Le frère a dit...

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« Je ne comprends pas. Qu'est-ce que vous cherchez ? C'est une question de responsabilité, c'est ça ? Vous voulez que je vous excuse ? Vous savez bien... Je serais vous, je me sentirais responsable de la mort de Paul. C'est comme je vous le dis. Vous ne l'avez pas livré à son meurtrier, peut-être ? Ce n'est pas vous qui l'avez fait revenir de l'autre bout du monde pour le déposer direct chez celui qui l'a tué ? Alors, voilà... Bon, si ça ne vous empêche pas de dormir, hein ? Mais je parie que vous allez couper ça de votre enregistrement. Vous ne l'avez peut-être pas liquidé vous-même, mais la responsabilité, oui, vous l'avez. Et sur place, vous avez fait quoi ? Rien. Chapeau !

Mon frère et moi, même avant sa disparition, on ne se voyait plus. Déjà, je suis souvent en opération ailleurs, mais ça faisait longtemps qu'on n'avait plus grand-chose à se dire. Lui, c'était le bon fils, et moi le mauvais, les rôles étaient distribués. Ce n'est pas quelque chose qui rapproche. Le bon fils, c'est celui qui ne déçoit pas, qui ne pose pas de problèmes, qui file droit. Moi, j'ai toujours marché en crabe dans la famille. Peut-être pas autant que ma sœur, ils ne se sont jamais vraiment inquiétés pour moi, quand j'étais gamin, mais énervés, ça oui : qu'est-ce que j'ai pu les énerver ! Surtout mon père. Je ne pouvais pas supporter de faire ce qu'il attendait de moi. Et il attendait beaucoup. Il fallait suivre, suivre.

Je crois que ça lui vient de son service militaire. Il aurait voulu être dans les chasseurs alpins et il s'est retrouvé à protéger un pipeline en Algérie. Plus de deux ans dans le sable à pelleter son trou en attendant que les Fellagas lui tombent sur le râble. Après ça, il ne rêvait plus que de neige. Toutes les vacances il fallait partir à la montagne. Tous les week-ends il fallait grimper en forêt de Fontainebleau. Le Circuit Montagne, ils appelaient ça : rien que des blocs, des blocs, des blocs, à grimpouiller en passant de l'un à l'autre sans poser le pied par terre. Vous le faites une fois, déjà c'est pénible, mais alors tous les week-ends ! Ah, mais il fallait ! Il fallait s'entraîner, pour la montagne, la vraie. Paul jouait le jeu. Il faisait semblant d'aimer ça. Moi pas.

Pour qu'on me fiche la paix, je me suis tout de suite mis à des sports incompatibles. Du football, pour commencer. Matches tous les week-ends, et toc ! Mon père avait horreur de ça, accompagner, emmener d'autres joueurs dans sa belle voiture, l'ambiance des stades, le populo, les soirées merguez, horreur ! Après j'ai fait un peu rugby parce que le foot devenait trop débile. Et en même temps, quitte à prendre des coups sur le terrain, autant apprendre à en donner : j'ai commencé la boxe. C'était l'époque de Rocky III, je travaillais mon œil du tigre. Là, il m'a lâché la grappe, le père. Genre « tu n'es plus mon fils ». Lui, c'était le ski ou la marche. Rien d'autre. Les vacances à la mer, j'ai pas connu. La plage, le soleil, le farniente, jamais.

Dès qu'il a eu les moyens d'emprunter il a acheté un petit appartement dans une station. Pas une grande station de ski, non, un petit truc avec que de la caillasse en été et un peu de neige l'hiver. Son rêve ! Il emmenait Paul avec lui, abonnement TGV et tout, ski de rando, escalade... À force, ils se sont pris pour des montagnards. Mais je voyais bien dans les yeux des gens du coin, quand il m'embarquait de force : pour eux les vrais, on restait des Parigots. Alors j'en remettais, je doublais dans la queue du téléphérique, je forçais l'accent, je parlais fort, je le rendais furax. Il me regardait comme une crotte.

Mais bon, faire rager son père, ça ne remplit pas une vie. Bien sûr il n'a jamais voulu m'aider, encore moins me conseiller. De toute façon, j'aurais fait le contraire. C'est un peu ça qui m'a guidé dans la vie, au moins au début : faire contre lui. Après, on trouve sa voie, on s'arrange. Bref, comme je ne fichais rien à l'école, je me suis dirigé vers l'armée. Dans un autre environnement familial j'aurais sans doute fait racaille, mais bon, l'armée me paraissait une bonne échappatoire. Le coup de maître : j'ai été recruté au 11ème de Chasseurs, à Bercelonnette. La gueule du paternel ! Son fils chasseur alpin, du premier coup... Même quand ma sœur s'est fait mettre enceinte à dix-sept ans il n'a pas réagi aussi mal.

Là, ma photo avec la tarte sur la tête – ouais, notre grand béret d'uniforme s'appelle une tarte, c'est comme ça – c'était une baffe dans sa face, un tarte bien cadrée posée sur le buffet du salon. J'ai réussi à l'emmerder même sans être là. Mais Paul, non, jamais rien : pas un mot de travers, pas une attitude qui lui déplaise. Pas le chouchou non plus, faut pas croire, le père était exigeant avec lui, mais lui restait le bon fils qui pose pas de problèmes.

Tenez, même se faire réformer, alors que ça aurait dû bien braquer le paternel, non, rien, tout en douceur. Paul est parti faire ses trois jours et ils nous l'ont renvoyé pour qu'il finisse ses études et ne fasse jamais son service. Peut-être un coup de chance. Il n'a pas joué au détraqué pour être classé P4, ni même fait valoir des problème physique. Non, ils avaient juste assez de monde pour ce contingent et quand il leur a dit qu'il préférait ne pas perdre un an sous les drapeaux, ils l'ont libéré avec une tape dans le dos. Ce mec a toujours eu plus de chance que d'autres. Enfin, non, pas tout le temps. Mais là, on va dire que sa jeunesse c'est plutôt bien terminée.

Et puis, tout doucement, pfuit, il a pris le large. Rien qu'aller s'installer dans les Alpes, maintenant que j'y repense, c'était presque aussi fort que ma tarte de Chasseur, une vraie gifle pour mon père. Le vieux, il a toujours fait passer le travail avant le plaisir. Une responsabilité de père de famille, sa fierté, comme il dit. C'était juste un moyen de nous mettre la pression, en mode « avec tous les sacrifices que je fais pour vous... » Mais nous, on lui a jamais rien demandé ! Bref, il est toujours resté en région parisienne pour son boulot, et Paul qui va vivre et bosser là où mon père rêve d'aller trois cent trente jours par an, sacré coup ! En plus, il choisit un bled à des centaines de kilomètres de l'appart' que mon père avait acheté, genre « ma montagne n'est pas la tienne ! » La rage du paternel ! Il savait qu'à la moindre occasion Paul montait skier, juste au-dessus de chez lui. Mais quand lui viendrait de Paris pour en profiter aussi ce serait sans son fils qui habitait la montagne d'à côté. M'étonne pas qu'il en ait eu gros. Quand ma sœur s'est barrée à New-York pour y faire sa vie, ça lui a fait ni chaud ni froid au père. Presque un soulagement. Mais son fils préféré à portée de main et de neige, juste un peu trop loin pour partager des trucs avec lui, houlà, ça c'est dur.

Après, quand Paul a commencé à passer la moitié du temps dans les Landes pour se mettre au surf, je crois que mon père a fait son deuil de leur relation. Je ne sais pas vraiment, j'étais déjà loin, mais dans la famille on en parlait de loin, un peu comme s'il n'existait plus. Quand il a disparu j'étais en plein raid commando en Guyane : j'ai rien su jusqu'à mon retour. Ça m'a fait comme un blanc. Il était parti ? Mais il n'était déjà plus vraiment là avant, alors... On ne se voyait jamais, il passait à peine à Noël ou au nouvel an, avec sa femme et ses filles, comme pour encaisser les cadeaux et ciao !

Sa mort par contre, oui, ça m'a touché. Des gars explosés, j'en ai vu. C'est moche, ça marque. On ne souhaite ça à personne. Et là, c'est mon frère. Je sais pas comment dire. J'aimerais qu'il ait échappé à ça. Voilà. Les militaires de carrière, les mecs comme moi, on les entraîne et on les envoie faire la police chez les pourris du monde entier pour que les mecs comme Paul puissent vivre tranquille ici. Mais non, ça ne marche pas. Comme dans le film, là, sur le marchand d'armes : quand la balle qui doit te tuer est fabriquée, tu peux faire ce que tu veux, t'agiter, courir, te planquer, elle finira par t'avoir. Je me demande à quoi je sers. Et vous pareil. À quoi ça sert tout ce qu'on dit. Vous écrivez des trucs, vous faites le malin avec des mots, mais ça ne change rien. Il est parti. On a creusé son trou et rebouché. Même pleurer ça ne sert à rien. »

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