D'après un client

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Si vous voulez mon avis, ce Paul Stich c’est avant tout un petit malin. Et je ne dis pas ça pour dire du mal. Franchement, travailler avec lui, que du plaisir ! Aimable, ouvert, attentif, efficace, que demander de plus, hein ? D'ailleurs, l'efficacité, je crois que cela faisait partie du nom de son cabinet : CERPE, qui voudrait dire Conseil pour l'Efficacité et la Résolution de Problèmes en Entreprise, ou quelque chose comme ça. J'ai entendu d'autres traductions de l'acronyme CERPE, et d'ailleurs je trouve que cela lui va bien, ce côté multiple, différent selon le client, chacun le voit comme il veut. Parce qu'il s'adapte toujours à vos besoins, c'est sa marque de fabrique. Encore qu'il ne fabrique rien, mais vous voyez ce que je veux dire. Les résultats pour mon entreprise ont toujours été au top : problème réglé, procédures économisées, et même l'augmentation de productivité qui va bien. Forcément, le patron est content, comme patron et comme client. Mais justement…

Quand vous êtes le nez dans le guidon – et croyez-moi, on l’est – vous cherchez juste à limiter la casse. Les problèmes s'enchaînent comme à la parade chez Mickey, il y en a que vous pouvez gérer et d'autres qui vous échappent. Question de compétences ou de temps à y consacrer. Alors, le conseiller extérieur qui propose de prendre les choses en mains, vous lui demandez juste des résultats, et rapides en plus. Sans trop vous poser de questions sur la méthode.

Je ne dis pas que Stich a des méthodes… malsaines, si vous me suivez, non. Mais, il est tellement efficace avec ceux qui vous posent des problèmes qu’il y a toujours un moment où vous vous dites : s’il les a retournés comme ça, est-ce qu’il ne m’aurait pas un peu arnaqué, moi aussi, quelque part ? C’est juste de la technique et du talent, mais finalement on n’est pas loin d’un numéro d’hypnotiseur de foire, non ? Enfin, vous le connaissez aussi, vous voyez bien de quoi je parle.

Quand j'ai fait appel à lui, je crois bien que j'étais son premier client. Il n'y avait aucune raison d'avoir confiance en lui, mais c'est son père qui m'en a parlé, alors... Un bon ingénieur, son père, pas facile à prendre en défaut, mais quand même un peu brusque, voire rustre. Bref, si un type comme ça vous dit de voir son fils pour étudier la question des parkings, vous le faites même si c'est avant tout pour ne pas le froisser en tant que père et garder un partenaire de squash. Bon.

Je l'ai reçu, son fils. Oui, Paul Stich, on parle bien de lui. Il ne m'a pas fait une première impression très marquante. À la fois trop jeune et avec une attitude ou un bagout de vieux pro de l'entourloupe. Comme s'il avait déjà pigeonné toute une région avant de la quitter couvert de goudron et de plumes pour écumer ailleurs. Toutes proportions gardées, hein ? Bon, bref, il était là, devant moi, je me souviens que je me suis dit : je lui consacre dix minutes, ça me permettra toujours de roder ma feuille de route pour le vrai conseiller que je missionnerai. Et puis, son père, bien sûr...

Je lui explique donc que je veux réorganiser les parkings de l'usine le temps de faire des travaux d'agrandissement. Il faut qu'il y ait la place pour le personnel actuel, pour les engins de chantier et les ouvriers, et après pour les nouveaux employés, sans que personne ne se sente lésé sur la période parce que je n'ai pas de temps à perdre avec des représentants du personnel qui rouspètent. Je lui montre les plans d'implantation. Il regarde à peine. Il est ailleurs. Je lui demande si je l'ennuie. Il me dit que non, qu'il voit très bien ce dont j'ai besoin, et il me demande la liste de mes employés avec l'adresse et les heures d'embauche de chacun. Hein ?

Sur le coup, je ne comprends même pas de quoi il me parle. Maintenant, je le connais, et je sais que dans sa petite tête ça moulinait à plein tube et qu'il était déjà en train de répondre, non pas à ma question, mais à un problème plus vaste dont ma question n'était qu'un aspect, un truc qu'il entrevoyait déjà et qui ferait de nous des précurseurs. Bref, je lui dis de voir ça avec le responsable du personnel, et je le mets dehors. La seconde suivante je suis au téléphone avec un cabinet d'études pour leur demander de venir s'occuper vraiment de mes parkings. Je l'oublie. Mais lui ne m'oublie pas. Il rappelle deux jours plus tard pour demander un rendez-vous. Je crois qu'il veut un complément d'information ou revoir les plans qu'il avait forcément mal vus. Je dis à ma secrétaire de régler ça avec lui. Je ne sais pas ce qui se passe entre eux, mais le lendemain elle veut absolument que je la rejoigne en salle de réunion. Il l'avait mise dans sa poche en quelques minutes de tchatche. Et pourtant, ma secrétaire... Disons que je l'ai plus choisie pour son côté dragon que pour sa souplesse. Une sorte de rempart...

D'accord, je vous passe les détails. Donc ce Paul Stich, à lui tout seul – il m'a parlé d'une équipe, mais je n'y ai pas cru, pas à ce moment – avait mis au point un système qui résolvait la question du doublement des parkings en... eh bien, en les divisant par deux. Voilà. Et il vous dit ça avec son petit air de se moquer de vous. Il sait très bien que ça énerve, et c'est ce qu'il veut : ce qui lui plaît, ce n'est pas que vous acceptiez sa proposition, mais que vous l'acceptiez en vous sentant complètement idiot de vous être énervé avant de l'écouter. Je suis sûr qu'il fait le coup à tout le monde. Pour qu'il soit satisfait, on doit autant le trouver très malin que se trouver très bête, et surtout regretter de l'avoir montré. Comme si on avait perdu au poker avec une main en or sur son bluff à une paire de sept.

Sa solution ? Oh, pas grand-chose. Il a fait établir le budget pour une réorganisation des parkings – terrassement, marquages, sécurisation, tout ça – et il s'est servi d'une fraction de ce budget pour évaluer l'achat une dizaine de minibus qui permettraient de faire une tournée des employés volontaires chaque matin et chaque soir. Ils n'avaient plus besoin de place de parking puisqu'on allait les chercher et on les ramenait chez eux. Il en avait même déjà parlé au Comité d'Entreprise qui était d'accord pour abonder le projet à la seule condition que j'accepte de faire croire que l'idée venait d'eux. Non seulement ça ne me coûtait quasiment rien, mais en plus les syndicats allaient prendre une partie des frais à leur charge. Je n'avais même pas à embaucher de chauffeurs puisque les employés proposaient une tournante où chacun conduirait à son tour. Et ça, c'était il y a une quinzaine d'années. Quand on a commencé à parler de réduction de l'empreinte carbone nous étions déjà une entreprise pilote pour le transport comme pour la dés-artifficialisation des sols. Parce que, à la place des parkings qui n'ont jamais été agrandis on a planté des fleurettes. Yep ! Pas mal, pour un premier job.

Après un coup pareil j'étais prêt à l'embaucher, lui tout seul, pour régler tout ce qui devait l'être avant même que les soucis n’apparaissent. Il a refusé, bien sûr, avec son petit sourire en coin qui vous fait bien comprendre qu'il s'attendait à la proposition, qu'il a déjà pesé le pour et le contre et qu'il a déjà trouvé les mots pour vous dire non sans vous vexer. J'ai de nouveau fait appel à lui, plusieurs fois. Et à chaque fois je me suis demandé à quel niveau il me couillonnait. Mais les dossiers roulaient, je n'avais rien d'autre à lui reprocher. Rien d'autre qu'une impression bizarre. C'est tout.

Comment je fais depuis qu'il a fermé boutique ? Mais je ne fais rien de plus ou de moins. Personne n'est indispensable et des petits malins bien intentionnés prêts à vous aider à faire tourner votre boîte contre rémunération, ça court les rues. Les écoles de commerce et d'ingénieurs en pondent des centaines chaque année, il n'y a qu'à se baisser. Mais des gars comme Paul Stich, je reconnais que j'en ai vu assez peu.

D'une certaine façon, c'est tant mieux.

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