Chapitre 6 - partie 1

6 minutes de lecture

J’aime peindre quand tout le monde dort. Le silence est mon meilleur ami.

J’accroche des bougeoirs au mur ou sur les poutres de l’atelier et les flammes ravivent les couleurs de ma douleur. Je sais que mon père déteste me voir travailler à cette heure. Il dit que la lumière artificielle n’est bonne ni pour l’esprit ni pour l’ouvrage. Je ne suis pas d’accord avec lui, même si je ne le lui dis pas.

Il y a quelque chose d’apaisant à peindre à la lumière des flammes vacillantes. Parfois, je suis plongé dans mes esquisses jusqu’à ce que la cire fonde totalement et je me retrouve dans le noir. C’est mon carillon personnel : l’obscurité m’oblige à me coucher et je termine souvent par m’assoupir dans un coin, les doigts dans ma palette avec les toiles pour oreiller.

Cette nuit n’est pas une de ces nuits plaisantes.

Cette journée n’était pas une journée plaisante.

J’ai beau me concentrer, je n’arrive à rien. Ma mère n’a pas arrêté de hurler tout l’après-midi. Chaque coup de pinceau est un éclat de voix dans ma tête. J’ai essayé de l’apaiser, mais je n’ai réussi qu’à l’énerver davantage. Alors, je me suis replié dans l’atelier avec Artémisia en essayant d’oublier l’épisode du repas.

Je pensais être tranquille pour travailler sur ma peinture, mais elle n’a fait que répéter que mon père était un grand malade et au bout d’une énième logorrhée, je l’ai coupée en lui disant qu’elle me cassait la tête. Elle l’a mal pris et elle est partie en claquant la porte.

Le problème avec Artémisia, c’est qu’elle déteste qu’on ne soit pas de son avis. Elle pense qu’elle a la science infuse dans tous les domaines et parfois ça m’énerve. Elle pense mieux cerner mon père que moi. Alors qu’elle ne peut pas comprendre. Est-ce que je me permets de juger ses mères, moi ?

Elle n’a pas été élevée avec celui qui dirige la Confédération depuis trente ans. Je sais qu’il a fait des sacrifices. Je sais qu’il prend à cœur les intérêts de chaque cité. Je sais qu’il est rude avec nous, mais c’est pour que l’on exploite notre potentiel, pour qu’on livre le meilleur de nous-mêmes. Et cela ne peut se faire sans souffrance. Peu le comprennent.

La flamme vacille. Il n’y a presque plus de cire. Mince. Est-ce qu’il me reste des bougies ? Mes doigts tâtonnent dans la semi-pénombre et j’en trouve deux sous une toile que j’allume immédiatement. L’atelier brille soudain et cette clarté me réchauffe. J’attrape l’un des bougeoirs et examine minutieusement l’ébauche que j’ai réalisée pour mon visage. Je grimace. Quel carnage.

Je n’ai jamais aimé faire les autoportraits. Je ne sais jamais quelle expression me donner. Un sourire me rend niais. Une grimace m’enlaidit et des traits neutres me font paraître fade comme si je n’avais aucune personnalité.

Je jette un coup d'œil au miroir rond que j’ai positionné en face de moi. Mon visage s’y reflète. J’essaie de prendre un air mystérieux puis une posture dédaigneuse.

Je soupire et plonge une main dans mes cheveux. Je n’y arriverai jamais. Cette peinture est un désastre comme tout ce que j’entreprends cette année.

La porte grince.

— Monseigneur ?

Je me retourne. C’est Gustavo, un serviteur de mon père.

— Votre éminence vous demande ainsi que votre frère.

— À cette heure ?

— Ils sont en conseil.

— Très bien, je vous suis.

Je pose mes pinceaux et emboîte le pas au serviteur. Le conseil des Doges ne se réunit que sur convocation de mon père. Il a dû leur annoncer qu’il allait faire participer Andréa au concours. La mère de Salvatore sera là, elle aussi. Aux dernières nouvelles, il l’avait informée de notre relation, contrairement à moi qui n’en ai jamais parlé à mes parents. Je sais très bien que mon père serait contre. Il préfèrerait que je sélectionne un jeune noble qu’il pourrait facilement manipuler plutôt qu'un héritier. 

Le palais est plongé dans la pénombre. La flamme de nos bougies n’éclaire que brièvement notre route. Par les fenêtres, j’aperçois la ville en contrebas, la lune est pleine et un voile pâle se glisse dans les rues. Lorsque j’arrive à la chambre de mon frère, j’entends ses ronflements alors que la porte est fermée. Pour quelqu’un dont la vie vient d’être bouleversée, il n’a pas l’air très angoissé. J’aimerais dormir aussi profondément : cela fait longtemps que je n’y arrive plus.

Je pénètre dans la pièce. Il n’a pas fermé les rideaux et la lune darde ses rayons sur son visage : un filet de bave dégouline de sa bouche.

Charmant.

Je donne un coup de pied dans son lit.

— Oh ! Réveille-toi !

Un ronflement me répond. Je soupire.

Je tape trois fois dans le sommier, il se réveille en papillonnant des yeux.

— Hein ? Qu’est-ce qui se passe ?

— On est convoqués. Active-toi.

Je fais demi-tour et je l'attends dans le couloir. Les minutes passent. Toujours rien. Mais qu’est-ce qu’il fait bon sang ? J’ouvre de nouveau la porte. Mais c’est pas possible ! Il s’est rendormi ! Je me rue sur lui et arrache son oreiller ainsi que sa couverture.

— C’est pas humain de réveiller les gens comme ça, maugréait-il.

Il se replie comme un escargot.

Je soupire. Je ne sais plus quoi faire.

Soit je le tire de force du lit, mais l’idée de toucher une personne qui a passé sa vie dans les bas quartiers me répugne, soit je fiche le camp : solution qui entraînera inévitablement une sanction paternelle.

J’avise la cruche sur le bureau : j’ai peut-être une troisième possibilité. Je m’en saisis et renverse le contenu sur sa tête.

Une flopée de jurons s’échappe des lèvres d’Andréa alors que je m’écarte de son lit.

— Mais quel connard ! s’écrie-t-il en secouant ses cheveux qui ruissellent et en s’approchant de moi comme s’il souhaitait la bagarre.

— Habille-toi.

Mon ton froid n’a pas l’air de le convaincre. L’espace d’un instant, on se regarde en chien de fusil. Sa mâchoire est crispée et son poing serré. J’ai soudain peur qu’il se jette sur moi. Je bats en retraite et l’attends dans le couloir.

Je dois avouer que n’en suis jamais venu aux mains avec quelqu’un. Non, que l’occasion ne se soit jamais présentée, mais généralement, j’arrive à dénouer le problème avant que l’on m’assomme. Je pense que je perdrais de toute manière : je ne suis pas très pugnace.

La porte s’ouvre.

— Je te suis, LaCruche.

Je grince des dents en entendant le surnom.

Nous nous mettons à suivre le serviteur sans un mot. Je remarque qu’Andréa a mis son pourpoint à l’envers. Ses cheveux gouttent sur ses épaulettes. Il a vraiment l’allure d’un chat de gouttière. Comme d’habitude, il respire fort. Une respiration qui prend toute la place, comme s’il voulait me priver de mon oxygène.

Nous arrivons rapidement dans l'aile est qui regroupe les principales salles d’apparat et de conseils. Le serviteur nous ouvre la porte de la salle des Six, nommées ainsi en référence aux familles ducales présentes sur l’île d’Egade. Je n’y suis entré que deux fois : la première, à l’âge de huit ans. C’était l’époque où mon père me témoignait de l’affection : il me tenait la main pour me faire visiter et ses doigts, parfois, s'emmêlaient dans mes cheveux.

La deuxième fois c’était avec Salvatore, un an auparavant, nous nous sommes embrassés dans cette pièce : je n’ai pas prêté attention à la décoration. La seule évocation de ce souvenir me fait monter le feu aux joues.

J’aperçois d’abord les fresques qui nous entourent longues de quatorze mètres sur sept. Elles représentent Tilano, je reconnais les fondations de pierres et de briques, ainsi que des tours, les palais, et magasins que je vois régulièrement. J’aperçois des maçons, un tailleur d'images, l'atelier d'un orfèvre, un marchand consultant son livre de comptes, des gentilshommes à cheval, les activités de production et de commerce avec le teinturier, l’orfèvre, les ouvriers sur les échafaudages, la leçon universitaire, la halte dans la taverne, des éleveurs avec leurs bêtes et enfin en fond, l’Académie, splendide construction tout en marbre rose. Il n'y a pas à dire, le travail réalisé est titanesque. J'aimerais une telle commande. J'aimerais relever un tel défi.

Je doute d'en être un jour capable.

Je traverse la salle vers la table où se concerte le conseil. Un grand silence s'installe.

Dix paires d’yeux se braquent sur Andréa et moi. 

Annotations

Vous aimez lire Makara ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0