Chapitre 7 -Parrhasios

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Je n’ai quasiment pas dormi de la nuit. Je ne pouvais pas fermer l'œil. Une mine de plomb à la main, j’ai dessiné durant des heures, saisi par une fièvre créatrice. Mes œuvres n’ont pas de forme. Elles ne sont qu’ombres et lumières.

Un clair-obscur de mon âme. On dirait une tempête dévorée par le petit jour.

Bientôt le chaos s’organise. Mes traits ébauchent un œil, puis un second plus grand et un troisième. Une pupille de charbon, une prunelle azur, des cils immenses et une tristesse visible.

Je décompose, dans mon regard, les blessures des derniers jours. Je chasse de ma vue le brouillard qui m’empoisonne et ce frère qui émiette ma confiance. Les paroles des familles ducales tournent en boucle dans ma tête “il te ressemble en tout cas, on ne peut le nier, plus que Cesare”.

Je fais disparaître ces mots en esquissant une bouche ; des lèvres, légèrement entrouvertes qui vont demeurer muettes. Je les muselle.

Toute ma vie, j’ai été le seul enfant du Doge. Toute ma vie, on m’a répété que j’étais unique, promis à un grand avenir.

Il faut que je le prouve, à présent. Je me sens battu d’avance.

Je redresse la tête. Le matin est là.

Le soleil déverse sa vie dans l’atelier et les traînées de poussière sont légion. Nous partons dans trois jours pour l’académie et je n’ai pas terminé ma peinture. Ma commande me fait face. Le regard de mon père me juge de loin. Entre mes parents, mon visage inachevé. Il n’y a qu’un vide pour l’instant.

Je m’empare de mes errances artistiques de la nuit et approche la flamme de la bougie de mon travail. Je réduis le tout en cendre. Créer et détruire sont les maîtres mots de l’artiste.

Ce qui n’est pas magnifique ne peut exister.

* *

*

Le petit-déjeuner se déroule dans un silence de mort. Ma mère ne jette pas un regard à mon père, moi je n’ai jamais été doué pour faire la conversation et Andréa… Hé bien, il mange. Œufs, lards, fruits, gâteaux, poissons : il dévore tout ce qu’il trouve. À ce stade, c’est presque maladif. Il produit des sons de mastications insupportables qui prouvent son manque d’éducation.

Je prie pour qu’il s’étouffe, au moins ça détendrait un peu l’atmosphère. Ma prière n’est pas exaucée.

Mon père s’essuie les lèvres avec une serviette en lin, pose ses couverts et nous observe avec un air grave.

— Comme vous le savez, cette année est spéciale : le Concours de l’Inspiration Divine s’ouvre avec un bal.

J'acquiesce. Andréa relève la tête, ses prunelles brillent et sa bouche demeure grande ouverte. J’aperçois un morceau de pain entre ses dents. Classe…

— J’attends une attitude exemplaire de votre part. Durant cette soirée, toutes les familles exposeront les Médiocres.

Les Médiocres. Mon père aime appeler les Chef-d’Oeuvres des autres familles ainsi. Une appellation très condescendante qu’il est le seul à employer, le reste des ducs et duchesses utilisent le mot “Refusé”.

Je dois avouer que j’ai toujours été très curieux des propositions réalisées dans le passé pour le concours. Je crois que j’y vois une possibilité d’inspiration ou une éventuelle mise en garde de ce qu’il ne faut pas faire.

— Est-ce que vous exposerez celui avec lequel vous avez gagné il y a trente ans ? demande Andréa.

Mon père a un sourire énigmatique.

— Non.

Il ne développe pas. Beaucoup de ragots sont colportés au sujet du dernier concours. Son Prodige ne sera révélé qu’une fois son successeur choisi par le Sérénissime. Dire qu’il a rencontré le Dieu à l’origine de toute vie !

— Andréa, reprend mon père. À partir de demain, un maître de danse t'apprendra la Volta.

— La quoi ? répète-t-il hagard.

— La Volta. C’est la danse à la mode en ce moment. Tu ne peux pas aller au bal sans savoir un minimum te tenir.

— Je peux rendre visite à ma mère avant que cette plaisanterie ne commence ?

— Non. Aujourd’hui, j’ai un projet particulier pour vous.

J’essaie de me composer un visage neutre alors que l’angoisse est montée d’un coup. Un projet particulier… Quelle torture mon père a-t-il encore imaginée ?

Andréa marmonne quelque chose d’inaudible en enfournant une nouvelle brioche dans son gosier. Il n’a pas l’air ravi non plus.

Sans autre commentaire, mon père se lève. Andrea contemple son repas avec un regard empli de regrets et choisit finalement de fourrer une autre brioche dans une de ses poches.

Je lève les yeux au ciel et j’emboîte le pas à mon père.

Une fois dans le couloir, je tente d’avoir exactement la même foulée que lui : cela me permet de ne pas être distancé et d’être prêt à réagir. Andrea court derrière. Il est plus petit que nous et ce constat m’apporte une grande satisfaction.

À la direction que nous prenons, je comprends que nous nous rendons dans l’aile est, l’une des préférées de mon père. Il a aménagé là-bas des serres impressionnantes, remplies d’espèces végétales toutes plus rares les unes que les autres. Depuis quelques années, il aime se replier ici.

Lorsque nous arrivons dans la première serre, la chaleur moite me saisit d’abord, puis les effluves d’épicéas et de pins m’assaillent les narines. Au milieu de cette flore, je distingue deux chevalets qui se font face et au centre une table où l’on aperçoit un saladier en verre dans lequel gisent des raisins et une miche de pain.

Une boule se forme dans ma gorge. Il va nous faire peindre. Un mélange d’horreur et d’excitation s’empare de moi.

— Vous avez deux heures pour représenter cette nature morte. Votre travail doit être une réplique parfaite capable de leurrer les animaux.

L’angoisse se propage en moi. Andréa est un faussaire, la reproduction, cela lui connaît : je ne dois perdre aucune minute.

Dans un froissement d’étoffes, mon père tourne les talons et part s’occuper de ses plantes au fond de la serre.

Je me rapproche immédiatement d’un chevalet. Les domestiques nous ont préparé tout le matériel nécessaire, les pigments sont dans les coquillages, les pinceaux n’attendent que mes doigts. Je me détends la nuque et étire mes bras. Je sais que la position des deux prochaines heures sera dure à tenir.

— Je n’ai pas trop envie de peindre, lance Andrea.

Il part s’installer dans un coin sous un hortensia et se met à déguster sa brioche. Sa nonchalance me choque. N’a-t-il pas compris que l’exercice était obligatoire ?

Je ferme les yeux. Je me dois de l’ignorer. C’est son problème, s’il ne présente rien. Il subira l’ire de mon père. J’imagine qu’il n’existe pas. Je porte mon attention sur la toile encore blanche. Je débute par des aplats de couleurs pour la première couche.

La grappe comporte vingt grains aux teintes différentes. Certains tirent sur le violet alors que d’autres sont encore rouges. La miche de pain est effritée et les miettes ne font qu’attirer les moineaux qui viennent picorer dans la coupe. Le pain paraît rassis. Des traînées noires parsèment sa croûte.

Je suis souvent obligé de me lever pour chasser les oiseaux qui décomposent la scène. Après une vingtaine de minutes, je ne peux pas m'empêcher de lancer à Andrea :

— En fait, tu ne sais pas peindre, c’est ça ?

Il me sourit. Un rictus que je déteste immédiatement. D’un coup, il se relève et se poste devant son chevalet. Je fais mine d’avoir l’air concentré, mais je viens de me rendre compte de mon erreur : l’enjoindre à entrer dans l’exercice me fait perdre tous mes moyens. Du coin de l’œil, je l’observe. Lorsqu’il peint, son attitude désinvolte disparaît. La curiosité me dévore la poitrine, j’aimerais tant voir comment il fonctionne. Il a calé un pinceau entre son moignon et son torse pour s’en saisir dès qu’il en a besoin. Il se sert beaucoup du vert et je ne comprends pas pourquoi. Mis à part la nappe, il n’y a rien d’autre qui nécessite cette teinte. Ajoute-t-il des choses ? N’a-t-il pas compris la consigne ? Que dessine-t-il ?

Le clocher de la ville résonne. Il ne nous reste qu’une heure.

Je dois me ressaisir !

La sueur dégouline de mes tempes. La chaleur moite m’oppresse. Mon cœur bat de plus en plus fort dans ma cage thoracique et j’ai envie d’attraper ces moineaux pour les plumer, car ils ne cessent de réduire notre nature morte à peau de chagrin. Je décide de ne plus quitter mon œuvre des yeux. Le temps s’étire. Il n’existe que ma peinture et le modèle. Ma vision s’est rétrécie ou s’est affutée sur ce qui importe. Je ne vois à présent que des détails : les reflets, la texture, les ombres, le relief. Ces détails sont mon monde. J’ai tellement chaud que des gouttes de sueur me tombent dans les yeux. Elles me piquent ; j’essuie d’un geste fébrile mon regard brûlant.

Le clocher résonne.

— C’est terminé.

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