Chapitre 7 - suite

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La voix de mon père a tout d’un couperet. Mon cœur manque un battement et un tremblement saisit ma main. Heureusement, cette imperfection est dans le coin de la peinture, non en plein milieu et ne se verra pas. Je recule d’un pas pour avoir une vision d’ensemble de mon travail. J’ai le souffle court comme si ma respiration venait de s'emmêler dans une toile d’araignée.

Ai-je suffisamment réussi ma peinture pour qu’un oiseau croie y voir de véritables fruits ?

Mon père nous fait signe de mettre les trépieds face à face. Je m’exécute. Andréa se démène pour le déplacer. Dès que les œuvres sont stabilisées, nos yeux se posent sur le travail de l’autre. Andréa a recouvert sa toile avec un rideau vert. On ne discerne qu’une partie de la coupe. Mon souffle s’apaise. Le pain et les grains de raisin sont moins bien travaillés que les miens. Il me paraît improbable qu’un oiseau y voie un potentiel festin.

Mon père récupère une cage dans laquelle plusieurs moineaux pépient. Il l'ouvre. Les volatiles disparaissent dans la serre, d’autres se rapprochent de nos tableaux. L’un d’entre eux se dirige vers ma peinture et ouvre son bec. Il tente d’attraper l’un des raisins et se heurte à la toile.

Mon visage s’illumine. J’ai réussi ! Je regarde mon père qui me fait un signe de tête attestant de mon accomplissement. L’angoisse, la pression disparaissent de mes épaules.

Les moineaux ne sont plus visibles. Comprenant la supercherie, ils ont décidé d’explorer d’autres lieux.

Andréa est demeuré immobile pendant toute la durée de l’essai. Il ne paraît pas déçu. Il attend.

— C’est dommage que tu aies caché une grande partie de ta peinture derrière un rideau, commente mon père. Pourquoi ne l’as-tu pas enlevé ? Tu n’as pas eu le temps de finir ?

— Si. Allez voir.

Mon père se rapproche et tend ses doigts pour pousser l’étoffe. Sa main se heurte à la toile.

Mes yeux s’écarquillent en comprenant l’illusion. Andréa a réalisé un trompe-l’œil. Ce rideau a été peint comme le reste. Je sens ma tête tourner.

Mon père a un sourire satisfait qu’il adresse à Andréa. Ma victoire a un goût amer. Andréa n’a pas trompé les oiseaux. Il a fait mieux. Il nous a trompés nous.

Je m’effondre intérieurement.

Cet atelier montre qu’il est ce qu’attend mon père. Une surprise. Une feinte. Quelqu’un qui ne respecte pas les règles.

Je ne suis que la version trop fade de mon frère. Je ne suis que la doublure qui met en avant le véritable artiste.

* *

*

Depuis quelques heures, j'erre dans la ville. Je dilue ma honte dans les rues. Lorsque je suis dans cet état, mes jambes me portent toujours vers l’albergo de Pio. Vêtu d’un vêtement sombre et d’un masque de porcelaine qui me ferait aisément passer pour un orfèvre, je pénètre dans l’établissement en donnant une forte somme d’argent au gardien. Ici, je sais que je peux noyer ma déception. Personne ne juge. Tout le monde est là pour oublier l’extérieur et ses injonctions. Ici, les titres n’ont pas cours, l’argent achète la compagnie et les substances qui l’accompagnent.

Je passe la porte d’une première pièce ou un homme me tend du jus de pavot. Je bois le liquide blanc d’une traite et pars m’asseoir en attendant que le breuvage fasse effet. La journée défile devant mes yeux. Le sourire de mon père me hante. Un sourire qui ne m’est pas destiné. Une douleur irradie ma tête et je suis obligé de me pencher vers l’avant pour l’atténuer. Ma vision se trouble. Je sens la présence d’une personne près de moi. Il sent bon : une odeur de menthe.

Une main se pose sur la mienne.

Je frissonne.

Puis, les doigts caressent mon bras. En fermant les yeux, je peux facilement me convaincre que cette main est celle de Salvatore. J’ai la chair de poule et le besoin impérieux que ses doigts continuent leur exploration. Les larmes me montent aux yeux au moment où je réalise à quel point je suis prisonnier de ce désir, de lui.

Pourquoi ma vie n’est-elle constituée que de barreaux ?

J’attrape la main et porte les doigts à ma bouche de porcelaine pour y déposer un baiser.

Je demeure immobile dans cette position. Incapable d’être plus entreprenant, partagé entre l’envie de m’abandonner et l’impression de trahir l’amour de ma vie.

— Pas aujourd’hui.

Mon murmure à raison du visiteur. Ma décision m’accable.

Je me lève. Il me faut un deuxième verre de pavot.

* *

*

Je reviens de l’auberge en pleine nuit, l’esprit encore brumeux.

Une chose est claire : cette nuit, je vais terminer la commande de mon père. Peu importe s’il juge l’œuvre médiocre, au moins sera-t-elle terminée. Au moins serais-je libéré de cette obligation.

Je m’attèle à la tâche. Une dizaine de bougies m’entoure. Je m’écoute peindre. Le crissement de la mine de plomb, le bruit de la brosse sur la toile, le crépitement des flammes. C’est une mélodie pour mes oreilles.

Cela fait longtemps que je ne me suis pas senti aussi serein et confiant. Mon autoportrait ne me fait plus peur. Ce tableau sera accroché dans la salle du conseil des Six, à la vue de tous. Un portrait de famille, mon père, ma mère et moi. Aucune trace de ce satané Andréa. Je peins des heures durant, le bras douloureux, le dos courbaturé, luttant contre le sommeil. Lorsque l’aube pointe ses premiers rayons, je passe le vernis avec un reste de jaune d’œuf. Puis enfin, le dernier détail : la couleur de mes yeux.

Je pose mon pinceau.

J’ai terminé.

Un sourire satisfait s’étale sur mon visage. Je recule de quelques pas pour contempler l’ensemble. Le portrait de famille a belle allure. Les couleurs, les attitudes, tout me paraît de grande qualité. Même l’arrière-plan, avec ses arches doriques, retient l’attention.

Mon regard s’attarde sur mon portrait. Ma cage thoracique s’affaisse, mon souffle se coupe. Au milieu de mon père et ma mère, la personne que j’ai représentée n’est pas moi.

Non. Ce garçon ne me ressemble absolument pas.

C’est Andréa.

Ce rat s’est infiltré partout, jusque dans mes pensées profondes.

Mes membres se crispent et une colère sourde monte de mes entrailles. Non, je ne peux pas montrer ce travail à mon père. C’est déclarer mon échec avant même d’avoir commencé le concours.

J’attrape les bougeoirs et les approche de la toile. Personne ne doit voir cette toile.

Les flammes dévorent les coins de la peinture avant de se propager à l’ensemble.

Je recule de quelques pas.

Mes yeux ne peuvent quitter le brasier.

Créer et détruire sont les maîtres mots de l’artiste.

Ce qui révèle trop son âme ne peut exister.

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