Chapitre 3

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Alexie se détendit dès qu'elle entendit la musique s'échapper de l'Elevator, un immense édifice, un lieu où le plaisir était une fin en soi, un plaisir inutile et non contrôlé. Une euphorie que l'alcool faisait monter par chaude diffusion jusque dans les pores. Une chaleur déferlant par onde dans la chair. Une inhibition kidnappée par la puissance sonore, des spots aux couleurs excitantes et enfumés, des senteurs occultes et des effleurements clandestins. Une détente facile où le corps a dérobé le contrôle à l'esprit. C'était exactement le type de lieux qu'elle voulait fréquenter ce soir. Alexie se dirigea vers la salle latino pour enfin mettre en pratique ce qu'elle avait appris en cours de salsa. Elle sortait sans ses amies, elle ne voulait surtout pas entendre parler avenir et bébé la veille de ses 30 ans. Elle voulait se comporter comme la jeune femme célibataire qu'elle était : danser la tête vide et le corps rempli de toute son essence.

Elle commanda un premier cocktail. La soirée ne fut alors qu'une succession rapide de subtiles sensations dont elle ne put en discerner la figure. Elle reconnut Frère Aarron qui s'approchait d'elle. Que faisait-il ici ? Plus tôt dans l'année, elle aurait eu honte de se trouver là. Mais aujourd'hui, elle se sentait joueuse, elle avait envie de le provoquer et de rendre indécente son apparente chasteté. De toute façon, il ne devait pas être aussi propre sur lui qu'il le laissait paraître. Tout se sait dans cette ville : il est passé par le stage intensif de « connaissance de soi », alias la prison à souvenirs. Il était depuis condamné à travailler pour le pôle Vie en tant que photographe. Il s'approcha d'elle d'un pas mal assuré.

« Salut Alexie, ça fait longtemps que je ne t'ai pas aperçue...

— Demain je passe sous le flash impitoyable de ton appareil ? » Alexie était déjà éméchée, son corps mince ne supportait pas bien l'alcool, une chance d'après elle.

« Et je compte bien obtenir un superbe cliché de toi », répondit Aarron avec un aplomb qu'il ne se connaissait pas.

« Tu ne bois pas ? » Alexie le regarda, amusée qu'il commande une simple boisson gazeuse. Elle recommanda 5 shooters enflammés au gout cerise, sous le regard inquiet d'Aarron. Il n'était visiblement pas à sa place ici.

« Tu vas avoir chaud comme ça », le prévient-elle. Elle se dirigea sur la piste de danse entamant un pas de danse « guaguanco », le laissant apprécier le mouvement sinusoïdal de son tronc épousant des harmoniques de la salsa. Il la suivit.

Alexie absorba chaque note avec l'ambition que chaque percussion trouve un digne écho dans son déhanché. Dans ces moments-là, elle arrivait à se représenter et à occuper l'espace, protégée par la riche partition de la salsa. La musique la recouvrait sans rien exiger d'elle, sans l'envahir, attendant simplement qu'elle se laisse faire. Il était évident qu'Aarron avait lui aussi suivi des cours de salsa, car il la guida avec une maitrise qui étonna Alexie et était loin de lui déplaire. Il avait fini par enlever sa veste. Sous sa chemise, il laissait deviner, à sa façon de se mouvoir, des muscles discrets mais denses.

Elle rencontra son regard, intense, soudainement toutes les notes sonnèrent faux à ses oreilles. Elle y vit quelque chose d'inhabituel. Il ne la regardait plus. Cette lueur était destinée à cette entité abstraite, voleuse de synergie entre deux êtres et gourmande d'attention. Elle s'était incrusté entre leurs corps, peut-être une extension du cœur d'Aaron brouillait leur connexion. Comment est-ce possible ? se demandait-elle. Il ne la connaissait pas mais elle l'a vu dans ses yeux noirs, comme s'il la connaissait depuis longtemps. Elle avait trop bu, Alexie s'excusa, et disparu.

Elle passa par la salle de dégrisement, avala un breuvage au goût oranger et rentra à pied. Des pensées honteuses et désordonnées se débattaient son âme sur le ring de sa raison. Chacun rembourrait son argument d'un bout de son cœur. Elle pourrait échapper au stage intensif si elle tombait amoureuse de lui et lui d'elle. Mais l'amour ne se commande pas comme ça, il s'incruste et brouille la vue. On n'aime plus l'autre, on aime ce que ce sentiment nous fait miroiter avant de filer faire d'autres victimes.

De retour chez elle, elle se démaquilla avec rage. Pourquoi ne pouvait-elle pas se laisser aller pour une fois ? Pourquoi fallait-il qu'elle se rappelle ce qui l'attendait le lendemain ? Elle n'avait jamais été amoureuse, très étrangement elle sentait qu'elle pouvait être amoureuse d'un inconnu. L'inconnu la fascinait. Il existait un moment d'une durée infinitésimal juste après les premiers détails de la vie personnel de la vie de l'autre, où elle était persuadée d'aimer l'autre. L'autre n'a pas de sexe en particulier. Pendant cet instant fragile, elle s'imaginait pouvoir tout pardonner, partager un amour véritable, patient, sans condition, qui n'a pas besoin de réciprocité. Ce petit instant où l'autre a baissé sa garde grâce à l'espoir inconscient de vivre le vrai. Mais ce flash amoureux ne se laisse pas capturer. Peut-être qu'elle le rêve, ou qu'elle le ressent au tréfonds de son esprit, sous des couches infinies de formatage humain. Alexie s'est surprise à rêver d'une autre dimension, à cheval sur un photon où elle pourrait vivre au ralenti cet instant. Mais dans cet univers, les artifices de l'amour tel qu'il est illustré dans les arts et médias s'installait après l'éclat initial. L'envie d'être appréciée en retour, de plaire, de posséder, la peur de perdre l'objet désiré s'installait lourdement en se faisant passer pour l'amour, pour qu'on le chante éternellement. Trop consciente de son incapacité à ignorer le demi-sommeil de ses lutins saboteurs, Alexie était certaine qu'elle ne connaitrait jamais la béatitude amoureuse de ses pairs. Elle s'endormit sur cette pensée.


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