Déclic en terrasse

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— Mais oui, mais c’est bien sûr ! dit-il avec un geste brusque, faisant crisser la chaise en fer sur le sol de la terrasse où nous buvons une énième bière, soulevant la table du genou et renversant la moitié du bol de cacahuètes. Évidemment, poursuit-il, évidemment, tout en rattrapant son verre in extremis tandis que je tiens le mien près des lèvres. — Évidemment quoi ? Je lui demande, après avoir avalé une gorgée et laissé aux petites bulles le temps de chatouiller mon gosier. — Ce que tu viens de raconter là, à l’instant, mais andouille que tu es, tu ne sais même pas ce que tu dis, mais ce que tu dis, mec, c’est brillant ! — Merci, merci, je lui réponds, mais à vrai dire, je ne vois pas en quoi cela va nous aider à trouver la fin de l’histoire. — C’est bien ça, tu es une putain d’andouille ! beugle-t-il en levant les bras. J’attends des excuses, mais il baisse la tête, fouille dans le blouson qu’il tient sur la cuisse comme une serviette de table. Tandis qu’un vieil homme avec un chapeau passe à côté de nous, il extirpe un paquet souple de cigarettes, d’un petit coup en fait sortir une du lot, qu’il saisit directement avec la bouche. Un numéro qu’il exécute une fois toutes les vingt minutes environ, et ce depuis que je le connais ; on peut dire que le tour est bien rôdé. J’attends toujours et regarde une femme qui le regarde d’une table voisine. Peut-être est-elle impressionnée. Peut-être a-t-elle un compagnon ennuyeux, mais non, car elle est seule. Il allume sa cigarette, je garde le silence. Pourtant, je n’en pense pas moins. Je pense qu’il débloque parce que bon, on parle de quoi au juste ? On parle boulot. Normal, lui, c’est mon collègue de bureau. Mon binôme. Ma tête fraîche quand je l’ai dans le cul, et vice versa. Alors on parle boulot, sur la terrasse de ce bistrot parisien, après une longue journée que juillet fait durer encore. On raconte qu’en période de grandes vacances, Paris se vide et devient comme un lendemain de fête nationale. Mais c’est faux, Paris est plein à craquer, tout le temps. Oui oui, finit-il par lâcher, d’un air trompeusement concentré. Je sais quand il est vraiment appliqué, puisque je travaille avec lui. Oui oui, donc... il tire une bouffée de tabac, puis il m’écrase le pied et renverse du coude l’autre moitié du bol de cacahuètes. Son doigt est pointé à deux centimètres de mon nez ; dans ses yeux, je peux compter le nombre de bières que nous avons dans l’estomac. Deux heures que nous sommes là, à picoler pour chercher l’inspiration. On essaie de trouver la fin de l’histoire, mais je n’ai vraiment, vraiment rien dit d’intéressant durant cette dernière demi-heure, je le jure. Je le saurais. Tu... il bafouille, tout en tenant son doigt pointé vers moi, tu... tu es une putain d’andouille, voilà ! Et son verre vole avec la table. Ce n’est pas si impressionnant, mais c’est la vérité. Il s’est cabré et au passage, il a tout emporté. La femme de la table voisine porte une main devant sa bouche. Plus de doute cette fois, elle est subjuguée. Andouille ! hurle-t-il tout en levant les bras. — Mais accouche, quoi, merde ! Qu’est-ce que j’ai dit de si brillant, hein ? Alors, il se met debout, enfile son blouson d’un geste ample et dangereux, puis tout en sortant un billet de vingt — la moitié de la note à vue de nez — il me dit que non, il ne me le dira pas. Qu’il me le dira demain matin parce qu’on a assez bossé comme ça, qu’il doit partir, mais que demain, alléluia, on aura de la matière pour enfin finir notre histoire ! Je ne lui réponds pas, la femme à côté non plus, mais elle s’accroche fermement à sa table, juste au cas où. Je remarque que mon verre n’est pas cassé, contrairement à tout ce qu’il vient de renverser. Il sourit. — À demain mon vieux pote ! il me hurle à l’oreille, alors que j’avale ma dernière gorgée de bière, à demain pour la fin de l’histoire. Ton idée est brillante, mec, avec ça ils vont être contents.

Et il s’en va.

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