Chapitre 4 partie 1 (point de vue Cesare)

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Je plante le couteau dans la toile. La lame s’enfonce et perfore le paysage que j’ai peint.

C’est médiocre. Trop médiocre.

J’entends presque la voix de mon père prononcer ces mots. Je vois son visage penché sur mon épaule, juge constant de mon existence. Je pose la toile et en prends une deuxième. Celle-ci est pire. Elle mérite plus qu’une estafilade. J’imagine que c’est de la chair, celle de ce frère que je n’ai pas voulu, celle de ce frère qui va tout m'enlever. Je le sais, je le sens. C’est un pressentiment qui m’envahit comme la morsure du froid. La lame pourfend la toile. En haut. En bas. À droite. À gauche. Quel magnifique carnage !

Il ne reste bientôt que des lambeaux qui ploient du cadre comme des cheveux d’ange.

Il est peintre ! J’avais comme infime espoir qu’il serait incapable de réaliser la moindre forme, mais non, c’est un faussaire. Seuls les meilleurs peintres peuvent être faussaires.

Tout le monde le sait.

La rage palpite dans ma cage thoracique.

Je me saisis d’ébauches au fusain et je les déchire à main nue. Qu’est-ce que c’est affreux ! Médiocre ! Tellement médiocre !

Je repense au moment où je les ai espionnés à leur arrivée. Il ressemblait à un mendiant, mais mon père ne le regardait pas ainsi. Ils se sont arrêtés devant le fronton pour lire notre maxime. J’avais l’impression qu’ils partageaient un moment d’osmose, ça m’a déchiré de l’intérieur.

Je le hais. Je le hais.

Je repense à ma discussion avec maman.

Ne laisse rien paraître. Ton père se rendra rapidement compte de son erreur. Reste irréprochable. Sois fort.

Je lâche les fragments de papier entre mes doigts. Pourquoi dois-je toujours être celui qui fait des efforts ? Je suis tellement fatigué de tout faire pour lui plaire !

Je me sens si vide. Détruire mes créations détourne la lame de mon corps, mais c’est un peu moi que je tue à petit feu.

L’image de Salvatore me traverse l’esprit. Non, je me suis juré de ne plus céder. Il me déconcentre, je ne peux pas me focaliser sur mon art si je passe mon temps dans ses bras. Je ne peux pas me tourner systématiquement vers lui quand je suis au plus mal.

Je m’effondre sur moi-même tant cette décision me brise.

Je déteste ce sentiment de manque qui se creuse dans mes entrailles quand nous sommes séparés.

J’attrape une feuille et un crayon et je me mets à esquisser les contours de son visage. Lui donner vie me le sortira de la tête. Des picotements remontent dans mes bras et, je m’arrête parfois pour me gratter violemment le coude, la main, la clavicule. Bientôt des griffes ensanglantées apparaissent sur mes membres.

Quelqu’un frappe à ma porte et une voix de femme s’élève.

— Cesare ?

Je me fige. Artemisia ! J’avais complètement oublié que je l’avais invitée aujourd’hui. A-t-elle croisé mon frère ? Je me relève et range précipitamment les restes de tableaux pour ne pas l’effrayer. J’ouvre la fenêtre et aère la pièce. J’essaie de me recomposer un visage plus serein.

J’enfouis ma colère et ma haine derrière le masque de la bienséance et j’ouvre la porte.

Mon amie m’accueille avec le sourire. Je me pétrifie en découvrant sa nouvelle coupe.

Ses cheveux ne sont plus roux, mais violets et se dressent sur sa tête dans un nid d’écrous et de rouages. Elle s’avance avec son fauteuil roulant et s’arrête dans un demi-tour maîtrisé.

— Tu aimes ?

— Oui, mais c’est particulier.

— J’espère lancer une nouvelle mode.

— Je ne savais pas que la mode t’intéressait…

— Je dois travailler mon image.

J’acquiesce et j'ajoute : 

— C’est nouveau aussi ça !

Je lui indique sa main. De son poignet à ses doigts, un chapelet de rouages s’emboîte articulé par une bague. Grâce à ce mécanisme, j’imagine qu’elle peut activer à distance tout un tas de petits gadgets.

— Oui, tu aimes ?

— Beaucoup.

Un silence s’installe. Elle me dévisage de haut en bas. Ses yeux fauves se posent sur mon coude amoché que je m’empresse de cacher.

— Bon, alors, comme ça, il est là.

Je marmonne une réponse incompréhensible. Elle reprend :

— Il est plutôt mignon…

Je grogne.

— Je plaisante. Tu as vu ta tête ? On dirait que tu reviens des enfers !

— C’est un peu ça.

— Allez, arrête de faire le martyr. Tu agis comme si ce cul vaseux pouvait te concurrencer. Il n’y a pas meilleur peintre que toi sur l’île d’Egade.

— Si. Mon père.

Artemisia lève les yeux au ciel, habitué à cet argument que je lui ressors tous les jours.

— Son temps est révolu !

— Ce n’est pas comme ça qu’il voit les choses.

— Ton père est un salaud, tu devrais arrêter de vouloir lui prouver ta valeur.

— Facile à dire pour toi, tu es adulée par ta famille et toute l’île. Où que tu ailles, les habitants chantent tes exploits. Il ne te manque plus que le trophée du concours pour finaliser ta légende !

Un sourire de plus en plus grand s’étale sur le visage de mon amie.

— Ta phrase m’a donnée un frisson. Répète-la.

Je lui lance un morceau de toile à la figure. Celui-ci virevolte au dessus d'elle.

— Bon, maintenant que tu t’es un peu déridée, parle-moi de ton frère.

— Demi-frère. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

— Je ne sais pas, où se terrait-il toutes ces années ? Qui est sa mère ? Est-ce que c’est un artiste ? Est-ce qu’il a une éducation ? Est-ce qu’il sait créer des machines ? Pourquoi a-t-il accepté de venir ? Que recherche-t-il ? Pense-t-il gagner ? Est-ce qu’il est puceau ? Est-ce qu’il préfère les hommes comme toi ? Est-ce qu’il a la même tache de naissance sur la hanche que toi ? Tu crois qu’il a déjà utilisé une de mes machines ? Quel âge a-t-il ? Est-ce qu’il est sympa ? Comment a-t-il perdu sa main ?

Mes cils papillonnent. Comme d’habitude, il est difficile de suivre le raisonnement d’Artemisia. Son cerveau est trop rapide pour moi. Parfois, ses mots sont en retard sur sa pensée et je suis souvent perdue dans sa logorrhée.

— À Lénisia.

— Quoi ?

— Il vient de Lénisia.

— Ah oui. Très bien.

Elle attend la suite de mes réponses. Comme si je me souvenais des autres questions. Elle fait une moue déçue.

— Tu devrais t’en faire un allié plutôt qu’un ennemi.

— Tu en d’autres des conseils aussi pertinents ?

Elle sourit et ignore mon sarcasme.

— Imagine que tu sois mis dans la même chambre que lui à l’Académie.

Je la regarde, horrifié.

— J’espère que je serai avec Salvatore.

— Je croyais que vous n’étiez plus ensemble ?

— C’est le cas.

Cette phrase me coûte. J’ai l’impression d’avoir un chat dans la gorge.

Je tousse.

— Il l’a pris comment ?

— Mal.

— Tu lui as donné quoi comme raison ?

— Que j’ai besoin de me concentrer sur mon futur chef-d’œuvre.

— C’est un bon argument.

— Tu trouves ?

— C’est une raison que j’aurais pu donner, en tout cas.

Je m’assombris. Je ne sais pas si cette comparaison me rassure. Artemisia est connue dans l’académie pour ne jamais se détourner des études. Les amours n’ont aucune place dans sa vie. Je commence à regretter mon choix. Comment je vais faire pour survivre là-bas sans lui ?

Quelqu’un frappe à la porte de ma chambre.

— Maître ? C’est l’heure du déjeuner.

Artemisia fait pivoter ses roues.

— Merveilleux. Regarde-moi.

Je la fixe.

— Bon ça va, tu es toujours le gars le plus beau du coin même avec ton air de chien battu.

J’esquisse un mince sourire.

Heureusement qu’Artemisia sait toujours me remonter le moral.

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