XIII

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La pluie tombait à grosses gouttes, rendant la route particulièrement boueuse. Aurore dût se résoudre à couper à travers les rangs de vigne plutôt que de risquer de s'embourber dans la terre. La cape que lui affait offert Vénior était parfaitement étanche, ainsi, Aurore connut le luxe de ne pas finir trempée jusqu'aux os après avoir eu à subir une averse.

La vie auprès de Vénior paraissait en effet bien plus simple. Dans son château, elle n'aurait aucune tâche à accomplir, Roderich s'occupant de tout. Elle n'aurait pas à se soucier d'avoir suffisamment à manger pour survivre chaque jour, d'avoir assez de bois pour affronter un hiver rude. Elle aurait également la sensation d'être aimée, d'être protégée. Malgré toutes ces belles promesses, Aurore redoutait l'idée de devoir passer le restant de ses jours auprès de cet homme. Comme elle l'avait récemment découvert, ils étaient liés par un lien plus fort que celui du sang: ils provenaient tous les deux de la même chair. Ils étaient le produit d'un rituel aux origines maléfiques et portaient l'un comme l'autre des marques distinctives des créatures des ténèbres, ce qui expliquait pourquoi tout le monde l'avait dévisagée de la sorte au village. Cela n'amènerait rien de bon. Qu'espérait-il en la gardant près de lui? Cette rencontre avait peut être fait l'effet d'un miracle pour l'héritier des Landebrune mais Aurore, elle, aurait préféré ne rien savoir de tout cela.

Il lui fallait désormais s'entretenir avec sa mère. Celle qui lui avait refusé son amour pendant tant d'années, laissant à la cadette le soin de réparer les blessures qu'elle lui avait infligée. Pourtant, elle avait décidé de changer brutalement, en lui prodiguant soins et affection durant tout une semaine. Aurore avait accepté, à contre cœur, que ces années de maltraitance appartenaient au passé. A dire vrai, maintenant que Vénior lui avait parlé des circonstances de sa naissance, Aurore comprenait d'autant mieux l'aversion que sa mère avait pu ressentir à son égard. Elle se sentait même prète à la justifier...

Aurore commençait à douter de son amour pour Vénior. Et s’il avait décidé d'altérer la vérité pour monter sa famille contre elle? Peut-être ne comptait-elle pas réellement pour lui... peut-être que son unique but était de la retenir prisonnière. Sa méfiance à l'égard de Vénior dépassait la rancune qu'elle ressentait contre sa mère. Certes, tout semblait idyllique lorsque Vénior était auprès d'elle, mais que savait-elle vraiment de lui? Elle ne pouvait décemment pas se baser sur ses manières et son apparence pour le définir entièrement.

Arrivée à l'orée du bois, Aurore jeta un œil à la dague qu'elle tenait cachée sous la cape, se demandant si elle devait, oui ou non, la poser quelque part. Elle pensa même enlever tous les habits que lui avait offerts Vénior et prétendre qu'elle ne l'avait jamais rencontré. En ce moment même, sa mère et Jeanne étaient peut être parties à sa recherche pour s'assurer qu'elle n'était pas morte. La jeune fille ressentit une profonde honte. Elle avait trahi leur confiance.

Aurore hésita longuement, la dague devant les yeux. Mettre ses rêves de grande dame de côté lui permettrait peut-être de vivre ce qu'elle avait toujours ardemment désiré: une vie de famille heureuse.

Alors qu'elle allait jeter la dague parmi les ronces, Aurore repensa aux révélations qui lui avait été faites quelques heures auparavant: cette découverte avait provoqué en elle une soif de vérité. Elle voulait savoir, plus que de tout autre chose, pourquoi sa mère avait choisi ce moyen de la mettre au monde pour devoir la rejeter ensuite. Même si elle réussissait à faire croire qu'elle n'avait jamais rencontré Vénior, elle ne pouvait pas oublier ce qu'elle était vraiment.

Aurore s'avança donc en quête de réponses. La dague soigneusement dissimulée sous la manche de sa cape.

La forêt était extrêmement sombre. La jeune fille eut de grandes difficultés à repérer la chaumière. Elle finit néanmoins par reconnaitre le grincement de la roue du moulin à eau, et vit une faible lueur éclairer la pièce principale de l'autre côté de la fenêtre. Quelqu'un était resté à la maison pour l'attendre.

Aurore se précipita devant la porte et frappa. Personne ne lui ouvrit.

- Mère! Jeanne! cria-t-elle.

Personne ne répondit. Aurore soupira, quelque peu inquiète, puis décida d'entrer en serrant la dague plus fermement.

La pièce était vide, faiblement éclairée par la flamme vacillante d'une bougie posée sur la table. Annabelle Damester ne laissait jamais quoi que ce soit bruler chez elle sans que quelqu'un ne fut présent pour surveiller le feu. Quelque chose n'était pas normal, Aurore le sentait.

La jeune fille s'approcha de l'escalier et s'apprêta à appeler sa mère et sa petite sœur à nouveau lorsque le bruit d'une porte que l'on claque la fit se retourner brusquement.

Annabelle Damester était là, son visage masqué par la pénombre. Ses traits paraissaient particulièrement usés par la fatigue et l'expression de son visage trahissait une grande souffrance, ou une grande colère.

Aurore déglutit, ne sachant pas quoi dire. Elle aurait voulu s'approcher de sa mère et la serrer dans ses bras pour se confondre en excuses s'il n'y avait pas eu un détail pour la couper dans son élan.

Annabelle tenait un bâton à la main. Un objet que la jeune fille connaissait mieux que tout autre...

- Comme à chaque fois, ta présence annonce le malheur, pesta Annabelle d'une voix étranglée. J'aurais espéré revoir ta sœur mais te voici. Toi.

Ce dernier mot avait été délivré comme un immonde crachat. Aurore se décala vers la gauche tandis que sa mère s'avançait doucement vers la table.

- J'espérais être débarrassée de toi une fois pour toutes. Je pensais que le baume aurait fait son affaire. poursuivit Annabelle. Mais il fallait que tu reviennes. Je ne serais donc jamais en paix...

Aurore se décala à nouveau, luttant de toutes ses forces pour ne pas céder à la peur. Des milliers de questions avaient fait irruption dans son esprit, parmi elles, la plus importante de toutes: Où est Jeanne? Où est-elle pour la protéger? Sa mère l'avait déjà battue avec ce bâton à de nombreuses reprises mais cette fois, quelque chose était différent: Aurore avait la nette conviction que sa propre mère avait l'intention de la tuer.

Elle décida de ne rien dire. La porte n'était plus très loin...

- Tu es venue achever son œuvre, n'est-ce pas? Ces habits ne sont pas apparus par magie. Tôt ou tard, je savais que tu deviendrais sa putain.

Aurore était effarée. Sa mère connaissait Vénior? Comment? Pourquoi lui disait-elle des choses aussi immondes? Désormais, il était impossible pour elle de camoufler la vérité.

- Je n'ai pas... commença t'elle, la voix enrouée par l'émotion.

Bousculant la table, Annabelle se rua sur elle, l'empêchant d'accéder à la sortie. La bougie s'écrasa sur le carrelage et s'éteignit. En panique, Aurore tenta de monter l'escalier en marche arrière pour éviter les coups de sa mère. Mais elle glissa et Annabelle lui assena un coup violent sur l'épaule. Aurore s'agenouilla sous le choc et reçût un autre coup sur les omoplates, puis un autre sur l'échine, un autre et encore un autre... Annabelle espérait sans doute viser la tète, mais Aurore se protégeait en se couvrant des deux bras, le manche de la dague collé contre sa tempe. Chaque coup était infligé avec une brutalité qui manquait de précision. Aurore pensa s'évanouir à chaque fois que le bois cognait contre ses os et manquait de les faire craquer. La douleur occupait toutes ses pensées.

Voyant que sa tactique ne menait à rien, Annabelle donna un grand coup de pied dans le ventre de sa fille.

Aurore voulait hurler de douleur mais ses poumons étaient privés d'air. Elle eut aussitôt envie de vomir et avait la sensation atroce que du sang s'écoulait en elle.

- Tu l'as trouvé, sale petite pute! hurla Annabelle. Tu l'as conduit droit sur nous! Il va retrouver ta sœur et nous tuer toutes les deux! Je savais que tu causerais notre perte. Tu entends? Sale monstruosité.

Aurore gémit et toussa, un liquide gluant s'échappant de sa bouche. Le gout du sang et la douleur insoutenable au niveau de son bas ventre lui fit perdre l'esprit. Les sons s'amplifiaient autour d'elle et une voix dans sa tête lui disait de se relever, de planter la lame dans la chair de sa tortionnaire.

- Georges t'aimait et m'a fait promettre de te garder en vie. J'ai été folle de l'écouter, j'aurais dû te tuer au berceau. M'enfuir avec Jeanne et te tuer.

La douleur était maintenant si intense que la jeune fille ne la sentait même plus. Ce n'était plus qu'une sensation froide qui envahissait son corps tout entier. Une rage intense avait pris possession de son âme, la même rage qui poussait à l'instant même une mère à provoquer la mort de son enfant. Aurore se redressa lentement, serrant la dague de toutes ses forces.

- Tu n’es qu'une erreur, souffla Annabelle, une épouvantable erreur.

D'un geste sec, Aurore planta la dague dans le mollet d'Annabelle qui lâcha le bâton. Aurore retira la dague et se releva, très péniblement, pendant qu'Annabelle se baissait pour compresser sa blessure, en gémissant de manière pathétique.

Sans la moindre hésitation, Aurore lui planta la dague entre les omoplates. Ce premier coup paralysa Annabelle et lui coupa le souffle. Elle ne cria pas. Aurore retira la dague et la lui planta à nouveau, encore, encore et encore jusqu'a ce que son corps s'effondre de lui-même. Aurore ne s'arrêtait pas, elle voulait l'entendre hurler, lui faire ressentir sa souffrance, ce poison qu'elle avait gardé en elle durant tant d'années. Elle ne la laisserait pas en paix tant qu'elle n'aurait pas entendu ce cri.

Aurore retira la dague. La vue du sang coupa court à sa folie meurtrière. Le dos, les cheveux blonds de sa mère en était imprégnés. Les plaies étaient nombreuses et profondes. Certains coups avaient atteint la carotide qui saignait abondamment, maculant le sol d'une épaisse flaque poisseuse, rendue aussi noire que de l'encre dans l'obscurité.

Le visage baignant dans son propre sang, Annabelle gémissait. Un râle abominable s'échappant de sa gorge poignardée. Elle essayait vainement de se relever, ses membres sans cesse secoués par des spasmes violents.

Aurore recula, assise sur le sol glacé. Elle observait sa mère à l'agonie. Sa mère... cette femme? Cet ennemi qui lui avait fallu abattre? Que c'était-il passé? Que faisait-elle un couteau à la main?

Elle n'arrivait pas à y croire...

- Mère? gémit-elle, au désespoir.

Il n'y eut aucune réponse.

Il n'y en aurait plus jamais.

Aurore se rapprocha très doucement. Elle toucha la main d'Annabelle. Elle était encore chaude, mais était devenue dure et rêche comme de l'écorce.

La jeune fille se releva, en panique. Son ventre lui faisait horriblement mal mais il lui fallait absolument quitter cet endroit au plus vite. Fuir... fuir le plus loin possible. C'était tout ce qui lui importait.

Aurore avançait dans les bois, la main appuyée sur le ventre, contournant le village pour revenir au château sans être vue. Elle doutait pouvoir y arriver... Toutes ses forces étaient concentrée sur la marche. Elle voulait revoir Vénior. Sentir ses bras l'entourer, l'embrasser encore une fois... Il la guérirait de ses blessures, l'apaiserait de sa souffrance et la protègerait contre elle-même. Mais il n'était pas là. Elle devait le rejoindre à tout prix. Elle n'avait pas le choix.

A mi-chemin, la jeune fille s'effondra contre un arbre, se mordit le bras et hurla de toutes ses forces.

Elle se mit ensuite à se tirer les cheveux, désormais trempés par la pluie. Elle s'enfonça les ongles au plus profond de sa chair. Elle se griffa la gorge, la poitrine, jusqu'à sentir un filet de sang s'écouler entre ses doigts, venant se mêler au sang d'Annabelle. C'était un cauchemar... rien de tout ça n'avait eu lieu. Elle n'était pas revenue chez elle, elle était encore chez Vénior, bien au chaud dans un grand lit. Sa mère n'était pas morte, Jeanne était en sécurité...

Aurore se mit à gémir, le visage enfoui dans le tissu de sa robe. Les larmes ne venaient pas. Seule restait la douleur, la colère et le sang. Le sang qui emplissait sa gorge et menaçait de la tuer. Tout ça lui était égal désormais. Elle voulait disparaitre. S'allonger sur l'épaisse couche de feuilles mortes et s'enfoncer dans la terre. Ne plus jamais revenir. Il ne viendrait pas pour la sauver, elle était seule. Perdue. Coupable.

Le craquement d'une branche lui fit lever la tête.

La grande silhouette qui s'approchait d'elle ne lui était pas inconnue. Lorsqu'elle s'agenouilla auprès d'elle, Aurore reconnut le parfum de Vénior.

Aurore essaya de se redresser mais la douleur était trop forte. Elle se mit à tousser du sang. Maculant ses habits d'un crachat noirâtre. Vénior la fit s'allonger, tout doucement. Ses gestes étaient délicats et sa voix douce et réconfortantes. Comme toujours.

Il découpa un bout d'étoffe et lui nettoya le visage. De son autre main libre, il lui appuya sur le ventre. Aurore se tendit, le souffle coupé. Mais bien vite, le mal s'éteignit pour de bon.

La jeune fille voulait de relever mais cela lui était impossible. Cet excès de violence lui avait sapé ses dernières forces. Elle ne put que prononcer quelques mots.

- Elle m'a... menti... souffla-t-elle. Je n'avais... pas... le choix. Je...

Vénior se posa tout contre elle, lui soulevant la tête pour embrasser ses lèvres et sa gorge meurtrie. La douce chaleur de ce baiser plongea Aurore dans une torpeur salutaire.

- Tout va bien, Aurore, murmura Vénior. Je suis là.

Une larme coula sur la joue de la jeune fille, chaude parmi les gouttes de pluie glacées. Au-dessus d'elle, Vénior léchait lentement le sang qui s'était écoulé de long de sa poitrine. Son cœur battait à tout rompre. Aurore espérait qu'il ressentait ses palpitations à ce moment même.

- Je t'aime.

Bien moins qu'une parole. Un souffle de vie. Aurore respirait à nouveau. La fatigue l'emportait mais la douleur n’était plus qu'un lointain souvenir.

Vénior la prit ensuite dans ses bras, le plus doucement possible. Aurore s'accrocha à son cou, la tête enfouie dans le creux de son épaule. Les yeux mi-clos, elle sentit l'héritier des Landebrune poser ses jambes sur une grande créature aux poils courts. "Dammar..." pensa Aurore.

Vénior chevaucha sa monture pour ramener la jeune fille, qui se laissait à présent bercer par les mouvements puissants du cheval au galop.

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