CHAPITRE 1

C'est sur la pointe des pieds qu'Alexie analysa son reflet dans le miroir, placé au-dessus du lavabo couvert de fond de teint irisé. Si seulement elle pouvait trouver les indices de ses échecs dans les schémas dans ce mini-univers poudré. Elle n'obtenait à ses « pourquoi » désespérés qu'un silence indifférent. Son miroir connecté objectait à cette réponse suffisante en lui révélant sur elle-même toute une série de données biométriques. Une fois qu'elle se retournerait elle s'oublierait, elle ne saurait plus se situer par rapport à l'espace et par rapport à autrui, C'était comme si, à chaque pas, chaque parole, chaque pensée, elle abandonnait derrière elle, grain après grain, une trainée d'elle-même qu'il faudrait ramasser avant le raz-de-marée. Sans surface réfléchissante Alexie n'existait pas à elle-même. Elle regardait le nettoyage automatique du lavabo se mettre en marche, la poudre avait disparu, aspirée vers un lieu sombre.

Les extrémités de ses doigts serraient son crayon avec fermeté. Les ongles vernis d'un violet brillant « Vendetta », telle une dessinatrice de l'Egypte ancienne, elle traça sur sa bouche nue « Indomptable » couleur prune.

« Zut ! » lâcha-t-elle, s'attaquant à ses tiges correctrices. Une sinuosité appuyée, ne laissant aucune intrusion, aucun dépassement, mais une invitation à couler comme une bavure vers la partie charnue de sa moue travaillée, se dessina sur les bords de sa bouche. Un remplissage « Muse », un bordeaux foncé, finissait en beauté cet art coloré. Alexie se sentit requinquée malgré une larme menaçante au coin de l'œil. Elle la tamponna bien décidée à ne pas se laisser aller.

Sa lettre de convocation pour la photo-vérité gisait dans sa boite à chaussures qui lui servait de porte-courrier. On lisait : « BONHEUR, RÉUSSITE, VÉRITÉ » sur le timbre holographique de la lettre. Elle se présenterait demain pour la cinquième fois devant cet appareil censé cartographier son cerveau. Le cliché attesterait de sa psycho-toxicité pour la société. Le fonctionnement était d'une simplicité draconienne : après trois clichés floutés, elle serait enfermée pendant une durée indéterminée.

D'après ses cours d'histoire, le slogan était différent il y a plus d'un siècle. Elle ne se souvenait plus exactement des termes exacts. D'après son père anthropologue, l'ancien gouvernement ne convenait plus aux êtres humains. Alexie avait du mal à imaginer ses grands-parents s'aimant dans une atmosphère où le fanatisme, les addictions, le suicide, le meurtre et les infidélités enrichissaient la presse quotidienne. Elle ne connaissait que cette existence traquée, calibrée, rythmée par des tests et stages de vie organisés par différentes institutions qui s'assuraient que chaque individu trouve sa place et suive sa voie. « Il n'y a plus vraiment d'intimité, mais on est en sécurité », lui sermonnait son père. Elle n'était pas sûre de comprendre le sens de la phrase.

Madame Alexie Povelle,

Des zones d'ombre figurent dans vos parcours « spiritualité », « amour » et « carrière/aspiration ». Comme vous avez trois inconnues sur les sept catégories, nous sommes heureux de vous annoncer que vous êtes éligible pour un stage intensif de « connaissance de soi ». Veuillez vous présenter au stand de photo-vérité à l'adresse ci-dessous ce 22 janvier à 9h. À l'issu de ce passage, nous déterminerons ensemble vos besoins.

Bien cordialement,

Le Pôle vie.

Votre bonheur est notre réussite.

On chuchotait qu'une poignée d'élite résistait à une telle reconstruction mentale, les autres...

« Ne pas y penser... pas ce soir. » Elle jeta un dernier regard satisfait aux contours de son losange de Michealis tatoué d'une fleur de lotus. Elle était prête à venger tant d'années à tenter de se conformer. Elle était prête à fêter ses 30 ans.