16.Neela

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Assise devant ma coiffeuse, je brosse avec lenteur ma chevelure devenue bien trop longue à mon gout. Deux nuits sont passées et je n’ai pas de nouvelles d’Azur. Je l’ai appelé dans notre chambre, mais il n’a pas pointé le bout de son nez. Je vais finir par croire que ma conscience me boude. Pour quelle raison ? La dernière fois que nous nous sommes vus, elle est partie comme un voleur. Depuis, elle reste cachée. J’aimerais bien consulter quelques livres à la bibliothèque qui traitent de ce phénomène, mais je ne peux pas. Aujourd’hui, j’ai rendez-vous avec le conseil et je suis morte de trouille. Franchement, quelques encouragements de la part d’Azur auraient été les bienvenues, mais au lieu de ça, j’ai passé une nuit à tourner en rond dans mon lit. Mon ventre est noué et je n’ai rien pu avaler ce matin. Mon père semble être dans le même état, je l’entends depuis un moment faire des allers-retours devant ma porte sans frapper.

Tiens ! Il revient encore une fois.

Je me lève et au moment où il passe, j’ouvre la porte. Il fait mine d’être surpris. Je lève les yeux au ciel.

— Papa, tu veux entrer et prendre une tisane avec moi ?

Il se passe la main dans les cheveux et me gratifie d’un sourire d’excuse. Je l’invite à entrer et nous nous installons autour du guéridon près de la fenêtre. Il porte sa tenue de cérémonie. Celle que je préfère, une tunique et un pantalon blanc, le tout décoré de boutons d’or qui vont parfaitement avec le vert de ses yeux. Le coiffé-décoiffé de ses cheveux m’amuse, il lui donne un côté gamin dont il faut se méfier. Comme le conseiller Ragnor, mon père a fêté son quatrième cercle de vie. Il a passé ce dernier, ici, à Narbète, à veiller sur les siens. Notre ancienne cité, Alfirin, n’est qu’un champ de ruine où flottent peine et désolation. Je n’ai pas connu l’âge d’or de mes ancêtres, je l’ai seulement lu dans les livres d’histoire. Certaines gravures sont d’un réalisme surprenant : des chutes d’eau, des ponts aériens, d’immenses jardins, des bâtiments de pierres aux colonnes démesurées, des arbres géants et des fleurs par milliers. Douce illusion d’imaginer sa beauté ressuscitée un jour. Son essence même a été défigurée par le mal. J’espère juste que ce malheur ne se produira plus, que ce soit ici ou ailleurs.

Après nous avoir servis, je lui tends la tasse qu’il attrape adroitement. Les saveurs subtiles d’hibiscus et de framboises se répandent dans toute la pièce. Je récupère la mienne et bois une gorgée brulante. Dehors, la lumière pâle d’automne réchauffe encore ce qu’il reste de feuilles accrochées aux branches.

— Te sens-tu prête ? me demande mon père en croisant ses doigts sous son menton.

— Je ne suis pas effrayée si c’est ce qui te préoccupe, seulement impatiente.

Il baisse ses mains pour entourer sa tasse avec.

— Il te faudra être forte.

Je le fixe.

— Je le suis. Je sais que le conseil va me révéler quelque chose qui me dépasse. Je sais que je serais certainement choquée, voire désorientée. Mais tu es là papa, tu m’as protégée, tu m’as permis de me construire. Je veux des réponses, j’en ai besoin.

Il soupire.

— Le conseil et moi-même, nous avons essayé de faire… (Il secoue la tête). Ah ! Dieu Moniris ! Je ne sais pas ce que nous avons essayé de faire, mais il te faudra nous pardonner, ma chérie.

— Papa, pardonner ce n’est pas oublié. Tu ne dois pas t’inquiéter. Je ne vois pas cette audience comme un obstacle, mais une délivrance. Tu n’as pas trahi ma confiance au contraire tu as agi pour mon bien. J’ai toujours confiance.

Une onde vient frôler délicatement ma toile psychique. Je desserre mes fils pour la laisser passer. C’est l’esprit de Shirana.

— Ton père a peur de te perdre. Tu es tout pour lui. Il n’a pas arrêté de convoquer Ragnor. Je ne l’ai jamais vu aussi désemparé. Tout le monde est sur les nerfs, la floraison de Rial coïncide avec la cérémonie des âges. Du jamais vue ! La jungle d’été va disparaitre pour accueillir la forêt d’érables géants. Alors, ne sois pas trop dure avec lui, il est sur tous les fronts.

— J’aimerais apaiser ses craintes Shirana, mais j’ai l’impression qu’il refuse cette alternative.

— Tu es son étoile.

Comme si cette réponse expliquait tout.

— À voir tes sourcils froncés, je parie que Shirana te parle.

Je le lui confirme d’un mouvement de tête.

— Elle est inquiète pour toi.

— Que j’aimerais l’entendre parfois.

— Elle me dit qu’elle serait un peu trop loquace à ton goût.

— Que ce soit Arcante ou esprit, une femme reste une femme à ce que je vois !

— Papa !

— Je plaisante, mesdames, je plaisante.

— Tu es incorrigible.

— Je sais, mais te voir sourire à nouveau en vaut la peine.

Que répondre ?

— La cérémonie du premier feuillage aura lieu ce soir en même temps que le changement de saison.

— Hum, acquiesce-t-il en portant la tasse à ses lèvres.

— Tu veux en parler ?

— Je ne sais pas, j’imagine que Shirana t’a déjà tout raconté.

— Pas tout.

— Les délégations Arcantes sont arrivées ce matin. Le Prince Elrohîr Alfadone sera parmi nous cette année.

— Et cela te contrarie ?

— Un peu.

— Pourquoi ?

— Depuis la Séparation, aucun membre de la famille royal Arcante n’est venu ici. Je pense que ce n’est pas anodin.

— Tu penses que cet intérêt soudain à un rapport avec ce phénomène inhabituel ?

— Il est difficile de connaitre les intentions de la Reine avant d’en être le témoin.

Je grignote un biscuit laissé par Flanie hier et en tend un à mon père.

— Tu veux que je sonde l’âme du Prince ?

— Pardon ? s’étrangle-t-il, puis tousse plusieurs fois.

De mon côté, je crois entendre quelqu’un rire. Je regarde à l’extérieur. Personne. Étrange.

— Quoi ? J’ai dit une bêtise ?

— Non ! Mais.. ouhaou ! Tu me surprendras toujours ma fille.

Il se racle la gorge encore une fois.

— Plus sérieusement, continue-t-il, je ne peux pas autoriser de tels agissements. Ce serait contraire à tout ce en quoi nous croyons. Tu comprends ?

— Oui, évidemment.

Penaude, je décide de revenir à notre sujet.

— Et pour l’entrevue ? Qu’est-ce tu me conseilles ?

— Reste toi-même. Tu es parfaite. Tant que tu ne sondes pas tout le conseil.

— Tu sais très bien que ce n’est pas de ça que je parle.

— Ma fille, je suis ici en tant que père, si tu veux parler au guide, il faudra attendre l’audience.

Je le prends au mot.

— Alors ouste ! Dehors ! Flanie et Fala vont arriver d’une minute à l’autre pour je ne sais quelle préparation. Si tu ne veux pas te retrouver dans le camp de la minorité masculine, tu ferais mieux de partir, et Shirana est d’accord avec moi.

— Si mon esprit protecteur est contre moi, je n’ai pas d’autre choix que d’obéir.

Il se lève et m’embrasse tendrement sur le front.

— Merci pour le thé, à toute à l’heure.

Pas le temps de refermer la porte qu’une tornade et des boucles blondes surgissent dans ma chambre.

— Salut, les filles, bien dormi ?

— C’est plutôt à nous de te poser cette question ? Non ? lance Flanie d’une voix douce.

— Arrêtez de tous vous inquiéter, je vais parfaitement bien.

— Quand je vois ta tête, j’ai plutôt l’impression que tu as erré toute la nuit.

— J’avoue, j’ai beaucoup réfléchi.

Fala vole jusqu’au panier de fruits et commence à grignoter un abricot pendant que Flanie s’assoit sur le rebord du lit.

— Tu veux en parler ?

— Je voudrais surtout pouvoir passer à autre chose.

— Comme revenir un jour au jardin ? Parce qu’il y a beaucoup de travail.

Eh bien on peut dire que tu n’y vas pas par quatre chemins toi !

— Tu viens de dire que tu voulais passer à autre chose alors je pose des questions pratiques.

Flanie hausse un sourcil interrogateur et nous jauge du regard.

— Désolée, mais Fala me demande « gentiment » quand je reviendrai au jardin.

— Oh ! Et tu as prévu de le faire ?

— Évidemment, j’adore notre jardin. Je sais que je dois mettre en place un gréos de protection pendant la diffusion des spores de Rial. Je n’ai pas oublié, je n’ai pas envie que tout devienne cendre.

— J’en suis ravie, intervient encore Fala qui engloutit littéralement un deuxième abricot, tu pourrais venir après ton tête-à-tête avec le conseil ? On en profitera pour finir ton encre de contact.

— Je verrais bien comment cet entretien se passe. J’espère que je ne serais pas mise en quarantaine dans ma chambre.

— Pourquoi feraient-ils une chose pareille ? demande Flanie.

— Je ne sais pas. Je m’attends à tout.

— Tu devrais t’occuper de tes plantes et de la ruche au lieu d’imaginer le pire.

— Que dit-elle ?

— Que j’ai trop longtemps failli à mes obligations de grand-master et qu’il est temps que j’y remédie.

— Fala est une reine très exigeante qui manque cruellement de patience parfois.

L’intéressée laisse de côté le panier de fruits pour filer tout droit devant le bout du nez de Flanie et tinter de la plus grossière des façons.

— Pas la peine de faire la traductrice, me lance-t-elle en agitant la main, je reconnais le son de ces clochettes, c’est le même que la dernière fois dans le jardin lorsque je t’ai dit d’aller parler à ton père. J’imagine qu’elle est en colère et je n’ai pas envie de savoir la signification exacte de ces bourdonnements. Si nous parlions plutôt de la cérémonie des âges ?

Fala retourne sur le rebord du panier, boudeuse. Cette petite dispute me rappelle avec amertume celles qu’elle pouvait avoir avec Jaal avant qu’il ne me quitte. Mes yeux se perdent dans le vague. C’est dans ces moments particuliers qu’il me manque le plus, même si je sais qu’il vit toujours. J’en éprouve un pincement au cœur.

— Tout va bien ? me demande Flanie soudain inquiète.

Je déglutis pour ravaler les larmes coincées dans ma gorge.

— Oui, ce n’est rien. Un peu de nostalgie. Je pensais à Jaal. J’aurais aimé qu’il m’aide à affronter l’épreuve qui arrive.

— Nous sommes là et nous ferons de notre mieux pour te soutenir.

— Je le sais et je vous en remercie. Sans vous, je serais toujours dans ce lit à me morfondre.

— Et pour ce soir ? Tu comptes nous accompagner ?

— La cérémonie des âges ? Ce n’est pas l’envie qui me manque d’y aller, mais j’ai bien trop peur des réactions de la foule. La dernière fois que je suis entrée en contact avec elle, mes barrières ont été écrasées, piétinées. Je préfère la sécurité du jardin.

Flanie se jette en arrière, les bras en l’air, sur le lit.

— Je comprends, si tu ne te sens pas prête…

Le serais-je seulement un jour ?

— Quand je t’entends aussi fataliste, je me dis qu’il est temps de reprendre l’entrainement.

Peut-être.

— Qu’est-ce qu’on pourrait faire en attendant ?

— M’aider à finir de me préparer comme c’était prévu ?

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