L'impasse

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On se glisse au cœur de la nuit, dans une impasse adjacente à la rue principale éclairée. En ce lieu tout est silhouettes, contours, tons de gris ; seules deux fenêtres à l’étage distribuent chichement une lumière blême, modelant un décor indistinct et mystérieux.

Aucun doute qu’en journée, il s’agit d’une petite cour aux pavés disjoints, où poussent de maigres touffes de mauvaises herbes. C’est l’arrière de cuisine d’un restaurant sans prétention, où les commis viennent fumer leurs cigarettes. C’est aussi l’entrée discrète et calme d’un immeuble abritant quelques logis.

De jour, on y voit sans doute des planches et des cartons dépliés contre le mur, à côté des conteneurs à déchets. Sur un petit tas de sable, vestige de menus travaux et à présent litière des chats du voisinage, gît un jouet en plastique, abandonné par un enfant peu soigneux. Un vélo aux pneus ramollis, attaché depuis trop longtemps à la rambarde d’un escalier, rouille en silence.

Mais de nuit on n’y voit goutte, ce qui fait bien notre affaire. C’est qu’on a beaucoup bu, en ce vendredi soir. Il faut dire qu’on est si bien, au bout du comptoir en étain, à lever le coude avec les amis ! C’est un de ces moments rares et précieux, qu’il s’agit de savourer sans se préoccuper des effets secondaires. Le temps de cette joyeuse communion, chacun paye sa tournée moussue d’un breuvage tiré par pichets. Les discussions se créent et se croisent, entrecoupées d’éclats de voix et de rires. On en oublie que les heures coulent elles aussi, et que chaque gorgée appelle au tribut.

Beaucoup plus tard, devant la porte de l’estaminet sur le point de fermer, alors que les chaises reposent sur les tables et que le bistrotier baille à s’en décrocher la mâchoire, on se dit au revoir, on se promet de remettre ça bientôt. Et puis, le sourire aux lèvres, on s’en retourne vers notre demeure. La démarche est benoîte et l’esprit pétille, alors que les lampadaires jettent sur le trottoir des reflets crémeux. Mais bien vite, le gage de cette belle soirée frappe le bas du ventre avec une insistance qui va crescendo ; après la certitude d’atteindre le domicile à point nommé naît l’angoisse d’y parvenir bien trop tard. C’est ainsi que l’impasse vient nous sauver la mise.

Face au mur, on se dépêche de défaire ses boutons. Les pieds éloignés l’un de l’autre, afin d’épargner les chaussures, on ouvre soudain les vannes. D’abord, on ressent la simple joie d’une délivrance infinie, d’un interdit scabreux enfin levé. Et puis inévitablement, l’esprit taquin s’invite à la circonstance. Alors on joue du bassin, d’impulsions zigzagantes, on se hisse en quête de records. On se sent comme un artiste de rue à la fantaisie débordante — dans la pénombre, on imagine les circonvolutions de notre chef-d’œuvre éphémère avec un sourire inspiré. Au moment où la source tarit, une honte légère nous fait inspecter d’un mouvement de tête les alentours. Personne ne nous a vus, la cour est silencieuse et paisible ; il est temps de plier les gaules et de retourner sous l’éclairage public, d’un pas léger et serein, en sifflotant un petit air innocent.

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