6. Neela

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Un sursaut me déchire les poumons. J’écarquille les yeux, la bouche ouverte cherchant à boire l’air au lieu de le respirer. Où suis-je ?

— Du calme, mon étoile, tout va bien, tu es en sécurité.

Encore ivre de mes tourments, je m’accroche au regard vert de mon père comme à un phare en pleine nuit. Les battements de mon cœur ralentissent. La chaleur de ses mains sur mes joues brulantes m’apaise. Une lumière tamisée éclaire timidement son visage penché au-dessus du mien. Ses cheveux châtains décoiffés lui donnent l’air fatigué. Ses yeux cernés ternissent sa peau lisse. A-t-il seulement pris du repos ? J’inspire doucement, et l’aura de Rial se mélange à la mienne purifiant le brouillard épais de mes pensées. Puis tout s’éclaire. Ah ! Je dors dans ma chambre d’enfant, au cœur de l’arbre éternel. Rien n’a changé. L’armoire, la commode en bois de santal, les flacons vides sur mon ancien bureau surplombé d’étagères. Les tapis de laines blanches, la courbure des sillions de sèves brillantes et cette odeur de rose si enchanteresse. Je suis revenue.

— Les habitants ? demandé-je, d’une voix à peine reconnaissable tant elle sonne rauque.

— Ne t’inquiète pas, tout le monde va bien.

Mon père me tend un verre rempli de liquide ambré.

Assoiffée, je le bois d’un trait. Il me ressert, je l’avale tout aussi vite. Le sirop de sureau et le miel procure à ma gorge asséchée une agréable fraicheur. Tout en l’observant reposer le verre vide sur la table de chevet, je soupire de bien-être. Attentif, il s’assoie au bord du lit.

— Tu dois te reposer mon étoile. Deux jours que nous attendons ton réveil, les discussions viendront plus tard.

Dois-je m’inquiéter sur ce point précis ? Je préfère prendre les devants.

— Je serai enfermée ?

Ses sourcils se lèvent, étonnés par ma question.

— Pas du tout.

— C’est encore pire ? continué-je en tournant la tête vers la fenêtre à moitié ouverte.

Une brise fait bouger les voilages.

— Je savais qu’exposer la Flamme aux dangers condamnerait ma liberté, mais…. Je…

— Neela, regarde-moi s’il te plait.

J’obéis et reviens poser mes yeux dans les siens. L’incertitude, la peine et la compassion que je lis sur ses traits tirés me déroutent.

— Tu n’as rien commis d’irréparable, mon étoile. Tu as pris la bonne décision. Si une personne doit s’excuser, ce n’est pas toi. Tout vient de notre négligence, jamais nous n’aurions pensé que des intrus puissent infiltrer notre Conseil et le manipuler si facilement. Tout est de notre faute, tout est de ma faute.

Que lui arrive-t-il ? Je me redresse malgré mes muscles endoloris afin de le questionner.

— Père, de quoi parles-tu ?

— L’as-tu seulement appelé ?

— Qui ?

Une étrange sensation s’insinue dans mes veines que je refoule aussitôt.

Jaal ? J’ai besoin de toi.

Le voile de l’ombre colore la peau lisse de mon père. Shirana, son tigre blanc à dent de sabre se manifeste. Ça ne présage rien de bon. Ses yeux verts se teintent de doré. Une immense douleur y réside. Qu’est-ce qui se passe ?

— De qui parles-tu ? Shirana ?

Jaal ? Ce n’est pas le moment de dormir !

Mon père glisse sa main dans la mienne et la serre comme si j’allais tomber alors que je suis assise. Sa respiration s’approfondit. Shirana marque de plus en plus sa carnation.

Il presse plusieurs fois mes doigts et les frotte. Ma peur s’accentue. Il finit par se racler la gorge. À l’évidence, ce qu’il s’apprête à me révéler le dépasse émotionnellement.

— Nous avons été obligés de le retirer, m’explique-t-il le regard embué. Tu étais si faible qu’aucun autre choix n’était possible. Nous avons tout tenté, mais pour le bien de la Flamme… Je suis arrivé trop tard, l’amulette de terre n’a été d’aucun secours.

— Non.

Je secoue la tête, incrédule à ce que je crois comprendre.

JAAL ! Je t’en supplie ! Réponds. Réponds mon ami.

— C’est impossible ! Impossible ! Nos esprits sont liés.

Jaal, Jaal !

Mes mains tremblent et ma vision se trouble. Je me retiens de crier en serrant les draps. De la sueur recouvre mon front. Une douleur atroce tord mon estomac. J’ai envie de vomir.

— Jaal a lui-même demandé son extraction. Il a donné une partie de sa magie à ta conscience pour défaire votre union. Il s’est sacrifié pour préserver le lien qui t’unit à la Flamme.

Un grésillement se propage dans l’air, mon père porte instinctivement la main à l’amulette de terre présente autour de son cou. Elle scintille d’une lueur cuivre. Je sais ce qu’il redoute : une perte de contrôle de mes émotions. Il a peur que je déclenche une tempête ou un cyclone.

— Je ne vais rien détruire… j’essaie juste de… de…

Ma voix s’abîme dans un murmure. Mon père semble démuni face à mon chagrin. Il me tapote la main en signe de compréhension. Le spectre de Shirana se matérialise et se couche le long de mes jambes, il pose sa tête sur mes cuisses. C’est la première fois que je ressens si fort la présence de son esprit. Mon corps entier s’effrite de douleur. Chaque particule se liquéfie et coule dans la crevasse qui me déchire. Elle grandit au point de me couper l’âme en deux. Des sanglots percent la boule qui obstrue ma gorge. Mon père me prend dans ses bras puissants. Je blottis ma tête au creux de son épaule. J’ai si mal que je dois fermer les yeux pour ne pas sombrer. Même préparée au pire, rien n’envisageait une telle fin. Je paie au prix fort ma dévotion envers notre Dieu. Les magiciens, les enchanteurs et envouteurs auraient dû régler le problème. Mais non, je m’en suis mêlée pour montrer à tous ma valeur. Et tout ça pour quoi ? Je secoue la tête. La boule dans ma gorge grossit encore. Jaal était plus qu’un ami, il était mon deuxième père quand les obligations du premier ne pouvaient pas le rendre disponible. Il était mon protecteur, mon lien avec la terre, mon confident, ma famille.

Je hais la vie. Je hais cette Flamme. Elle prend bien plus qu’elle ne donne. Je ne peux en supporter davantage. Je m’accroche à mon père aussi fort que mes muscles me le permettent. Il resserre son étreinte en retour et je pleure, je pleure encore jusqu’à épuisement.

Une fois de plus, je me retrouve dans la chambre de mon rêve. La nuit commence déjà ? Je ne me rappelle que le désespoir, la colère, la peine qui ont envahi mon cœur tout au long de la journée. Je me meurs. Je n’aspire plus à rien et souhaite qu’avec la folie vienne l’oubli pour me soulager. Des milliers de questions sans réponse hantent ma tête et la torturent. Parmi toutes celles qui me brisent, la plus importante : pourquoi n’ai-je pas senti le vide à mon réveil ?

Mon père m’a expliqué qu’à la perte d’une jambe ou d’un bras, le cerveau entretient l’empreinte de ce membre. Avec Jaal, notre lien relevait d’une communion profonde. Il faisait partie intégrante de mon esprit. Alors ma raison a réagi de la même manière, il a nié et continué de croire en sa présence.

— Je sais que tu as mal, murmure la voix dans l’ombre.

Comme d’habitude, je me lève et tire le rideau. La lune brille haute et ronde. Elle ressemble à un biscuit doré. Le ciel clair, sans nuage, magnifie les étoiles. Je suis désemparée, mais je n’ai plus la force de pleurer, mes larmes sont taries depuis longtemps. Sa remarque ne m’étonne en rien. La projection de ma conscience connait tout, même si j’ai rejeté cette idée dès le départ. Ce serait une erreur que de me persuader du contraire. On ne s’aperçoit qu’une fois disparus des bienfaits d’une présence. Je ne perdrai plus jamais quelqu’un, quand bien même cette personne n’est que le fruit de ma psyché. Je me tourne vers mon… comment dois-je l’appeler ? Aucune importance, et décide de mettre fin à ce silence absurde.

— Vas-tu m’abandonner, toi aussi ?

J’ai besoin d’entendre sa réponse à voix haute. Je ne veux pas de regrets. Et s’il me rejette, je l’aurai amplement mérité.

Il me rejoint en deux enjambées. Son visage tourmenté me procure des frissons. Ses bras s’enroulent autour de mes épaules. Il me plaque avec tendresse contre lui et me caresse doucement la nuque.

— Jamais… susurre-t-il à mon oreille.

Ces mots finissent de me briser. J’acquiesce en frottant ma joue contre le tissu de sa chemise. Ses longs cils frôlent ma tempe telle du papier de soie. Je lève les yeux. Nos regards se croisent. Nos corps se touchent. Même hier, dans sa façon de me tenir, je pouvais ressentir une pudeur retenue. Cette nuit, il donne un nouveau sens à notre étreinte. Aucune once de pitié dans ce tableau, juste de la compassion et du soulagement. Ce que je comprends. Être accepté importe tant. Mes sentiments s’engouffrent dans le vide qui me lacère et se joignent à mon chagrin. Je jure que plus jamais je ne tournerai le dos à quiconque.

Nous restons soudés au milieu de cette chambre, avec pour seul écho, le silence qui nous entoure. Il diffuse un calme que je ne croyais plus possible. Exténuée, je me laisse aller dans cette faille béante qui barre mon âme et m’y enfonce avec joie.

— La nuit est bientôt finie, me prévient la voix.

Je me retourne vers la fenêtre, le ciel s’éclaircit et le brillant des étoiles se voile.

— Ce n’est pas grave.

Pour la première fois, je prie pour que les rayons lumineux tardent et que l’aube n’apparaisse jamais.

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