Chapitre 1 - Alcyne

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Alcyne observait, étendue sur le lit, le chevalet où reposait l'ébauche de la dernière lubie de son mari. Le tableau était à l'image des ambitions de ce dernier : grand, majestueux, et entièrement orienté vers la satisfaction de sa mégalomanie. Le comte y trônait en majesté, vêtu d'une tenue somptueuse, la tête haute et le regard perçant, avec ses yeux clair pailletés d'or et sa barbe taillée en pointe. Il était flanqué d'un aréopage de sujets dont les yeux dégoulinaient de dévotion et de loyauté, et, entassées à ses pieds, les armes de ses ennemis vaincus formaient un monticule de fer, de bronze et d'argent. En arrière plan se dressaient, tout en pierre blanche immaculée, les remparts et les tours crénelées de la cité de Sistre. Figée dans le temps, la ville comtale brillait de toute éternité, à l'image de la grandeur de la lignée régnante.

Alcyne détestait cette toile. Évrard avait dépensé une petite fortune pour faucher au roi l'un de ses artistes les plus réputés et s'offrir le luxe de séances de pose quotidiennes. Le comte ayant voulu cette œuvre à sa gloire et rien qu'à la sienne, Alcyne y brillait par son absence. Dès lors, elle la trouvait d'une laideur sans nom et d'une prétention ridicule ; néanmoins, garder les yeux rivés sur le dessin lui épargnait la vision dérangeante du visage lubrique de son mari, le vrai, qui, penché au-dessus d'elle, la dévisageait avec insistance, les traits crispés par l'effort et qui lui soufflait son haleine sous le nez.

- Par les dieux, murmura le comte d'une voix rauque, je ne m'en lasserai jamais…

Au moins, la toile avait le mérite de rendre Évrard un peu plus avenant. La version dessinée était plus jeune, et elle n'avait pas cette bedaine proéminente qui, en cet instant précis, lui écrasait le ventre et les seins. Les cheveux du vrai Évrard avaient viré du châtain au gris et baignaient de sueur odorante, et, à bientôt cinquante ans, son visage était marqué des premières rides. Elle ferma les yeux, s'efforçant de se concentrer sur les sensations de son bas-ventre, cherchant un peu de plaisir dans les coups de reins que lui assénait son mari par rythmes saccadés. Elle ne le sentait que très légèrement : le sexe d’Évrard était plutôt large, mais étonnamment court. Elle le devinait dur en elle, mais elle était loin de ressentir la même euphorie que celle qui animait le comte pendant l'acte.

- Tu es magnifique, murmura Évrard tandis qu'il refermait la main droite sur son sein gauche et le pressait avec envie, tout en continuant d'aller et venir en elle en la comprimant sous son poids. Tellement magnifique…

Je le sais, songea Alcyne. Nul n'en avait jamais douté et certainement pas elle. Elle n'ignorait pas l'effet qu'elle produisait sur les hommes et avait appris, très tôt, à en jouer à son avantage. Du temps où elle évoluait à la cour de son père, le roi Léandre, elle avait expérimenté et perfectionné son art pour la séduction, bien aidée en cela par un charme naturel et des formes voluptueuses. Évrard pouvait bien s'offrir toutes les peintures du monde pour sa gloire ; en cet instant précis, il n'avait d'yeux que pour la beauté de sa femme.

- Continue, chuchota-t-elle en caressant les cheveux humides de son époux comme celui-ci enfouissait son visage dans le creux de son cou. Continue, continue…

Les doigts fins d'Alcyne glissèrent le long du dos de son mari, caressant ses fesses, accompagnant les ruades viriles auxquelles il s'adonnait frénétiquement. Évrard aimait qu'elle le touche et qu'elle le flatte ; il finissait toujours plus vite lorsque c'était le cas. Dommage que tu sois si peu doué pour la chose, mon époux, pensa-t-elle en esquissant un sourire cynique qu'il ne pouvait pas voir. C'était du gâchis que ses talents et un corps comme le sien soient destinés à cet homme-là, mais puisque l'homme en question était en train de devenir le seigneur le plus puissant de la péninsule, elle lui pardonnait volontiers ses manques.

Heureusement, elle avait pour elle le souvenir de nuits autrement plus inspirantes sur le plan charnel. Évrard l'avait épousée en se la figurant vierge, et il n'avait pas été bien difficile à berner, mais elle s'était déjà initiée, très jeune, aux jeux du plaisir. Elle avait connu ses premiers émois d’adolescente auprès de chevaliers de son père, à un âge où la découverte de sa capacité à séduire exaltait sa soif de sensations nouvelles, tout en s’affranchissant des interdits que l’on imposait aux jeunes filles bien nées. Elle s’était ainsi livrée à d’indécentes pratiques auprès de nombreux hommes, et même quelques femmes ; elle avait notamment découvert à cette occasion que la jouissance ne passait pas nécessairement par la pénétration. Mais presque toutes ces aventures n'étaient qu'une distraction, un passe-temps dans-lequel elle ne recherchait que le plaisir des sens et non le comblement d'un vide affectif. Il n'y en avait qu'un seul dont elle était tombée amoureuse, et il lui avait brisé le cœur. Elle le haïssait encore pour cela, et pourtant, lorsqu'elle couchait avec son mari, elle revoyait son visage en pensée et revivait chacune de leurs nuits, et elle trouvait sa jouissance à travers lui.

- Alcyne… gronda le comte en se cabrant sur elle, au bord de la jouissance.

Trystan, faillit-elle murmurer, alors que sa main délaissait le fessier de son mari pour se glisser entre ses jambes. Ses doigts contournèrent la queue grosse et courte d'Évrard qui pilonnait ses lèvres intimes et elle vint trouver son clitoris, y imprimant du bout des doigts de petits mouvements circulaires. Un petit cri aigû jaillit hors de ses lèvres.

- Tu l'aimes, ma queue, murmura Évrard dans un râle de satisfaction, se pensant à l'origine du sursaut de plaisir de son épouse.

- Oui, mentit-elle entre deux soupirs, oui…

Dans le fantasme qui agitait son esprit, c'était Trystan qui se tenait sur elle, Trystan dont le corps nu et les muscles fermes se pressaient contre sa poitrine, Trystan dont la virilité longue et dure pénétrait et emplissait sa féminité. Trystan, l’homme contre qui guerroyait son époux, l’homme dont elle avait juré la perte, l’homme qu’elle poursuivait de toute sa haine, et pourtant… Un frisson de désir intense parcourait son corps et lui durcissait les bouts des seins, et l'intimité de son bas-ventre était devenue si moite que le sexe d'Évrard y glissait sans trouver aucune résistance. Encore quelques minutes, et elle serait aux portes de l'orgasme, rien que quelques minutes…

Elle sentit Évrard se raidir d'un seul coup, et comprit qu'il ne lui laisserait pas le temps d'atteindre le sommet de son propre plaisir. Il s'affala sur elle de tout son poids, poussa une longue plainte rauque qui lui vrilla les oreilles, et se répandit en elle par plusieurs secousses saccadées. Une vague de déception envahit Alcyne, alors qu'elle sentait refluer à l'entrée de son vagin la semence chaude et épaisse de son époux, lequel terminait tranquillement sa besogne en poussant de longs soupirs de satisfaction.

- Par le con d'Inara, jura Évrard, guère gêné de profaner le nom de la déesse-mère dans un moment pareil, que c'était bon…

Il roula sur le côté, libérant Alcyne de son poids, et se mit à respirer bruyamment pour reprendre son souffle, ponctuant ses inspirations de ricanements de contentement.

*

Affalé de l'autre côté du lit, le comte s'était endormi rapidement ; son visage serein respirait la satisfaction qu'il avait retirée de leur étreinte. Alcyne demeurait frustrée et pensive. Il faisait chaud dans la chambre, et elle sentait encore sur elle la chaleur moite de la sueur de son époux ; elle se débarrassa de la couverture, exposant sa nudité à la tiédeur ambiante. Le sommeil ne venant pas, elle hésita un bref instant à apaiser l'étincelle de désir qui électrisait encore son intimité. La figure du Évrard pictural sur la toile continuait de la fixer comme pour la narguer. Un jour, je ferai brûler cette horreur, se promit-elle. Cette vision acheva de lui passer toute envie de plaisir solitaire.

Elle quitta le lit sans un bruit, marcha quelques pas et s'arrêta au milieu de la chambre, toute nue et indécise ; son regard s'arrêta sur le grand miroir ouvragé disposé dans le coin et elle considéra brièvement son reflet. Sa sueur mêlée à celle d'Évrard faisait briller sa peau d'une blancheur d'albâtre, et ses longs cheveux lisses, d'un noir de jais, retombaient de façon désordonnée sur ses épaules nues. Les dieux l'avaient dotée d'une silhouette bien affinée : tout son corps était mince et ferme, et sa poitrine était ronde et généreuse. Sa féminité était toute lisse, ainsi qu'il plaisait à son époux, laissant parfaitement visibles ses fines lèvres intimes qui luisaient encore de la semence d'Évrard.

Arrachant son regard du miroir, elle enveloppa son corps nu dans un peignoir de soie douce, puis entrebâilla prudemment la porte du balcon pour se glisser au-dehors. L’air frais qui soufflait à l’extérieur cingla son visage de plein fouet, s’insinuant dans les interstices de l’étoffe, à même sa peau ; une caresse revigorante pour ses sens engourdis. Il flottait dans l’air un parfum âcre de fumée de bois. Plissant le nez, Alcyne laissa courir son regard en bas, dans la cour intérieure du palais comtal. La lune diffusait sa lumière tamisée sur la vie nocturne du palais : des soldats en armure patrouillaient dans les allées, le son régulier de leurs pas résonnant sur le pavé blanc, le reflet des torches rutilant sur l’acier des armures et des épées. Par-delà le mur d’enceinte, un ballet incessant se jouait sur la grande place : dans un grincement de roues, de lourds chariots tirés par des chevaux lourdement harnachés acheminaient des caisses de vivres et d’équipement. Les torches des gardes qui en inspectaient les cargaisons projetaient leurs ombres dansantes dans la nuit, et des murmures emplissaient l'air, bribes de conversations et de rires d’hommes, hennissement de chevaux et jappement de chiens, auxquels répondaient le hululement des chouettes.

Comme Alcyne contemplait ce spectacle, un fin sourire étirait le coin de ses lèvres. Ces jours-ci, la cité de Sistre fourmillait d’hommes en armes, et il y en avait encore davantage dans les faubourgs environnants. A l’issue de longues tergiversations, Évrard avait fini par convoquer ses bannerets, et la comtesse observait le rassemblement de l’ost avec un mélange de réjouissance, d’excitation et d’impatience. Une guerre se profilait à l’horizon, et Alcyne se flattait d'en être l'instigatrice secrète ; n’eut-elle employé tout son art de la persuasion à convaincre Évrard qu’il pouvait prendre le dessus sur Artellion, jamais ce lâche ne s’y fut risqué. Qu’importe si les motivations du comte n’étaient pas tout à fait les mêmes que celles de son épouse. Quand lui ne rêvait que de solder une vieille revendication territoriale, Alcyne assouvissait une vengeance personnelle. Cette guerre devait leur offrir à tous les deux ce que chacun désirait si ardemment.

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