Chapitre 1 : Andréa

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Le jour où ma main a été coupée, je me suis juré qu’on ne m’attraperait plus. Certains vous diront que voler c’est mal, d’autres que voler c’est un art. Je me range dans la deuxième catégorie.

Cependant, depuis le tragique évènement, ma mère a décidé que ma course aux aux objets précieux s’arrêterait. De voleur, elle m’a transformé en faussaire.

Je dois avouer qu'il y a pas mal de points communs entre les deux professions.

— Andréa, reste concentré.

J’obtempère. Mes yeux font de nouveau la mise au point sur l'œuvre que nous réalisons. Je tire la langue pour m’appliquer. Nous créons une peinture dans le style de Pietro Donalli, peintre récemment décédé. Ma mère a récupéré un carnet d’esquisses de l’artiste et, à partir de ses ébauches, nous arrivons à imiter sa technique.

Bientôt, on va avoir une belle fortune, j’ai hâte.

En tant que faussaire, ma mère est bien meilleure que moi, elle a l'œil pour les détails. Je ne suis pas mauvais, mais la réalisation de faux demande une discipline dont je manque cruellement. Un rien me déconcentre : un chant d’oiseau, un cri de mouette, une poussière qui vole, un cheveu sur ma veste. Le monde est si vivant. Peindre l’immortalise, c’est ce que ma mère me répète.

J’envisage de faire carrière dans le milieu alors j’espère m’améliorer. J’aime le sentiment de fierté que je ressens quand le pastiche est vendu, j’aime l’argent que l’on nous donne pour ce travail. J’aime imaginer qu’un petit bourgeois sans talent affiche notre faux à la vue de tout le monde…

Seulement, pour obtenir ce résultat, le chemin est long et tortueux et je ne suis pas très patient.

— Retravaille le vermillon, m’ordonne ma mère.

Je m’exécute et plonge mon pinceau en poil d’écureuil dans les pigments grenat.

Je suis occupé à peindre la toge rouge du prélat tandis que ma mère s’occupe de l'arrière-plan. Nous formons un bon duo. L’habit du religieux contraste avec le fond plus sobre.

En peinture, il n’y a pas de couleur plus chaude que le rouge. Je n’ai jamais aimé l’utiliser.

C’est une nuance animale. On l’obtient en écrasant des dizaines de scarabées kermes.

Oui, des scarabées.

La fabrication elle-même est terrifiante. Qui a eu l’idée de broyer ces pauvres créatures pour en faire des pigments ?

Le Sérénissime ? Un homme qui s’ennuyait ?

Je préfère utiliser la racine de garance, mais l’éclat n’est pas le même et ma mère s’y refuse.

Utiliser le rouge, ça me replonge dans la douleur et le sang, alors j’ai tendance à aller vite avec ce colori.

— Andréa !

— Désolé, mam's. Je me concentre. Je me concentre.

J’applique mon pinceau sur la toile accentuant les ombres sur les plis du tissu. Voilà. L’habit ressort mieux.

— Très bien. On va laisser sécher la toile à présent.

Je recule de quelques pas en même temps que ma mère. Elle penche sa tête sur le côté et un rideau de cheveux noirs tombe sur son épaule. Elle est belle.

D’une beauté différente que celle que l’on aime peindre sur l’île d’Egade. Elle n’a pas une peau de porcelaine ni des yeux clairs, mais une peau foncée et un regard de marin, de ceux qui ont tout vu et tout vécu.

— Tu peux y aller, Andréa.

Un immense sourire illumine mon visage. Mon esprit est tiraillé entre deux activités possibles : espionner les fortunés ou manger. Mon ventre l’emporte.

— J’ai faim.

Ma mère lève les yeux au ciel. Elle n’est pas surprise, c’est ma phrase favorite. Elle pose ses outils.

— Appelle les autres, il doit me rester de quoi faire un potage à la viande.

J’en frémis d’impatience et m’élance hors de l’atelier. Je dégringole au rez-de-chaussée. Nous vivons dans une bâtisse penchée, les fondations en pilotis ont été mal réalisées. Elle est composée de trois étages et chacun d’entre eux abrite une famille que nous avons aidée. Au début, lorsque j’étais tout petiot, nous n’avions pas vraiment de logement. C’était la période de vache maigre. Ma mère n’avait que la peau sur les os et je me souviens avoir vraiment eu faim. Puis on a été recueillis par un vieil artiste qui a demandé à ma mère de l’aide pour peindre. Je crois qu’il était un peu aveugle sur la fin. Quelque temps plus tard, il est mort et on a hérité de l’atelier. C’était un brave homme. Paix à son âme.

Je sors sur le parvis de la maison. J'entends carilloner l'Angelus : il est midi passé.  

L’eau vient lécher la pierre blanche jusqu’à mes sandales. De là où je me tiens, j’aperçois un dédale de passerelles qui grignotent les bâtiments et quelques ponts qui enjambent l’eau limpide.

Comme dit Orazio, le passeur de Lénisia, cette cité est une méduse.

Les toitures en forme de bulbes du Palais D’Esti sont la tête de l’animal alors que les canaux sont les tentacules, un enchevêtrement de bras humides et de constructions poreuses.

Je remarque que les Edouardo n’ont pas étendu leur linge ce matin ni la famille Burinio. D’habitude, leurs gamins tentent de repousser les mouettes avec une longue baguette en bois. Là, rien. Peut-être qu'il sont partis aux offices ?

— Andréa !

Le gamin des rues qui vient de m’apostropher rame sur une embarcation de fortune. C’est Mino, il n’a pas dix ans et une tête de ragondin avec ses cheveux hirsutes.

C’est un orphelin des sanglots, c’est ainsi que nous appelons les canaux en référence aux gargouillis et soupirs qui saisissent parfois les flots. Je l’ai rencontré, alors qu’il tenait à peine debout et depuis, il me considère un peu comme son grand frère.

Je lui lance.

— Tu sais où se cachent Sandro et Ignato ?

— Oui, ils sont aux offices pour se faire un peu d’argent. Par contre, je crois que Silvia aimerait venir manger si ça ne vous dérange pas.

— Non, vous êtes les bienvenus.

C’est là que j’aperçois, caché derrière le garçon, la petite fille de six ans. Elle est encore plus pouilleuse que Mino. Son visage est barbouillé de saletés et de traces noires. J’aide Mino à accoster et je tends une main pour les aider à descendre. Les deux enfants débarquent et je les guide vers la cuisine. La marmite est sur le feu et des effluves de légumes et de viande envahissent mes narines. Ma mère s’empare d’un torchon et nettoie le minois de Silvia.

— Mais où as-tu traîné ? Encore pire que mon fils.

— Ça fait longtemps que je ne reviens plus aussi sale.

— On en parle de la semaine dernière ?

Je grimace en me souvenant de mon plongeon forcé dans les marais après une visite près du palais Senlis. Ma mère nous sert une rasade de potage. Immédiatement, ce qui m’entoure disparaît. Il n’y a plus que la viande, les légumes et ce beau bouillon bien gras. Quel délice ! Alors que je dévore mon repas, un sifflement se fait entendre. C’est généralement le signal d’une embarcation provenant d’un autre quartier. C’est plutôt rare. Les fortunés ne s’aventurent pas dans les sanglots.

Ma mère fronce les sourcils. Elle s’essuie les mains, pose son torchon et s’approche du porche. Sa silhouette gracieuse se fige.

— Mino, Silvia, sortez par la porte de derrière. Andréa, va à l’atelier et prépare le Desiderosi.

Les enfants s’exécutent tandis que je termine mon bouillon tranquillement.

— Andréa ! s’insurge ma mère.

Je me redresse d’un coup. Il y a dans la voix de ma mère une vibration qui ne me rassure pas. Cela me rappelle un peu trop sa fébrilité le jour de mon châtiment.

Par-dessus son épaule, j’aperçois une gondole de grande taille suivie d'une seconde. Le premier bateau vaut déjà plusieurs milliers de florins à en juger par la sculpture de cheval réalisée à l’avant. Un homme masqué en descend. Il porte des hauts de chausse et un manteau casaque avec des revers de fourrure. Il est suivi par deux épéistes. Ma mère cache une main tremblante derrière son dos et je me souviens subitement de son ordre.

Le Desiderosi.

Il faut que je le prépare.

Je m’élance à l’étage, manque de trébucher sur une marche, me rattrape d’une main et me redresse. Une fois dans l’atelier, je jette un voile sur le pastiche de Pietro Donelli et je récupère le Desiderosi. C’est notre plus belle pièce. À peu près cinq mois de travail. Nous avons roulé sur elle-même la peinture pour recréer les craquelures du temps. Je place l'œuvre sur un trépied. Le tableau de deux mètres sur trois représente une scène de fête où sont peints plus de vingt personnages. Chacun possédant une expression bien spécifique.

J’entends une conversation étouffée au rez-de-chaussée et des pas résonner dans l’escalier. Mon cœur se met à battre plus fort. Si nous arrivons à vendre ce tableau, je pourrais peut-être m’acheter de nouveaux vêtements et m’incruster dans une fête des fortunés pour voler quelques boutons de manchette pour compléter ma collection personnelle.

Un homme pénètre dans l’atelier. Il sent le parfum des beaux quartiers et les vêtements propres. Il porte un masque. Je ne suis pas surpris, car nous sommes dans la cité des orfèvres et c’est la dernière mode de cacher son visage sous sa production. Celui-ci est blanc et dentelé de lapis-lazuli.

Deux soldats le rejoignent. Ils ont la main sur leur fine épée comme si je voulais m’en prendre à leur maître. Je sens le regard du fortuné se braquer sur moi. Étrangement, je semble davantage l’intéresser que le Desiderosi. Il me fixe longuement et ses yeux se braquent sur mon membre coupé.

Un frisson me traverse l’échine. Ma mère se place entre l’acheteur et moi, le forçant à porter son attention sur la peinture.

— Voici le chef-d'œuvre de maître Desiderosi.

L’aristocrate se rapproche du chevalet. Il scrute le tableau dans les moindres détails. Il a l’air de s’y connaître. Étonnant pour un orfèvre. Je vois ses doigts lentement bouger comme s’il reproduisait les coups de pinceau dans les airs. Encore plus surprenant. Ce n’est pas un peintre du dimanche, mais un artiste lui-même.

À la tête de ma mère, je vois qu’elle en est arrivée à la même conclusion.

Il se redresse et déclare d’une voix grave.

— Il est magnifiquement réalisé, mais c’est un faux.

Je me fige. Les battements de mon cœur s’accélèrent. Impossible. Comment a-t-il deviné ? Seule ma mère est capable d’imiter Desiderosi à la perfection étant donné qu’elle a été son apprentie.

Je la regarde. Elle a l’air sous le choc.

L’homme retire son masque et ma mère se pétrifie. Ses mains cherchent un support, comme si la vision de l’inconnu la faisait défaillir, son souffle devient court.

Je me rapproche et elle s'agrippe à mon épaule sans me jeter un coup d'œil. J’ai l’impression que le temps se suspend. Ils se font face et la pièce s’électrise.

Non, cela doit venir du rayon de soleil qui soudain transperce les nuages et l’habitation. Cela n’a rien à voir avec eux. Ils sont tellement immobiles qu’on dirait des modèles.

Je déglutis. Ils ont une expression indéfinissable l’un comme l’autre. Une expression que je n’ai jamais vue sur les traits de ma mère : un mélange d'horreur et de fascination.

Après un moment qui me paraît durer une éternité, l’homme murmure avec un fort accent qui prouve qu'il ne vient pas de la cité de Lénisia.

— Lavinia.

— Antonio.

— Tu n’as pas changé.

Ils se connaissent. Pourtant, moi, je n’ai jamais vu cet homme. J’ai un mauvais pressentiment.

— Tu aurais pu me prévenir de la naissance de notre fils. C’est la moindre des choses.

— Plus il est loin de toi, mieux il se porte.

Notre fils ? C’est moi qui me sens défaillir. Je fixe l’inconnu, la bouche ouverte.

— Il sait peindre ?

— À ton avis.

— S’il a un dixième de ton talent alors évidemment.

Les doigts de ma mère se crispent sur mon épaule. Je sens la panique l’envahir et en miroir, ma poitrine se comprime.

— Quel âge as-tu ? reprend l’étranger.

— Seize ans.

L’homme me fixe avec un mince sourire satisfait sur le visage.

— Que fais-tu là ? Que nous veux-tu ? demande ma mère d’une voix froide.

— Tu le sais. C’est un héritier. Il doit venir avec moi.

— Non.

— Je préfèrerais ne pas employer la force, mais je le ferai s’il le faut. L’avenir de la maison Sforzi en dépend. Tu sais ce que j’ambitionne. Tu sais ce dont je suis capable.

Je suis tendu comme un roseau. Ma bouche est sèche.

— Tu oserais me faire du mal ? lance ma mère.

— J’oserai, admet-il après un moment de pause.

La main de ma mère me broie l’épaule.

— Tu peux venir avec nous si tu le souhaites. Je veillerai à ce que tu sois bien nourrie et bien logée.

J'ai l'impression que l'espace autour de moi s'agrandit et se rétrécit. Un drôle de mélange. ça me file la nausée.

— Antonio, je t’en prie. Laisse nous. Oublie nous. Nous ne te causons aucun tort.

— Tu sais très bien que c'est impossible.

Soudain, ma mère se laisse tomber à genoux, les mains jointes tournées vers l’étranger.

— Je t'en prie.

Mes dents crissent les unes contre les autres. Je n’ai jamais vu ma mère supplier quelqu’un et je déteste ça. Je me baisse pour essayer de la relever, mais elle me repousse d’un geste ferme sans même me regarder.

— Laisse-nous encore quelques années.

— Tu m’appartiens Lavinia. Cela ne changera jamais. Cet enfant m’appartient aussi.

La colère se diffuse dans mes veines. Je n'appartiens à personne ! Et certainement à un cul doré comme lui !

L’homme claque des doigts et les gardes dégainent leurs épées. Ma mère les arrête d’un signe de main.

— Inutile d'utiliser la force. Andréa, va chercher tes affaires à l’étage. Prends du linge propre pour nous deux dans le placard vert.

J’acquiesce ; je ne sais pas quoi dire d'autre. Je ne sais plus quoi penser. Mes émotions sont mélangées comme si quelqu'un avait décidé de brouiller les pigments d'une palette.

Il n’y a pas de placard vert. L’encadrement de la fenêtre à l’étage est par contre de cette couleur. Ma mère me laisse la possibilité de m’évader.

Une épée me barre subitement le chemin. Le garde m'empêche d’accéder à l’escalier.

— Il n’a pas besoin de ses haillons, réplique l'étranger d’un ton glacial.

Je n’apprécie pas la remarque. Mes affaires ne sont pas des haillons ! Surtout ma collection de boutons de manchette !

— Antonio, laisse le emporter ce dont il a besoin.

— Non. Je ne prendrai aucun risque maintenant que je vous ai retrouvé.

Ma mère se relève lentement et me regarde. J’attends un signal de sa part pour me mettre à mordre, à taper, à hurler, à courir. Mais rien. Elle est paralysée. Ses doigts tremblent. Elle me brise le coeur.

— Ne perdons pas plus de temps. Les gondoliers nous attendent, reprend l’homme.

Ma mère semble subitement reprendre vie, traverse l’atelier et m’enlace. Sa tête se love contre mon épaule. Les larmes me montent aux yeux. J’ai un tel poids dans la poitrine. Tout est noué, tendu, lourd. Elle se détache de moi et me contemple. Je me perds dans ses yeux humides. Je suis incapable de prononcer un mot. J’ai l’impression qu’elle me dit adieu.

— Je te rendrai visite, je te le jure. Ce ne sera pas long, quelques mois, tout au plus.

Un son aigu me transperce les oreilles. L’atelier tourne. Je suis là sans être là. Ma tête est remplie de questions et j’ai une épine douloureuse dans le cœur.

Elle abdique.

Les gardes m’attrapent par les bras et m'arrachent à ma mère. La terreur se lit sur son visage.

— Jure moi qu’il sera bien traité !

L’inconnu ne répond pas. Ma tête grésille. Alors que les soldats me tirent vers la sortie, ma mère s’exclame :

— Tu ne feras pas de lui ce que tu as fait de moi.

— Nous verrons, Lavinia. Nous verrons.

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