Chapitre 3 : le palais

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Le palazzio Tilano se dévoile aux premières lueurs de l’aube.

Je ne m’attendais pas à ça. Il est beaucoup plus classique que le palazzio Senlis.

On le voit de loin sur un piton rocheux, grand rectangle de marbre dentelé de colonnes corinthiennes. La calèche s’arrête. Des murailles se dressent devant nous, elles sont impressionnantes. Le cocher discute avec le garde de l’entrée puis la voiture repart.

Je regarde ma belle-mère. Elle a toujours un mouchoir de soie sur le nez pour masquer l’odeur à l’intérieur de la calèche.

Mon père est immobile comme si les miasmes ne l’incommodaient plus. Il contemple silencieusement son territoire.

Nous pénétrons dans la ville. Je me colle à la fenêtre pour discerner les environs. Cela ne ressemble pas du tout à ma cité. Les toits sont faits de tuiles et les immeubles de pierre rouge. Ce ne sont pas des canaux, mais de larges avenues où cavaliers et marchands se croisent. Les bruits sont différents.

Ici, tout paraît plus assourdissant. Les carrioles produisent des grincements horribles sur les dalles inégales. Même s’il est tôt, il y a du monde dehors. Ça parle, ça crie, ça se houspille, mais ça pue moins que dans les sanglots.

Les habitants possèdent des tenues criardes et texturées, des chapeaux extravagants et des bottines en cuir. Je comprends que la cité des tailleurs d’images tient à justifier son titre de capitale de la mode. La calèche entame une longue montée vers le palais, j’agrippe la poignée en fer à ma droite pour ne pas m’effondrer sur ma belle-mère.

J’imagine sans peine qu’une nouvelle proximité avec moi signerait mon arrêt de mort.

Mon cœur bat de plus en plus en fort.

J’ai un frère. Je vais le rencontrer.

J’examine mes habits. Ils sont couverts de taches de vomi : je ne vais pas faire une grande impression. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai toujours voulu avoir un frère. J’imagine que j’aurais fait les quatre cents coups avec lui. Peut-être que si j’avais eu un frère, j’aurais toujours mes deux mains. Cette réflexion me fait broyer du noir. Je regarde mon moignon gauche. Même s’il est bien cicatrisé, il reste laid à contempler. Comme dit Mino, on dirait le bout d’un saucisson.

La calèche se stabilise et m’extirpe de mes pensées. Un garde ouvre la porte. Ma belle-mère se dépêche de sortir. Le chien-chef-d’œuvre saute souplement au sol et la talonne en direction du palais. C’est à mon tour de m’extraire de l’habitacle. Une flopée de marches immaculées s’étend devant moi. Mon père m’attend et nous grimpons jusqu’à l’entrée du palais.

Sur le fronton, je peux lire une phrase écrite en lettres majuscules : “Maîtrise ce que tu donnes à voir, c’est la clé du pouvoir”.

Je sens son regard sur mon visage. Il souhaite lire ma réaction. Je dois avouer que cette phrase me plait. Elle me parle.

— C’est la maxime de la famille ?

— Tout à fait.

Je scrute de nouveau ces mots. En tant que faussaire, j’ai l’impression qu’elle a été forgée pour moi. Ma tête bascule vers la droite, attirée par un mouvement aux fenêtres. Un rideau est subitement tiré, cachant la silhouette d’un homme.

— Avance.

Mon père me pousse dans le dos. Je reprends mon ascension et franchis le seuil. Ce que je découvre me statufie. Un immense escalier en double hélice s’élève en plein milieu de la salle de réception. Tout est immaculé, épuré, le marbre règne en maître dans ce lieu. Le plafond s’élève quinze mètres au-dessus de moi et des rayons du soleil viennent griveler les pavés d’albâtre à mes pieds. C’est incroyable cette lumière !

Dans ces lieux, je me sens sale, je ne me sens pas à ma place. Même lors de mes virées dans les quartiers fortunés de ma ville, je n’ai jamais foulé un sol aussi rutilant.

— Ne reste pas planté là !

Le ton courroucé de mon père me donne un coup de fouet et je me dépêche de le rejoindre dans l’escalier. Une fois au premier étage, une ribambelle de serviteurs nous attend.

— Assurez-vous de le rendre présentable pour le repas.

Deux femmes m’attrapent les bras et m’emportent dans une salle de bain. Malgré mes protestations, elles me déshabillent sans ménagement, faisant fi de ma pudeur et me poussent dans une immense baignoire en fonte. La première servante attrape ma tignasse et me savonne les cheveux avec virulence - elle doit s’imaginer que c’est la première fois qu’ils sont lavés. La seconde m’arrache à moitié la peau avec un outil de torture qui ressemble à une brosse.

— Aïe ! AÏE ! Mais… Mais… Aïe !

Ma nuque craque sous les mains de la première tortionnaire. Elle veut me tordre le cou, c’est certain ! Elle prend du plaisir à me martyriser !

Les deux domestiques renversent ensuite un seau d’eau tiède sur moi. Je ruisselle, mes yeux me piquent. Le brosse de l’enfer revient crisser contre ma peau.

— Mais arrêtez !

Je les repousse violemment.

— Vous aurez beau frotter comme des forcenées, ma couleur ne s’enlèvera pas !

Les femmes se pétrifient. J’ai vu juste. Elles pensaient m’éplucher comme une mandarine jusqu’à ce que je devienne plus blanc que les pavés.

— Partez ! Je vais terminer seul !

Les domestiques se jettent un regard et se précipitent de nouveau vers moi. Une protestation s’échappe de mes lèvres : sans effet.


* *

*


Deux heures plus tard, je ne me reconnais plus. Je porte une chemise en lin doublé d’un pourpoint carmin ainsi que des collants et des hauts-de-chausses. Autant sur les autres, je trouve ces habits magnifiques, autant sur moi-même, j’ai l’impression d’être le bouffon de la cour. Je tire sur mes manches dénuées de boutons. Je repense à ma belle collection chez ma mère et soupire.

Quel gâchis ! Tant de trésors à jamais perdus !

— Andréa.

Je me détourne du miroir. Mon père me fait face. Il est accompagné d’une autre personne, qui lui ressemble beaucoup.

Mon cœur manque un battement. C’est lui.

— Je te présente Cesare, ton frère. Il va te montrer ta chambre et l’atelier.

Sans attendre une remarque de ma part, le Duc sort à grands pas de la pièce. Je croise le regard de Cesare. Il a l’air plus âgé que moi. Pourtant, si je prends en compte les discussions dans la calèche, nous sommes de la même année.

Il est vêtu de noir des pieds à la tête, ce qui, dans un palais de marbre blanc, me fait doucement sourire. Il y a peut-être, derrière cette attitude glaciale, un petit esprit rebelle ?

Il ne m’adresse pas un mot et fait volte-face.

Je le talonne. Nos pas résonnent contre les pavés en désaccord.

Ça se voit que son oxygène c’est le dédain, comme notre paternel. Il se tient si droit. J’ai l’impression d’être un arbre qui a poussé de travers à côté de lui.

Ça m’énerve. Ses cheveux bruns, plus clairs que moi, sont plats et épais, bien disciplinés, alors que les miens sont une pagaille de boucles même après ce bain forcé.

— Voilà ta chambre.

C’est une pièce de bonne taille, très lumineuse. De grandes fenêtres offrent une vue à 180 degrés sur la ville. Elle me plait immédiatement.

— Magnifique !

Un hoquet moqueur saisit mon frère en entendant mon commentaire. Ma mâchoire se crispe. Je le dévisage.

— Qu’est-ce qui te fait rire ?

Il se renferme. Nos regards s’accrochent. J’attends la pique qui lancera la guerre. J’attends la remarque condescendante qu’il contient. Silence.

Demi-tour de sa part. Drapeau blanc.

J’émets un grognement pour montrer mon mécontentement. Moi aussi je peux faire des bruits bizarres. Il va où ce troufion ?

Je lui emboite le pas. Ça y est, je suis de mauvaise humeur. J’avais espéré que mon frère soit quelqu’un de plus sympa que le Duc, mais non, il se révèle être la caricature des fortunés. C’est bien ma veine.

Il s’arrête devant une imposante porte en bois, attend que je sois à sa hauteur et ouvre. Ses gestes sont gracieux, tout son être respire la retenue. J’ai l’impression d’être un éléphant à côté de lui. Je baisse la tête. Je n’ai déjà plus envie de le suivre.

À l’intérieur, l’ambiance change totalement. Dans le couloir, le sol est recouvert d’un beau parquet, les murs sont ornés de tableaux. Les cadres transcendent les œuvres. Certains sont en métal, d’autres en bois et enfin quelques-uns en laiton.

Chacun d’entre eux est unique.

Cesare traverse la galerie sans jeter un regard aux merveilles qui l’entourent. J’avance. Je me retrouve happé par les peintures. Je reconnais le travail des plus grands artistes ayant vécu sur cette terre : Gustavo Velozzio, Agnesca Filiponi, Freya Cerano, Daniele Opourno et bien sûr toute la famille des Sforzi.

J’imagine subitement ma mère à mes côtés. J’entends sa voix me décrire avec précision comment la peintresse a exécuté la montagne sur ce tableau, comment il faut toujours apporter du soin aux mains des personnages que l’on représente, comment un sourire ou un regard peut déterminer la qualité d’une œuvre. Ma poitrine se comprime. J’espère qu’elle va bien. J’espère que le Duc ne lui fera pas de mal.

Cesare a disparu du couloir. Je m’en fiche. Je préfère contempler ces peintures que sa tête. Lorsque j’arrive au dernier tableau, je suis intriguée par la lumière qui éclabousse le corridor en provenance de la salle qui fait l’angle.

Je débouche sur une vaste pièce circulaire aux larges fenêtres. Je souris en découvrant les lieux. Quel que soit leur rang social, les peintres partagent cette capacité à transformer leur espace en bazar organisé. Trépieds, tables, draps, plantes, esquisses, œuvres s’amoncellent dans tous les coins. Sur les bureaux, j’aperçois du charbon, des crayons, des plumes, des pinceaux, des coquilles par monceaux.

Tout l’attirail nécessaire.

Cet atelier, c’est un peu le 1er étage de ma maison, en plus impressionnant. C’est une atmosphère qui m’apaise. La lumière tombe en pluie du dôme ouvert et je peux voir le ciel en levant les yeux.

Cesare ne me prête pas attention. Il est debout, le pinceau à la main, absorbé dans son travail. Il fait face à une toile de deux mètres sur deux. Je me rapproche, intrigué. Il représente la famille Sforzi. Je reconnais tout de suite le Duc ainsi que sa femme avec sa longue chevelure blonde et ses milliers de bijoux. La silhouette de Cesare n’est encore qu’une esquisse.

— Pousse-toi, tu me gênes.

Je fais un pas sur le côté pour l’éviter. J’ai l’impression d’être un insecte qui perturbe sa concentration.

— Tu réalises cette peinture tout seul ?

Il se retourne. Ses yeux bleus me transpercent.

— Évidemment. Tu en as d’autres des questions idiotes ?

Je décide de ne pas surenchérir.

— Moi, j’ai toujours peint avec ma mère.

Il se fige. Son regard s’assombrit. Il pose ses pinceaux, mais je perçois le léger tremblement de sa main.

— Comment peux-tu créer ta propre empreinte si tu ne peins jamais seul ?

Je le dévisage. Avouer mon véritable métier est dangereux, mais j’ai envie de lui clouer le bec.

— Je suis un faussaire, je n’ai pas d’empreinte.

Sa mâchoire se crispe, son souffle devient court. Il roule fébrilement ses instruments dans une pochette sans me regarder.

Ma réponse a eu son petit effet : je suis fier de moi.

— Ne me suis pas, ordonne-t-il en quittant la pièce.

Je me retrouve seul devant son tableau. Je me rapproche pour étudier l’œuvre. Tout de suite, je suis saisi par la justesse de son trait, par la délicatesse des expressions retranscrites. Le Duc possède ce regard mystérieux qui me terrorise et ma belle-mère contemple un bracelet à son poignet avec fascination. Le couple semble fait de chair, j’ai presque l’impression de voir les veines pulser le long de leurs mains diaphanes. Il y a du brio dans cette œuvre. Même si elle n’est pas terminée, je sais que c’est une peinture qui aura une âme.

Je dois bien avouer que mon frère est un peintre de génie.

Je ne comprends pas.

Pourquoi le Duc a-t-il besoin de moi pour assurer sa réussite ?





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