Chapitre 6 - partie 2

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Andréa se fige en découvrant les membres de l’assemblée. J’imagine que pour un néophyte, le spectacle a de quoi surprendre.

Mon père est assis en bout de table : il siège. Pour l’occasion, il a choisi son manteau de velours où sont brodées des plumes de paon en fil d’or, notre emblème ducal. La coupe a été réalisée sur mesure dans notre atelier.

Il parade.

À sa droite, il y a ma grande tante. Son visage est marqué par les rides, elles paraissent aussi profondes que les lames d’acier de son armure. Son heaume trône devant la mère de Salvatore, l’empêchant de poser ses mains sur la table. Par ce geste, elle lui rappelle que la maison Forli est en disgrâce. Recroquevillée sur sa chaise, la duchesse fait pâle figure par rapport aux autres et même son vêtement ne lui rend pas justice. Ses cheveux blonds paraissent ternes avec cette robe beige.

Deux chaises plus loin, je reconnais les mères d’Artémisia. Les deux femmes portent des robes pourpres et finement brodées. Une multitude de mécanismes est accrochée à leurs bras ou leur buste : des petits miroirs pour regarder constamment derrière elles, des carnets, des aiguilles, des fioles, des sacs minuscules…

Leurs mains sont liées sur la table et visibles aux yeux de tous.

En face d’elles, les parents de Sirani toisent le reste de l’assemblée sous leur masque de cristal. Je n’ai jamais vu leurs traits alors j’imagine qu’ils toisent, mais la haine de mon père envers eux m’influence certainement. Leur menton disparaît derrière une fraise à la dentelle si fine qu’on dirait une toile d’araignée.

Tout est dans le détail, comme le dit leur maxime.

En bout de table, il y a le père de Taddeo. Il ressemble à un arbre avec sa peau couleur écorce et son habit de velours émeraude dans lequel je discerne des motifs en fleur de grenade. Le corbeau posé sur son épaule émet un cri strident alors que je m’approche un peu plus. Je repère aussi la salamandre cachée sous sa manche et la souris dans une poche de son pourpoint. Je pense que leur Chef-d’œuvre secret doit comporter un lien avec les animaux sinon comment expliquer le lien qui les unit à la faune ?

Le père de Sirani s’exclame.

— Il a l’air plus jeune ! Tu veux nous faire croire qu’il a le même âge que Cesare ?

— Comme je vous l’ai dit, ce ne serait pas la première fois que deux frères participent en même temps, confirme mon père.

Ses doigts pianotent sur la table, signe évident de lassitude.

— La dernière fois, ils étaient jumeaux ! s’exclame Stephano, le patriarche de la Maison du Vivant.

— Doit-on te rappeler que l’un des deux est mort durant le concours ? ajoute Luciana, l’une des mères d’Artémisia.

— Il s’agissait d’un tragique accident, assure mon père. Une telle chose ne se reproduira pas.

— Il te ressemble en tout cas, on ne peut le nier. Plus que Cesare, affirme ma grande tante.

Une boule se forme dans ma gorge. J’ai l’impression qu’on vient de me transpercer la poitrine. Je baisse les yeux au sol et contemple le dallage en marbre rose.

— N’est-il pas possible d'interroger la mère pour obtenir sa date de naissance exacte ? reprend Luciana.

— Non, refuse catégoriquement mon père.

— Pourquoi ? Elle est décédée ? s’étonne Luciana.

Mon père ne répond pas.

— Le problème c’est que ça l’arrange de ne pas le lui demander, rétorque sarcastiquement la duchesse des orfèvres.

— Un seul de nos enfants participe. Vous devriez donc choisir entre les deux, intervient la mère de Sirani.

Mes membres se crispent. Il y a des phrases abominables et celle-ci en est une. Les regards épient nos réactions. Mon père me fixe. Mon esprit vacille.

Oui, c’est évident, il va le choisir. Je l’ai trop déçu ces dernières années.

En quelques secondes, mon cerveau subit une surchauffe. La colère me submerge, puis je m’imagine ne pas participer à ce concours auquel on me prépare depuis si longtemps et le soulagement s’empare de moi.

C’est inattendu.

Un poids s’échappe de mon corps.

S’il le choisit, je serai libre.

S’il le choisit, je ne serai plus rien.

Une brume passe devant mes yeux.

— Ils participeront tous les deux, assène mon père.

Ma grande tante frappe rageusement la table de son poing. Je sursaute.

— Je m’oppose à cette tricherie ! hurle-t-elle.

La matriarche de la maison de la métallurgie se lève dans un chaos de grincements. Elle traversa la salle pour se planter devant Andréa. C’est là que je me rends compte d’une coïncidence très étonnante : elle est amputée de la main droite, comme lui.

Le regard de ma grande tante se vrille dans le sien. Aucune émotion ne vient altérer son visage. Après mon père, c’est la personne qui me fait le plus peur sur cette terre.

— Comment as-tu perdu ta main ? Dis-moi la vérité.

Andréa ne répond pas. Il ne bouge pas. Il la fixe seulement, avec une petite lueur de défi dans les yeux. Je dois dire que je suis presque impressionné.

Les longs doigts de la matriarche crochètent son bras et le relève pour mieux examiner son moignon. Elle le relâche subitement en émettant un sifflement désagréable.

— Prépare-toi à souffrir. Mon héritière ne te fera pas de cadeaux.

Sur ces mots, elle quitte la salle. Après un instant de marche, la porte claque. J’ai l’impression que les fresques frissonnent d'horreur autour de nous.

— Bien. Je clôture la séance, déclare mon père qui ne paraît pas impressionné par ce qu’il vient de se passer. Je vous laisse rentrer dans vos demeures respectives. Comme moi, j’imagine que de nombreux préparatifs vous attendent…

Les ducs et duchesses se relèvent, leurs serviteurs s’agitent pour les aider. Un à un, les membres de chaque famille passent devant Andréa et moi. Je cherche un peu de soutien dans leurs prunelles et ne trouvent qu’une pitié matinée de colère. Seule la mère de Salvatore m’adresse une moue compatissante.

Un claquement de doigts résonne dans la salle des Six. Mon père nous rappelle à l'ordre.

— Très bien, voilà une bonne chose de réalisée. Les garçons, vous pouvez aller vous coucher. Nous aurons une petite discussion demain.

Je tourne les talons. Comme toujours, mon père a eu ce qu’il voulait.

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