Chapitre 5

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Le malaise.

Vraiment. Où est-ce que je suis tombé ?

Entre ce père tyrannique, ce frère aussi jovial qu’un glaçon, cette belle-mère qui s’est lavée avec le parfum et l’invitée qui ressemble à une meringue violette montée sur roulette : je suis dans une maison de fous. Pas étonnant que ma mère ait foutu le camp. Non, mais sérieusement, elle a bien fait.

Ça pue l’oppression ici. C’est grand, c’est beau, mais c’est rien de plus qu’une prison où ils sont malheureux comme des pierres.

Heureusement que le repas était délicieux ! ça rattrape presque le reste ! Franchement, j’aurais tellement aimé inviter la moitié des sanglots pour qu’ils profitent de ces petits plats bien mitonnés. Ils se seraient bien remplis la panse. Mais non, ici, les fortunés préfèrent se faire des coups bas et se virer de table à cause de quelques éternuements. Charmante famille.

Après le repas, mon frère et sa copine ont déguerpi. J’ai voulu en faire de même, mais le paternel m’a lancé un regard qui voulait dire “toi, tu ne bouges pas” et BAM, surprise, j’ai obéi.

Je dois dire que depuis que je le connais, j’ai vraiment l'impression de jouer avec la mort.

C’est un sentiment un peu particulier.

Des serviteurs posent un verre de liqueur devant mon père puis un autre à côté de mon assiette. Je fronce les sourcils. Essaye-t-il de m’amadouer avec de l’alcool ?

Bon plan de sa part.

— Andréa, as-tu toujours vécu dans les sanglots ?

Il me demande ça avec un air presque sympathique, j’en oublierais qu’il m’a enlevé à mon foyer.

Je vide mon verre et manque de m'étouffer. C’est très fort. On dirait une liqueur de citron.

Quel délice.

— Oui, d’aussi loin que je me souvienne.

— Pourquoi ta mère a-t-elle choisi la cité de Lénisia pour se cacher ?

Première nouvelle, je ne savais pas que ma mère se cachait, mais j’imagine facilement qu’il en est la cause.

— Je ne sais pas.

Ses doigts pianotent sur la table.

— Pourquoi t’a-t-on coupé la main ?

Pour faire parler les commères.

— J’ai volé.

— Quoi exactement ?

— Un bijou dans les quartiers des fortunés, j’ai été attrapé. Vous connaissez la suite.

Il ne semble pas convaincu, mais c’est difficile de savoir ce qu’il pense avec sa tête de statue grecque.

— Viens près de moi.

Je le regarde en fronçant les sourcils.

— Je suis très bien à ma place. Le siège est doux et je n’ai pas fini ma liqueur.

— Je ne vais pas me répéter.

Je soupire et me lève le plus lentement possible, comme si mes jambes ne pouvaient plus me porter. Mon cerveau essaye de trouver une feinte pour éviter de m’approcher de lui : rien.

Je me poste à bonne distance.

Il claque des doigts. Plusieurs serviteurs accourent et se dépêchent de poser devant lui une toile de cinquante centimètres ainsi qu’un écrin en bois. Les pauvres bougres ont l’air terrorisés. Je les comprends, je n’aimerais pas être au service du paternel. Ils repartent aussi vite qu’ils sont arrivés dans un piétinement calfeutré.

J’examine la boîte. Je n’ai jamais vu un tel ouvrage. Sur la surface acajou, je discerne des plumes de paon finement sculptées.

Il ouvre le petit coffre. À l’intérieur, j’aperçois un fusain, un crayon gras et un pinceau. Il se saisit du crayon gras et commence son ébauche en me jetant des coups d'œil.

Lorsqu’il finalise l’ovale du personnage, je comprends enfin qu’il réalise mon portrait. Mes yeux s’écarquillent. Je ne m’attendais pas à servir de modèle.

J’avance de quelques pas. Je suis estomaqué par la vitesse à laquelle il dessine. En moins de cinq minutes, il a réalisé mes contours, mon nez, les boucles sur ma tête, mon expression impressionnée. Un mince rictus se forme sur ses lèvres. Je dois bien avouer que je n’ai jamais vu un tel coup de crayon. C’est à peine s’il me jette un regard en esquissant mes traits.

Je suis hypnotisé.

— C’est parfait, murmure-t-il.

Une étrange fierté s’empare de moi. Il me tend la toile.

— Prends-la. Je dois vérifier quelque chose.

Je m’exécute. La lumière du soleil vient mettre à nu les contrastes de mon visage. Je suis presque un beau gosse aussi propre et bien habillé !

— Dessine-toi une marque sur la joue.

Je le fixe sans comprendre. J’ai envie de demander des précisions, mais je sens bien qu’il me prend déjà pour un idiot et je n’ai pas envie de l’en convaincre davantage.

Il me désigne le crayon laissé sur la table. Circonspect, je pose la toile et me saisis de l’instrument. En tirant la langue, je me dessine une petite moustache. La texture me chatouille les narines.

Il soupire.

— Sur le portrait ! siffle-t-il entre ses dents.

Je me décompose. Merde. En fait, je suis vraiment un abruti.

— Mais… mais ça ne va pas gâcher votre travail ?

— Dépêche-toi.

Un frisson me parcourt l’échine. Il a une manière de contempler les gens, avec ses yeux bleus, ce n’est pas humain. Je plonge mon regard dans mon double de papier. D’un geste souple, je me dessine un trait sur la joue. Au moment où mon crayon quitte la toile, je ressens une vive douleur, comme si quelqu’un venait de me griffer.

Trois gouttes de sang perlent de ma joue et s’éparpillent sur le dallage marbré.

Je porte les doigts à mon visage : je saigne.

Je suis sous le choc.

JE SAIGNE !

Je dévisage mon père. Il a un rictus satisfait.

— Tu es bien mon fils.

Alors là, j’aimerais bien savoir comment il en est arrivé à cette conclusion ! Il a analysé la couleur de mon sang ?

Il claque des doigts et les serviteurs reviennent dans la pièce. Ils s’emparent de la boîte et de mon portrait puis disparaissent de la salle à manger.

— Je… Je ne comprends pas…

Mon père m’ignore, se lève, époussette son pourpoint et me fait signe de le suivre. Après un moment de flottement, je détale pour le rattraper. Sérieusement ? Il me laisse comme ça, sans réponse ?

Je commence à bouillonner. Ah non !

— Cette boite, c’est un Chef-d'œuvre du concours ?

Le silence flotte dans le couloir. Je ne vois que son dos. Il ne va rien me dire ce pète-sec ! Mon cerveau bouillonne. Il me mutile tranquillement et moi je dois me taire ?

Si c’est comme ça, alors qu’il aille en enfer ! Je fais demi-tour et commence à remonter le couloir.

— Andréa !

Il me rappelle. Cause toujours, vieux rageux.

Mon insatisfaction se transforme en contentement en le voyant insister. J’arrive au bout du corridor. Deux serviteurs bloquent le passage.

— Laissez-moi passer !

Ils ne bougent pas d’un pouce. Soit je ne suis pas convaincant, soit ils ont reçu des ordres.

C'est possible que ce soit les deux.

Je fonce dans le tas.

Mauvaise idée. Avec une main en moins et mon poids plume c’est comme se jeter contre un rocher. Ma tête heurte une épaule, mon bras, un torse, mon bassin, une hanche.

Ça fait mal.

En deux secondes, les deux molosses m’ont immobilisé. J’ai l’air d’un poisson dans un filet. Sans ménagement, ils me font rebrousser chemin. Leur poigne m’écrase les épaules.

Mon père n’est pas visible, mais apparemment ils savent où m'emmener. Après quelques minutes de marche, ils me poussent dans une pièce et referment la porte derrière moi.

Je manque de m'écrouler au sol et je me rétablis in extremis.

C’est un nouvel atelier.

La lumière est tamisée par d’épais rideaux et les tableaux sont rangés soigneusement les uns derrière les autres. Ici, la propreté et l’ordre règnent en maître.

— Tu as terminé ta crise ?

Je fusille mon père du regard.

— Approche.

Approche. Viens. Tais-toi. Avance. Il ne me parle que pour me donner des ordres.

Au fond de la pièce, je discerne une rangée de portraits croqués au crayon et je reconnais Artemisia. Ça m’intrigue.

Je rejoins mon père.

— Voici les autres héritiers et héritières, déclare-t-il.

Je contemple les représentations de mes concurrents. Je compte deux garçons et trois filles.

Il me montre du doigt l’une des peintures.

— Celle-ci se nomme Isabella. C’est ta cousine éloignée. Elle est de la famille des Ferrare, spécialisée dans la métallurgie. Tu devras te méfier d’elle. Sa grand-mère, ma propre tante, est prête à tout pour la faire gagner.

Il se dirige vers un autre visage.

— Voici, Salvatore. Il est de la famille Forli, spécialisé dans la musique. Il n’est pas vraiment une menace. Les Forli n’ont gagné qu’une fois le concours et leur chef-d'œuvre est, disons… Tout à fait médiocre. Ensuite, nous avons Taddeo de la famille Pisaro. C’est la maison du Vivant, une maison très étrange où les idées germent en friche. Ils n’ont pas toute leur tête. Taddeo est peut-être le plus sain d’esprit. Ici, tu reconnais Artémisia Da Vincia. Elle sera la principale concurrente de ton frère durant le concours. Je te demanderai de me tenir informé de ses moindres avancées. Enfin, nous avons Sirani D’Este dont personne n’a jamais vu le visage. C’est la maison des orfèvres. La cité dans laquelle tu as toujours vécu.

Je regarde le portrait de Sirani, la jeune femme porte un masque blanc. Mon père ne connaît donc pas ses traits.

— Si vous souhaitez absolument gagner le concours, vous pourriez utiliser le crayon magique pour les mettre hors d’état de nuire. Vous n’avez pas besoin de moi…

— N’appelle pas ce Chef-d'œuvre avec un terme aussi puéril..

Ah donc, c’est bien un chef-d'œuvre !

— L’une de tes premières missions sera de faire le portrait de Sirani et de me le donner.

— D’accord, cela ne me semble pas très compliqué.

Un rictus se dessine sur son visage. Je détourne les yeux tant son expression m’horripile.

Mon regard est attiré par un coin de la salle. Une quantité d’esquisses y est accumulée. Je m’approche et reconnais facilement la femme représentée : ma mère.

On la voit en portrait de trois-quart, en gros plan, de plein-pied, de dos, juste ses yeux, ou sa nuque ou ses jambes...

Bref, je crois que mon père a une légère obsession pour elle.


Il faut que je réfléchisse à comment utiliser ça contre lui. Je ne compte pas rester une marionnette bien longtemps.

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