Chapitre 2 : Premier chef-d'oeuvre

8 minutes de lecture

La gondole glisse sur les flots. Je me tiens droit dans l’embarcation. J’essaie de montrer que je ne suis pas en proie à la panique. Je ne veux pas que cet homme qui se proclame mon père pense que je suis une poule mouillée.

En vérité, un chapelet d’insultes me traverse l’esprit toutes les deux minutes et j’ai envie de sauter de l’embarcation pour rejoindre ma maison. J’ai suffisamment d’amis dans les environs pour me cacher, mais je ne veux pas mettre ma mère en danger.

J’ai perdu de vue la seconde gondole où elle a embarqué. J’ai l’impression qu’elle m’a abandonné. Oui, elle doit venir me voir, mais où ? Et quand ? Pour la première fois, elle m’a déçu.

Ça me fait un trou à la place du cœur et des nœuds au cerveau.

Je fixe à présent mon père.

Je commence à discerner ma ressemblance avec lui. Il a la même figure de rapace que moi en plus cadavérique.

Je déteste son apparence : ses dents trop blanches, sa barbe parfaitement taillée, son sourcil fendu qui laisse deviner une légère cicatrice, ses cheveux poivre et sel qui dégringolent de ses épaules en fines boucles.

Je le déteste, car il a la classe.

Il me contemple lui aussi, sans sourciller. Je ne baisse pas le regard. S’il croit m’impressionner, il se trompe.

Tu ne feras pas de lui ce que tu as fait de moi.

Cette phrase prononcée par ma mère me revient en tête comme une ritournelle. Que lui a-t-il fait ? Pourquoi pense-t-il qu’elle lui appartient ?

Une bouffée de haine me remonte dans les veines. Je veillerai à ne pas être ce qu’il veut. Il ne pourra pas me modeler à sa manière. Je serai toujours mon propre maître.

Mon regard se pose sur ses manches.

A moins qu’il ne me donne ses magnifiques boutons de manchette.

Oui. Ils sont incroyables.

Pour eux, je ferai n’importe quoi.

Je secoue la tête.

Non, il fallait rester fort et résister à l’appel du bouton.

Les liserés sur son col sont splendides aussi, cela me rappelle les lys, les fleurs préférés de maman. Une connexion s’établit dans mon cerveau : c’est peut-être pour ça qu’elle les aime tant.

Une boule se forme dans ma gorge. Dire qu’ils ont été ensemble. J’ai du mal à le croire.

Les serviteurs réalisent une manœuvre pour tourner dans un canal étroit. Je laisse mon regard dériver vers les sommets des édifices. Voilà, une page se tourne, mon quartier préféré s’étiole dans le crépuscule.

— Où m’amenez-vous ?

— Au palazzio Tilano. Ta demeure.

Je digère l’information. Ce type est vraiment Duc. Pour la première fois de mon existence, je vais quitter la cité de Lénisia pour une autre.

— Vous êtes de la famille des Tailleurs d’Image ?

— Je la dirige.

Je cherche dans ma mémoire, la localisation de cette cité. Je crois que celle-ci est à l’intérieur des terres à plus d’une centaine de kilomètres d’ici.

— Comment va-t-on s’y rendre ?

— En calèche.

Oui, ça tombe sous le sens même si je ne suis jamais monté dans un de ces engins.

— Tu as été formé en anatomie ? reprend mon père.

— Un peu.

— En philosophie ?

— Non.

— En géométrie perspective ?

— C’est quoi ?

— En maths appliqués ?

— Absolument pas.

Il soupire.

— Ta mère aurait pu t’éduquer convenablement.

— Ne critiquez pas ma mère, je vous l'interdis.

Mon père se penche vers moi. Il y a soudain une lueur noire qui brille dans ses yeux clairs.

— Ecoute, petite vermine, c’est la dernière fois que tu me parles sur ce ton.

Un frisson me remonte l’échine. Je n’en mène pas large mais je trouve tout de même la force de lui rétorquer :

— Sinon quoi ?

— Sinon, à chaque insolence, un malheur arrivera à ta mère.

Cela me coupe le clapet. Satisfait de lui, il recule. Je me recroqueville sur moi-même.

Si j’en doutais encore un peu, je le sais à présent.

Mon père est un salaud.

* *

*

Nous débarquons quelques heures plus tard tout à l’Ouest de la ville.

Je suis frigorifié. Il fait nuit noire et une épaisse brume s’est emparée des canaux. On dirait des langues glacées. Seuls les toits crénelés des maisons transpercent ce brouillard et paraissent léviter au-dessus de nous.

Le clapotis des eaux contre l’embarcation me rattache encore à ce lieu, mais je sens que la rupture est proche.

Les deux soldats amarrent la gondole puis aident mon père à monter sur le ponton. Je n’attends pas qu’on me tende la main pour me hisser à mon tour. Je sais très bien me débrouiller seul.

Deux calèches sont garées un peu plus loin. J’imagine que la deuxième est pour ma mère. La porte de l’habitacle s’ouvre dans un grincement strident.

Mon père me fait signe de le suivre. Je jette un dernier coup d'œil aux méandres de ma cité espérant y repérer ma mère : rien, à part des brumes.

Je me sens déraciné alors que les sanglots ne sont constitués que de vases. Tout y a toujours été mouvant, changeant, et je n’en ferai pas exception.

— Andréa !

La morsure du froid me tétanise. Il m’appelle. C’est un ordre plus glacial que l’atmosphère environnante. Je m’approche. Les chevaux piaffent d’impatience.

Les soldats sont montés à l’avant, prêts à faire claquer leur fouet et à s’enfoncer dans l’obscurité.

Des doigts sertis de bagues me tirent brusquement à l’intérieur de la calèche et je découvre dans l’habitacle une femme de l’âge de ma mère.

Mon regard s'abîme sur elle et sur la créature qu’elle porte sur ses genoux. Je n’ai jamais rien vu de semblable. La femme est ensevelie sous les bijoux, et l’animal qui se love contre elle, est surnaturel. Il ressemble à un chien. Son corps est composé d’un alliage de différents métaux et ses yeux turquoises sont braqués sur moi.

Je m’assois, mal-à-l’aise. Ce n’est pas un automate, il semble vivant.

— Alors, c’est vrai, déclare la femme en me dévisageant.

Mon père acquiesce à côté de moi. Le corps de la noble se crispe et sa montagne de diamants autour de son cou frissonne. La calèche se met en branle. Le chien ouvre la gueule, dévoilant des canines de cristal. Pour tout aboiement, des crissements s’extirpent de son gosier. C’est inattendu. Presque drôle. J’ose demander :

— Qu’est-ce que c’est ?

— On ne t’a jamais dit que la curiosité est un vilain défaut ? rétorque la noble avec dédain.

— Ma mère m’a toujours assuré que la curiosité est l’amie de l’artiste. Un peintre sans curiosité n’est qu’une huître sans perle.

— Tu le laisses me parler sur ce ton ? s’offusque la femme en direction de mon père.

— Il n’a pas encore les codes de bonne conduite, mais nous avons eu une petite discussion tout à l’heure. J’espère qu’il ne l’a pas oubliée.

Je déglutis. Non, elle est encore très vive dans mon esprit.

— Je m’excuse, je ne voulais pas vous offenser. Je suis sincèrement ébloui par cette créature.

J'en ai un peu trop fait. La femme esquisse un sourire satisfait.

— C’est le Chef-d'œuvre de mon arrière-grand-père. Il a gagné le concours d’Inspiration Divine avec ce projet et le Sérénissime a donné vie à sa création.

J’émets un sifflement admiratif. Pour la première fois, je contemple un Chef d'œuvre adoubé par le Dieu de notre île. Il parait que des zones entières ont été touchées par son Souffle de Vie.

— Je peux ?

Je tends mes doigts vers la création. Les crocs de la créature se referment à quelques centimètres de mes ongles. Je grimace. Non, en fait, j’aimerais garder ma main. C’est la seule qu’il me reste.

La femme resserre son étreinte sur le corps du chien tandis que je me presse contre le siège.

Par la fenêtre embuée, je ne distingue plus rien. J’ai l’impression que nous nous sommes éloignés de la lagune. Un fort sentiment de solitude m’étreint. Ma mère me manque et mon ventre fait de drôles de gargouillis.

Je crois que je n’ai pas le pied terrien.

— Le conseil n’acceptera jamais sa participation. Il parait plus jeune, déclare la femme.

— Ils ont le même âge, réplique mon père.

— Même si c’est prouvé. Ils ne voudront pas.

— Je les forcerai.

Le visage de la noble se ferme et sa bouche se plisse dans une grimace. J’ose demander :

— Me faire participer à quoi ?

— Au concours de l’Inspiration Divine, il a lieu cette année, m’informe mon père.

Je le dévisage bouche-bée. Cette compétition est ouverte aux héritiers des six grandes familles de l’île toutes spécialisées dans un art.

— Attendez… Ça veut dire que vous n’avez pas d’héritier ?

— Si. Tu participeras au même titre que ton frère.

Je me pétrifie. La femme tique sur le dernier mot. Je comprends qu’elle est la mère de cet héritier et que notre lien de parenté lui déplait.

J’ai un frère. Je ne l’avais jamais envisagé. J’ai un frère !

Je me redresse un peu sur le siège.

— Vous pensez que je suis en mesure de gagner ce concours ?

Je croise le regard moqueur du Duc.

— Absolument pas.

Je me renfrogne.

— Par contre, reprend-t-il, ton objectif sera de t’assurer que ton frère remporte le concours par tous les moyens possibles.

Son insistance sur le mot moyen déclenche une nuée de frissons dans mon corps. Pour qui me prend-t-il ? Un assassin ? Ce n’est pas parce que j’ai vécu dans les sanglots que j’ai tué pour survivre !

— Et s’il ne gagne pas ?

— Ta mère en subira les conséquences.

Mais quel salaud ! Quel salaud sans coeur !

Mes entrailles se tordent.

Les larmes me montent aux yeux tant la situation me paraît injuste. Quoi que je fasse, ma mère en paiera le prix. Je me recroqueville et lui tourne le dos.

— Ton plan est voué à l’échec, Antonio. Regarde-le. Il ne tiendra pas deux jours avec les autres héritiers.

— Ne sous-estime pas les rats d’égouts, ils s’infiltrent partout et sont très durs à exterminer.

Je ne sais pas si ce sont les cahots de la route ou les propos de mon père mais une furieuse envie de vomir me saisit.

Mes boyaux se retournent et le ragoût remonte dans ma gorge.

Je porte une main à ma bouche.

Trop tard.

Je dégobille dans l’habitacle devant les regards horrifiés de ces culs dorés. La femme se met à crier et se tasse dans un coin en se bouchant les narines. Mon père grimace et se détourne.

Avec sa canne, il frappe trois coups contre le toit de la calèche. Les chevaux hennissent et la voiture s’arrête. J’ai la bouche pâteuse, mais mon esprit est assez clair.

Je regrette de ne pas avoir eu le temps de décorer mon père.

C’est vraisemblablement ma belle-mère qui a eu le droit à mon premier chef-d'œuvre.

— Quel enfer ! hurle-t-elle en sortant de la calèche.

Un sourire goguenard s’étale sur mon visage.

La prochaine fois, je viserai mieux.

Annotations

Vous aimez lire Makara ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0