Ainsi parla le père

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Conseil, ce n’est pas un métier. On est obligé d’expliquer, ça peut être n’importe quoi. Ingénieur, cordonnier ou prof, on voit tout de suite ce que c'est. Conseil, non, on ne voit pas. C'est rien. En fait, ça lui allait très bien.

Il était... Non, il est ! Paul est de la génération de ceux qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Je lui avais demandé un jour « Qu’est-ce que tu veux faire dans la vie ? » et il m’avait répondu « Rien, si je peux. En tout cas le moins possible. » Voilà. La faute aux socialos, pourtant j’avais voté pour eux la première fois. Ils ont tout cassé. Cassé l’envie, surtout. Quand tout est dû, plus rien ne fait envie. On ne désire plus, on ne se donne pas les moyens d’obtenir ou de réussir : on exige, et après on râle ! C’est ce que je pense, en tout cas. Au moins, Paul n'avait pas de raison de râler. Il fait conseil, pfff, conseil : autant dire rien, comme prévu. Au top de ses ambitions...

C'est peut-être un peu de ma faute, aussi. Je ne l'ai pas poussé, non. Mais je lui avais dit aussi de ne pas faire carrière dans l’industrie. Il m’a écouté, d’une certaine manière. L’industrie, ça bouffe les hommes. Moi, j’étais dans le papier, au moment dont je vous parle, avant de passer dans l'impression. Fabriquer du papier, ça paraît simple. On pourrait croire que les machines prennent de la cellulose et de l’eau d’un côté pour recracher une bobine de l’autre, mais c’est faux. Elles prennent de l’humain, tout le long de la chaîne, et elles recrachent du malheur. Et encore, le papier… à part le bruit et l’humidité, ça va, les horaires aussi un peu, le stress du flux tendu, la mécanique fragile, tout ça, faut y faire attention, mais ça se gère. Le papier, c'est assez propre. Par contre, je ne vous parle pas de l’acier, de la mine ou de la confection. Là, c'est l'enfer sur terre. Même l'imprimerie, il y a de quoi se ruiner la santé. Mais de toute façon, je vais vous dire : vous pouvez demander à n'importe qui dans n'importe quelle branche industrielle, on vous dira toujours que la branche en question est la meilleure du point de vue de l'utilité, et la pire pour les conditions de travail. Le meilleur, vous n'êtes pas obligé d'y croire, mais le pire, en ce qui concerne l'industrie, c'est à coup sûr.

Pourtant, industrie, au départ – en latin je veux dire – ça signifie actif, zélé, appliqué, vous voyez ? Bref, ça pourrait vouloir dire artisanat, non ? Et on en a fait tout le contraire. Plus de savoir-faire, de main de l'homme, d'application. Il faut que ça produise en masse, en série, au plus vite. On ne travaille plus, dans l'industrie, ce sont les machines qui travaillent. L'homme, lui, il souffre... Non, il a eu raison, Paul. Quand tout fout le camp, il faut partir le premier. Son truc de conseil, ce n'est pas glorieux, mais ça l'a sauvé, un temps. Il m’a fait un peu honte, quand même. Je ne savais pas quoi dire. « Il va bien ton grand ? Il fait quoi, maintenant ? » Qu’est-ce que vous voulez répondre ? Il est pas médecin, pas avocat, pas Kouchner dans l’humanitaire. Même pas banquier. Il est conseil, ça ne veut rien dire, ça ne dit rien, ça se tait et c'est la honte. Une activité, quoi, pas un métier. Quelque chose qui lui va bien, ouais. Lui qui veut limiter les efforts, rester dans sa zone de confort pour être sûr de jamais risquer de rater, ça lui allait. Pas de prise de risque. Un job sur-mesure. Après, je ne sais pas si c'est ça qui l'a perdu, au final. J'ai dit perdu ? Ce n'est pas ce que je pensais, pas pour Paul.

Parce qu'il avait l’air de s’en tirer sans problème. Pas de soucis d’argent, pas de cheveux blancs... je comprends pas. Qu’est-ce qui lui a pris ?

Non, je ne crois pas à un accident. Ce n’est pas notre genre dans la famille, on fait attention. Il n'est pas de la mer, bien sûr, c’est ce qui peut tromper. Mais je sais qu’il en était conscient. Il me l’a dit « Quand tu n’es pas chez toi, sur ton terrain, tu es encore plus prudent. » Pas le type à se croire plus fort que les éléments. Quelque chose que je lui ai appris, à travers la montagne. Bonne école, la montagne, la meilleure école de la vraie vie sans doute, la seule qui nous reste depuis que l'homme a tout industrialisé. Sauf qu'on a même industrialisé la montagne, un peu, avec ces remonte-pente qui vous tirent au cul et ces assurances qu'il faut prendre avant même d'y poser un pied. Mais bon, Paul est de ce temps qui fout le camp, il est d'aujourd'hui.

Oui, il avait toujours l’air détendu, dilettante presque. Mais c’est parce qu’il veille par en-dessous. Il est comme moi : toujours un radar allumé. Ça permet de se détendre en sachant qu’au moindre signal, on est prêt. Et franchement, ça marche plutôt bien. Pour moi, ça a marché... J’ai eu des accidents, bien sûr, on ne peut quand même pas échapper à tout, mais là où d’autres y auraient laissé leur peau je n’ai eu que de la casse réparable. Le bon geste au bon moment, le repli tactique aussi, dès qu’on sent le roussi alors que les autres n’ont encore rien vu. À plus de trois mille mètres d'altitude il faut rester éveiller et savoir renoncer, ça s'apprend.

Paul a acquis cette sorte de sixième sens, lui aussi. Je l’ai vu. Il était avec moi le jour où j’ai fait partir cette plaque de neige dans Tête Pelouse. Je savais qu’elle était là, j’ai déclenché exprès, par précaution, avant de pouvoir descendre plus safe. L’avalanche est partie en-dessous, comme prévu. Mais ça s’est détaché plus large à gauche, et plus haut. Il l'a senti, peut-être même avant moi. J’ai eu juste le temps de le voir sauter sous une barre rocheuse, et pfuitt ! je suis parti avec la chasse d’eau.

Il m’a dit après qu’il m’avait crié « Nage ! » comme si, sans son conseil – déjà des conseils, remarquez ! –, donc comme si j’allais me laisser noyer, mais sur le coup je n’ai rien entendu. La coulée m’a chahuté dans tous les sens, j’ai cogné des pierres, et la première chose que j’ai vu quand je suis sorti du grand noir c’est sa tête qui rigolait. « Je t’avais dit de nager ! » Tu parles… L’avalanche, même petite, elle est toujours plus forte que toi. En plus, on n’avait pas encore inventé ces AirBags de maintenant qui te font flotter sur la neige, alors… Bref, non seulement il avait senti le coup venir, mais en plus il avait fait ce qu’il fallait pour s’en tirer, juste dans le tempo – cette idée de se mettre à l’abri sous le rocher, fallait pas la laisser mûrir trop longtemps – et pour m’en tirer aussi. Parce que là-dessous, sans lui, on me retrouvait au printemps, à la fonte des neiges. Alors cette histoire d’imprudence, qu’il serait allé se mettre dans un courant, qu’il se serait épuisé et qu’il aurait pas réussi à revenir, je n’y crois pas. Je ne dis pas que c’est pas possible. Je dis juste que si ça s’est passé comme ça, ce n’est pas un accident : il l’a décidé. Il l’a choisi et il l’a fait. Et là encore, je ne comprends pas. Non...

Bon, vous avez ce qu'il vous faut, là. Vous voulez savoir autre chose ?

— Il était comment, petit ?

Pas grand. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? Les enfants, je dois être honnête, je me tiens à distance. Je n'ai pas la fibre, je n'ai plus le vocabulaire. J'arrive à les gérer comme un ensemble, un bloc constitué de lui, son frère, sa sœur. Je pouvais prévoir les achats, les déplacements, les bêtises à éviter. Mais alors vous parler d'un en particulier... Il ne posait pas de problème, voilà. Paul, c'était facile à gérer, plus que sa sœur qui avait toujours des idées idiotes. Et puis, de toute façon les filles ne sont que des nids à soucis, fragiles quand elles sont petites, pénibles quand elles grandissent, et alors, dès qu'elles s'intéressent aux mecs, là, c'est la porte ouverte à tous les vents. Enfin, bon, Paul, pas de problèmes.

— Vous étiez fier de lui ?

Arrêtez d'en parler au passé, ça m'agace. Fier de lui, pas facile à dire. Il est toujours resté en-dessous de son potentiel. Par flemme ou par peur. Les profs nous le disaient : un gentil garçon, poli et calme, mais qui fait le minimum. Comment peut-on être fier du minimum ? Allez, je peux quand même dire que j'étais satisfait, voilà. La satisfaction de le savoir tiré d'affaire, de ne pas avoir à m'en occuper, pas comme sa sœur, enfin, bon. Et puis, toujours gentil, agréable, pas contrariant. Son frère est plus raide, maintenant, rien à voir côté satisfaction et fierté, mais bon, c'est autre chose. Quand ils étaient gamins, pas de problème, ils jouaient ensemble, je ne les voyais pas, j'avais l'impression qu'ils étaient pareils, sortis du même moule. Mais Jacques, lui, il s'est durci. De la colère, de la rancœur aussi, contre moi sans doute. Il me reproche un peu tout, d'avoir été trop dur, d'avoir viré à droite, de l'avoir pas assez soutenu, d'avoir salopé la planète... Si ça se trouve il pense que le réchauffement climatique, c'est moi. Et il ne peut pas s'empêcher de me le faire sentir les rares fois où je le vois. Bizarre qu'il ait choisi cette carrière militaire... Alors que Paul, jamais un mot désagréable, ni même un mauvais regard. Résultat, je ne sais pas trop ce qu'il pense de moi. Mais s'il avait quelque chose à me dire, il l'aurait dit, non ?

— Il pourrait avoir des secrets ?

On en a tous, non ? Là, c'est vous qui posez les questions, mais si je commençais à vous cuisiner pour savoir ce que vous cachez, si vous préférez les petits garçons ou les grandes filles, qu'est-ce qu'on trouverait ? Alors, Paul, des secrets, sûrement, mais des questions, je n'en ai pas posé, jamais. De toute façon, même s'il en a, je n'ai pas l'impression que ce soit grave, c'est tout. Peut-être qu'il cache quelques habitudes pas avouables ou qu'il couche parfois avec une femme de trop : c'est ça que vous cherchez ? Vous dites que vous êtes son ami, vous devriez savoir mieux que moi. Ou alors vous vérifiez, c'est ça ? Vous croisez les sources, comme un bon journaliste ? Allez...

Sa double vie, tout le monde la connaît. Je ne peux pas dire que je sois d'accord sur le fond, mais après tout, il gère ça en faisant le moins de torts possible, et c'est ce qui compte, je crois. Il a évité de trop cacher...

Cacher des choses à sa femme, c'est moche. Au début on peut croire que c'est la solution, pour se protéger et la protéger aussi, ou protéger les enfants, tout ça. Mais c'est du baratin, on se ment d'abord à soi-même. Paul n'a pas menti. Il a dit « j'en aime une autre, je vais vivre avec elle », et après il est revenu en disant « je t'aime encore assez pour vivre aussi avec toi », et voilà, entre eux trois c'était clair. Enfin, Clara, pas Claire. Non, je blague. Ne comptez pas sur moi pour lui reprocher quoi que ce soit. L'amour, chacun le vit comme il sent. Si on tombe sur quelqu'un prêt à le vivre de la même façon que soi, on a une chance d'être heureux. Sinon... J'espère qu'il est heureux. En tout cas, ce que je vous disais sur cette histoire d'accident qui n'en est pas un, je vous assure que ce n'est pas pour une histoire d'amour.

— Qu'est-ce qui vous rend aussi affirmatif ? Vous connaissiez sa vie sentimentale avec précision ?

Bien sûr que non ! Qu'est-ce que vous allez chercher ! D'ailleurs, après chacune de ses deux femmes, c'est sans doute vous le mieux placé pour en parler. Ce que je veux dire, c'est que l'amour n'a jamais été un problème pour lui. Pas un tombeur, ni un Don Juan, mais un gentil gars qui a toujours trouvé une gentille fille pour l'accompagner un bout de chemin. On est comme ça, nous, les mâles de la famille. On peut se tromper de femme, mais on ne souffre pas côté cœur. On se trompe, on en prend conscience, on le dit et on passe à autre chose. Enfin, à quelqu'un d'autre. Ne pas souffrir, ne pas faire souffrir, je trouve que c'est la base pour vivre avec ses contemporains. Paul est comme ça, Jacques est comme ça, je suis comme ça et mon propre père l'était : cinquante ans avec ma mère ! Il ne s'était pas trompé, c'est tout...

Non, ne me demandez rien sur mes rapports avec la mère de Paul. On va s'arrêter là.

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