Chapitre 4, partie 2

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Artémisia ouvre la porte et s’élance en roulant dans le couloir. Je lui emboite le pas. Je n'ai pas peur qu'elle se perde, car elle connaît les lieux comme sa poche. Nos mères sont très proches depuis l’enfance et je ne compte plus le nombre de parties de cache-cache que nous avons fait ensemble.

Moi, je contemple le dallage en marbre puis les plafonds en solives, je me sens si vide.

La réalisation du tableau de famille envahit mes pensées. Mon père souhaite que je termine l'œuvre avant mon départ pour l’Académie : il ne me reste plus beaucoup de temps. C’est la première fois qu’il me commande un portrait de famille : je me dois de lui proposer un travail irréprochable.

Si au début, je me suis senti flatté, j’ai maintenant peur qu’il n’apprécie pas ma réalisation. Cette pensée me terrifie. Je pensais qu'avec le temps, j'arriverais à m'extraire du jugement de mon père, mais non. Il est et restera l'épée de Damoclès au-dessus de ma tête.

Je passe en revue mes choix artistiques.

Je n’aurais pas dû choisir le palais en arrière plan ; la perspective n'est pas assez réussie.

Le choix de nous peindre en plein pied me parait discutable. Cela ne met pas en valeur ma mère.

La couleur de la veste de mon père n’est pas exactement la même que dans la réalité. Il faudrait que je l'éclaircisse un petit peu.

Et ce regard. Il va détester ses yeux. J’en suis sûr.

Il faut que je reprenne tout depuis le début.

Oui, je n’ai pas le choix. Je ne peux pas le décevoir. Il me reste si peu de temps.

Je m’arrête. Artémisia se retourne.

— Où tu vas ?

— Je dois continuer ma peinture. Je mangerai plus tard.

— Cesare, si tu me laisses toute seule avec tes parents, je te jure que je t’assassine dans ton sommeil.

J’hésite. Elle a raison. Je ne peux pas l’inviter et l’abandonner pour faire la conversation à ma famille. Cela ne se fait pas. Mon père ferait une remarque.

Je reviens sur mes pas. J’ai la gorge sèche de nouveau et l’esprit en pagaille. La peinture est revenue dans ma tête et je ne peux plus me la sortir du cerveau.

J'imagine des solutions alternatives pour rattraper mes erreurs, mais je ne trouve rien qui sauverait la toile du bûcher intérieur où je viens de la jeter. Misère. Je vais devoir tout refaire.

Nous arrivons dans la salle à manger. La table a été dressée comme un jour de fête en l'honneur du Sérénissime. Les assiettes en porcelaine côtoient les couverts en or.

J'aperçois Andréa. Il est assis à ma place habituelle. Ce constat me fait grincer des dents. Il se retourne vers nous et ses yeux s’écarquillent en découvrant mon amie.

— Salut, je suis Artemisia Da Vincia.

— Andréa.

Il ne donne pas son nom de famille. Artemisia attend une remarque de sa part, un signe qui prouverait qu’il est un grand admirateur. Rien. Il reporte son attention sur la multitude de couverts.

— Tu n’as pas entendu parler de moi ? insiste-t-elle.

— Tu es une héritière ?

— Je ne suis pas qu’une héritière. Je suis Artemisia Da Vincia.

Il fronce un sourcil.

— J’avais bien entendu ton nom.

Je le fusille du regard. Vivait-il dans un coin si sordide que les exploits de mon amie ne soient pas arrivés à ses oreilles ? Non, il doit en faire exprès. Il manie certainement l’insolence comme le couteau à peinture. Mon amie fait crisser les roues de son fauteuil et effectue un demi-tour pour se placer près de moi. Elle est vexée. Je me lève pour lui verser un verre d’eau en espérant qu’elle y dilue sa déception. Mes parents pénètrent à leur tour dans la salle. Le regard de mon père glisse sur moi et s’arrête sur Andréa. Mon ventre se noue.

Je murmure :

— Père, mère.

Ma mère me rejoint et dépose un baiser sur ma joue. Son parfum floral m’envahit. Une odeur de lilas et de fleur d’oranger. Je crois qu’elle a eu la main lourde.

— Comment vas-tu mon ange ?

— Très bien.

C’est plutôt rare qu’elle ait un geste si tendre en public, mais je sens qu’elle a besoin de montrer que nous sommes une famille unie devant Andréa et Artémisia.

Mes parents s’assoient en face de nous. Du coin de l'œil, je note que mon demi-frère fronce le nez comme s’il était incommodé par les effluves. Il regarde aussi avec grande attention ses couverts comme s’il ne savait lesquels utiliser. Vraiment. Aucune éducation.

On nous sert l’entrée. Il s’agit d’un homard, l’un de mes plats préférés.

— Comment avancent tes projets Artémisia ? demande ma mère.

— Très bien. Je travaille sur une nouvelle machine que j’ai nommée l’odomètre. Elle sert à calculer la distance d’un lieu à l’au…

Un éternuement coupe l’explication de mon amie. Andréa se saisit d’une serviette en lin pour étouffer un autre éternuement. Il grimace, embarrassé.

Les serviteurs nous proposent de l’eau.

— À quoi cela ressemble-t-il ? reprend mon père.

— À une grande brouette. À chaque tour de roue, un mécanisme fait tomber un caillou dans un panier. Il suffit ensuite de compter le nombre de cailloux pour calculer la distance parcourue.

— J’imagine que cette machine n’est qu’une étape dans ton processus de création, poursuit mon père.

— Tout à fait. J’ai dans l’idée de mesurer exactement la surface de l’île.

Un nouvel éternuement retentit. Ma mère lance un regard désapprobateur à mon demi-frère.

— Désolé, je suis allergique aux lilas, bafouille Andréa.

Je me demande s’il en fait exprès. Je ne pensais pas pouvoir détester quelqu'un aussi fort.

— Et à quoi va servir cette mesure ? insiste mon père.

Artemisia noue ses mains l’une contre l’autre.

— Je m’excuse, je ne peux pas en dire plus. C’est un travail préparatoire pour mon Chef-d'œuvre lors du concours.

Mon père sourit.

— C’est bien tu as déjà réfléchi à ton projet. J’espère que c’est la même chose pour toi, Cesare ?

Mes oreilles bourdonnent. Mes doigts se crispent sur mes couverts. Mon cœur n’est plus qu'une cavalcade. Un voile noir s’empare des alentours.

— Oui, père, évidemment.

— C’est bien.

J’évite son regard, craignant qu’il comprenne que je mens. J’ai soudain envie de m’agenouiller au sol et de le supplier de ne pas m’envoyer à l’académie. J’ai si peur de voir luire la déception dans ses prunelles. Je l’entends déjà me dire que je suis un peintre raté. Indigne de sa lignée.

Nouvel éternuement suivi d’un long reniflement. Je dévisage mon demi-frère, estropié comme il est. Non, je ne peux pas déclarer forfait et laisser ce cul vaseux porter les couleurs de la maison. Impossible. Ma mère ne supporterait pas cet affront.

Alors qu’on nous apporte le plat principal, mon père se tourne vers ma mère.

— Hilda, tu devrais retourner dans notre chambre. Tu incommodes notre hôte.

Ma mère écarquille les yeux.

— Comment ? Mais nous avons à peine commencé le repas !

Ils se dévisagent. Les yeux de mon père deviennent presque vitreux. Un frisson me parcourt. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Un vertige me saisit. Je ne comprends pas. Pourquoi une telle demande ? Pourquoi humilier ainsi ma mère ? Lui reproche-t-il quelque chose ?

Le souffle de ma mère devient rauque, son visage rouge vif, ses doigts griffent presque la table. Elle va exploser. Même Artemisia ne bouge plus en attendant l'issue fatidique de ce duel de regards.

Andréa éternue une nouvelle fois. Ses yeux sont brillants.

J’ai envie de me jeter sur lui pour l’étrangler.

Ma mère détourne soudain ses prunelles de celles de mon père et se lève, le corps tendu comme un arc. Je recule ma chaise dans l’optique de la suivre.

— Reste assis, Cesare. Ne t’avise pas de bouger.

— Oui, père.

Je me rassois, fébrile, fiévreux, furieux. Le cœur serré, je contemple ma mère qui traverse la pièce, les poings serrés.

La porte claque. Le silence tombe.

Plus personne n'ose lever le nez de son assiette.

Mon cerveau, en boucle, ne peut plus formuler qu'une seule pensée : ce cul vaseux va détruire ma famille.

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