Selon Thomas

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De : Thomas <thomasd@gmail.com>

À : Clara <clarastich@wanadoo.fr>

Sujet : Livre de Paul, V2

Coucou Clara,

Tu trouveras ci-joint une reprise du texte que je t'avais envoyé, tenant compte des remarques très justes que tu m'as faites (j'admets, j'ai été un peu vexé, mais tu avais raison sur tout).

Dis-moi si cela te semble plus proche de lui.

Ne crois pas que je fais cela pour tirer parti de sa disparition.

Je pense à lui tellement, et ce projet était si avancé avant que... bref, écrire sur lui est une forme de thérapie de deuil.

Merci pour tout.

Thomas

PS. tu me diras ce que tu penses du titre.

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Le bien fait aux uns ne protège pas du mal des autres

C’est le genre de personnage qui laisse un souvenir fort, mais complexe et difficile à recomposer. Chacun s'en construit une idée selon ce qu'il a vécu en sa compagnie, ces multiples portraits personnels ne se recouvrant que rarement. Peut-être est-ce le cas pour chacun de nous, fragmentés que nous sommes dans le regard des autres comme dans l’œil à facettes d'une mante religieuse.

Pour ceux qui ne l’ont pas croisé, faites-vous une image de Paul Stich comme d'un homme qui serait considéré de taille un peu au-dessus de la moyenne d'aujourd’hui, même pris dans son environnement habituel, d’un niveau social plutôt élevé. S'il fut longtemps appelé « le grand » c'est autant dû à son statut d'aîné qu'aux quelques centimètres qui l'empêchent d'atteindre le mètre quatre-vingt-dix. Moi qui l’ai assez longuement côtoyé, je le décrirais plus mince que grand, une sorte de roseau, dénué de cette puissance physique qui impose d'emblée certains hommes – type rugbyman – pourtant plus courts que lui. Il pouvait cependant adopter une certaine allure, une prestance, puis la perdre brusquement. De la même façon, il n’était pas particulièrement beau sur les photos et semblait changer de visage de l’une à l’autre. On le reconnaît, certes, c’est toujours lui et pourtant différent dans l’impression qu’il laisse. Sur celle-ci, saisi dans une attitude rêveuse sous la lumière rasante d’une applique, il a un visage de cinéma avec cette coiffure un peu trop longue et trop ample pour le commun des mortels, signe discret de son appartenance à une caste supérieure. Une coiffure qui affirme à ceux qui savent voir et entendre : je peux me le permettre, vos opinions ou remarques en la matière ne m'atteignent pas et n'ont aucune influence. Sur cette autre photo, son sourire stupide ouvert sur des dents irrégulières en orientation comme en couleur montre bien les imperfections de son physique. Dissymétrique, baroque, trop creux ici et trop plein là, tel apparaît Paul dans le détail, si l’on approche suffisamment et prend le temps de regarder sous l’harmonie d’ensemble. Plus je creuse le sujet, plus je trouve en lui cette ambivalence qui le situe si parfaitement dans la nature humaine. Il était bien l’un d’entre nous.

Paul Stich est né dans les années soixante, a grandi autour de Paris, s'est installé d'abord dans les Alpes, puis simultanément entre les montagnes et la côte landaise, pour y développer son activité de conseil en organisation d'entreprise, a fondé une famille, puis presque deux, avant de disparaître dans les années deux mille.

Une quarantaine d'années, Juste le temps de se cogner à la vie, d’en faire sa chique et goûter autant ses jus âcres que ses nectars. Qu’on s’adresse à ceux qui l’ont rencontré, on vérifiera qu’il en a marqué durablement certains pour glisser sur d’autres comme une goutte sur la plume du canard (note : trouver une meilleure image). Une personnalité plutôt dans la norme, classique jusque dans ses différences. Et surtout parfaitement intégrée à un monde, le nôtre, qui interdit à quiconque de se croire libre de tout : passé, pressions sociales, jeu des circonstances.

Bien qu’il ait souvent tenté d’ébrouer la carapace des conditions extérieures dont il est empesé, et ce sans en avoir toujours conscience, Paul est probablement resté le jouet d’influences contre lesquelles l’individu est bien faible. Pourtant, je pense aujourd’hui que la quête de sa nature propre ne l’a jamais quitté. Il s'est toujours cherché.

Ainsi, a-t-il vraiment choisi, au sortir d'une adolescence dépourvue de frasques ou de révoltes, de se laisser prendre tout vif aux jeux de l'amour ? Des amoures improvisées et désespérantes d’inaboutissement, tournées vers toutes les jeunes filles, puis femmes, qu'il lui fut donné de croiser au quotidien. Sinon, si ce n’est un choix réel (et que choisit-on de la vie à dix-sept ou dix-huit ans ?), qu’est-ce donc qui le précipitait ainsi dans des micro-histoires affligeantes à l’âge où l’on jette sur le monde un regard avide et critique ?

Il m'a raconté, un soir d'excès éthylique, la désastreuse première fois où il a osé embrasser. La jeunette est belle, peut-être plus à ses yeux que selon les canons de l'époque, il l'admet volontiers : brune à cheveux courts, solide, dense, un physique de lutteuse, sans mollesse, et une taille rare qui lui permet de regarder Paul droit dans les yeux. Elle est de passage, invitée parmi d'autres pour un tournoi inter-universitaire de volley-ball dans l'école de commerce où lui est étudiant de première année. Ce sport rapide et sans contact, Paul ne l'a jamais pratiqué. Il a toutefois rejoint l'équipe organisatrice dans le but de s'intégrer, mais aussi pour concrétiser la rupture par rapport à son univers d'avant, aussi bien familial que lycéen. Son job pour le tournoi est de répartir les différentes équipes dans les logements disponibles ; poste clé où il peut accommoder, faire plaisir. On lui demande beaucoup, on cherche même à le soudoyer. Pourquoi remarque-t-il cette Solène ?

« Elle avait l'air d'être la vedette ou la mascotte de son équipe, mais au moment de partir avec ses copines elle m'a pris à part et m'a supplié de lui trouver un autre point de chute, loin, au calme. Le voyage à cinq dans une petite voiture, plus les matches à venir, elle n'en pouvait déjà plus. Je ne l'ai pas mise chez moi, je n'ai pas osé, mais chez un copain de première année qui avait un séjour avec canapé. Et surtout une voiture. Il nous véhicule pendant tout le tournoi. L'occasion d'être près d'elle, de briser la glace. Mais je n'ose toujours pas avancer mes pions, alors que mon pote y va comme un chameau et lui rentre dedans sans arrêt.

« La fille – elle s'appelle Solène – le rembarre gentiment, ça ne le refroidit pas, il insiste, il croit faire du charme, il devient franchement lourd, elle ne s'énerve pas, elle finit par en faire une sorte de jeu avec moi, prétexte à complicité : je suis le témoin permanent de ce harcèlement, j'ai une position particulière, j'existe à ses yeux. Je craque pour elle. Bien sûr, je ne sais pas comment m'y prendre, d'autant que notre relation, notre toute petite petite relation à peine née, ne repose que sur les rodomontades immodérées de notre chauffeur logeur.

« Tu vois le tableau : quoi que je fasse, je suis sûr de m'engouffrer dans le boulevard de lourdeurs pavé par mon copain de promo. Injouable ! Et pourtant, je sens qu'il y a moyen, une sorte d'ouverture, et plus je le sens, plus je stresse : comment faire ?! Le tournoi dure trois jours, un long week-end de Pentecôte, et je suis là à me ronger pendant trois jours et trois nuits. Jusqu'au dernier moment, la soirée d'adieu. On mange, on boit, on danse, je colle Solène, comme un cornac. Tout le monde nous voit déjà au lit ensemble, les autres équipières, les deuxièmes et troisièmes années, ça rigole par derrière, voire par devant, et moi je n'ai toujours pas fait le moindre premier pas.

« Plus j'attends, et plus je me dis qu'il est déjà trop tard, que j'aurais dû attaquer avant. Ça y est, les pompes à bière sont vides, les lumières se rallument, la sono s’éteint, c'est fini, fichu. Elle est partie. On en est à ranger la salle quand je vois Solène dehors, appuyée au mur à côté de son sac, en train d'allumer une cigarette. Je ne fume pas, à ce moment-là, mais je sors quand même lui en demander une. Je fais semblant de fumer, on parle, calmes, elle me dit qu'elle a préparé toutes ses affaires mais comme elle ne loge pas avec les autres elle les attend là, ils vont passer la prendre.

« OK. J'ai cinq minutes, dix au mieux. Elle est fatiguée, trois jours de sport et de fête, ça se voit, l'air renfrogné. Je ne sais toujours pas quoi faire. La fenêtre de tir est très étroite, elle n'aura aucune patience. Je finis par essayer la poésie naturaliste, il pleut un peu, je lui parle des nuages, du fait qu'ils cachent la lune, mais la lune est là, quand même, au-dessus, qu'il ne faut pas s'arrêter à ce qui bouche la vue, mais qu'on peut toujours imaginer ce qu'on ne peut pas voir, parce que ça existe tout de même... Je m'enfonce dans le ridicule. Elle jette son mégot et me coupe la parole : tu ne veux pas essayer de m'embrasser, plutôt, pour voir ?

« À ces mots, je me liquéfie et en même temps je me transforme en bloc de glace. Plus moyen de faire un geste. Je balbutie un truc genre, oui, pourquoi pas. C'est elle qui se tourne vers moi, et voilà, ça y est, j'ai la bouche d'une femme sur la mienne, je n'en reviens pas, elle m'a choisi, elle m'a voulu... et je n'en profite même pas, j'ai l'impression d'un feu d'artifice dans la tête et d'une douche froide sur le cœur, pétrifié, le temps passe à une vitesse hallucinante, et puis tout s'arrête. Elle me lâche. Elle s'écarte. Elle a un petit air déçu. Et elle me dit que non, ça n'aurait pas collé, elle n'a rien ressenti, l'alchimie ne prend pas avec moi, tant pis, au revoir. Voilà. Ses collègues sont arrivées, elle est montée en voiture et je suis retourné balayer la salle. Je ne m'en suis toujours pas remis. Je me demande si on peut se remettre d'une première expérience aussi inexistante. »

Voilà ce qu'il me raconte, en substance. C'est un père de famille d'une trentaine d'années qui me tient ce discours affligé. Paul avait trop bu, ce soir de confidences, mais j'ai eu brièvement l'impression d'apercevoir le gouffre de questions qui le creuse, sous le vernis du succès. Peut-on se remettre de sa jeunesse ? Ce genre d’interrogation craquelante l’a peut-être toujours agité jusqu’à prendre tout l’espace de son esprit. Comment être ou devenir ce que je suis ? Où trouver la force et l'appui pour tenir droit et me voir tel que je veux être ? Qu'est-ce qui dépend de moi face aux alchimies ricanantes dans le parcours cabossé de ma vie ? Sans doute Paul a-t-il trouvé les réponses dans un ailleurs où son secret nous interdit de le suivre. D'où l'intérêt de tenter, depuis l'ici et maintenant, d'en retracer le chemin.

Si l’on excepte leur banalités, ses débuts dans la vie lui ont offert ce que l’on peut considérer comme le meilleur cadre où se développer harmonieusement. Des parents unis, aimants, responsabilisants à mesure de ses progrès et suffisamment normatifs pour que Paul puisse adosser ses propres conceptions à une structure solide. Son père, Pascal Stich, enfermé dans une branche d’industrie où ses compétences techniques ont toujours trouvé preneur, a pu assurer à la famille les conditions matérielles d’un bonheur conforme. Sa mère offrait le portrait de la femme au foyer dépourvue de ces défauts trop criants qu’affichent certaines bourgeoises dispersant leur oisiveté dans une frénésie où se mêlent mode, décoration, fitness et sociabilité de caste. Caroline Stich a certes eu sa part de réunions Tupperware, j'en suis sûr. Mais elle savait se tenir sur la marge de cette société corsetée, de cancanages, d’épiage mutuel et d’entremettages infantiles. Ouf, Paul ne s’est pas trouvé prémarié à une héritière blonde en jupe plissée qui, à l’âge des boutons et des premiers besoins, lui aurait refusé ses cuisses promises alors qu’elle les dispensait si généreusement aux moniteurs de tennis, aux collègues de son père, aux correspondants de son frère… Toute une éducation de la frustration adolescente lui est ainsi épargnée.

Ou retardée, puisqu’il finit par se heurter au spécimen après son bac, en enchaînant sur des études de commerce. Il court une légende là-dessus, selon laquelle Paul Stich aurait renoncé à des études de médecine par peur de l’échec. Il s'agit très clairement d'une exagération. Si la médecine l'a tenté un moment, c'est tout autant que le cinéma ou l'enseignement du sport. On ne reproche à personne d'avoir renoncé à devenir prof d'EPS par peur des difficultés, n'est-ce pas ? Paul Stich a donc choisi le costume cravate plutôt que le survêtement ou la blouse blanche, c'est tout. Il a creusé un sillon qui lui a permis d'exprimer une part de sa personne, celle que chacun connaît, tout en masquant peut-être tout le reste, ce qu'il aurait pu être, celui qui, notamment, aurait embrassé Solène dès le premier soir.

À suivre...

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De : Clara <clarastich@wanadoo.fr>

À : Thomas <thomasd@gmail.com>

Sujet : Re: Livre de Paul, V2

Thomas,

Je crois qu'il faut que tu arrêtes.

Si tu ne peux pas t'empêcher d'écrire fais-le, mais fiche-moi la paix.

Ne me demande pas, en tout cas, de chercher la vérité de Paul dans tes textes : il n'y est pas, il n'y sera jamais.

Stop !

Clara

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