressac dans ses oreilles, peut-être, quelque chose qui fait filtre. On ne sait jamais ce que les gens pensent vraiment, même quand ils le disent tout haut.

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