7. Rae

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— Debout vermine !

Mon calme s’enfuit, balayé par la rage soudaine qui coule dans mes veines.

— Ta gueule !

Mon hurlement rebondit dans les tunnels sombres en écho. Je saute de ce morceau de matelas à moitié délabré qui me tient lieu de lit et me jette contre les barreaux rouillés, devant la tête de Gaarin, le pantin de service.

J’affiche mon air le plus mauvais et crache sur son visage de pourceau pour lui faire comprendre qu’il doit se casser et vite, s’il ne souhaite pas me voir entrer par effraction dans son crâne cette nuit pour tout détruire. Il recule d’un pas, mais ne part pas.

Putain d’enfoiré, tu veux jouer…

Je renifle pour préparer la deuxième salve quand Krohor fait irruption dans mon champ de vision.

— Tout doux, Rae, dit-il d’une voix mielleuse limite insultante.

Je le toise d’un regard noir. Il badine comme si je lui faisais une risette de nouveau-né. Je serre les poings à m’en démolir les jointures. Si seulement, je n’étais pas entravé, je lui ferais perdre à coup de pied dans la bouche son ridicule sourire suffisant. Il s’approche de Gaarin et lui écorche la joue de ces ongles acérés. Le phacochère ne bouge pas d’un poil. Il baisse les yeux, s’incline et s’en va. J’aurai presque de la compassion pour ce mec. Toute cette pitié, c’est de sa faute, elle m’embrouille le cerveau avec son innocence. Je vais finir par crever si je continue de la voir chaque nuit au lieu de visiter les tréfonds pervers de mes adversaires. Hier, c’était limite. Si jamais Krohor remarque ses changements, je suis foutu pour de bon, mais elle a tant besoin de ma présence en ce moment. Il imagine peut être que la magie de ces sorciers noirs a réussi à restreindre au maximum mon don de « voyageur », s’il savait pour cette chambre, et pour elle. Je serais un homme mort.

— Je te félicite pour le combat d’hier, siffle-t-il en même temps qu’il allume une pipe tirée de la poche de sa veste en cuir. Lui arracher le cœur alors qu’il le cachait dans son estomac, c’est du grand art. Il souffle une bouffée de tabac dans ma direction tout en s’approchant. Rae, j’ai de vastes projets pour toi. J’ai l’intention de te présenter comme un compétiteur de mon écurie. Qu’en penses-tu ?

Je le fixe droit dans les yeux sans décrocher un mot. Qu’il se fasse aspirer par les ténèbres ! Lui, ses combats à mort et tout ce ramassis de jeu d’argent qu’il trimbale avec lui. Il pue les immondices de la ville de pierre, Spérione. Un concentré de truands, de voleurs et autres rebuts de la société. Qu’il l’assimile bien, jamais je ne lui appartiendrais. Il croit peut-être que je suis son esclave parce qu’il m’a acheté comme un vulgaire objet. Il se trompe, un jour, je m’évaderais et avant de partir, je le tuerai d’un coup de poignard dans la gorge pour qu’il s’étouffe dans son sang. Je jubile à cette idée. Gaarin réapparait des ombres avec une torche en main. Il l’accroche au mur. La silhouette longiligne et osseuse de Krohor danse sur la roche. Mes yeux se perdent dans cette flamme magnifique, elle me rappelle la couleur de ses cheveux. Krohor parle. Je m’en fiche, je n’écoute plus, je songe à elle et à son parfum de forêt malgré son désespoir. À sa peau douce comme le pétale d’une rose. Quand elle se blottit dans mes bras, je défaillis. Cette fille me rend fou, elle croit que je suis « sa conscience » et moi, l’enfoiré de service, j’en profite. Elle ne connait rien du monde, pourtant sa naïveté me désarme. Quel crétin ! Je ne sais même pas pourquoi je lui mens. Enfin oui, mais…

Une ombre menaçante me ramène à la réalité. Les doigts de Krohor s’enroulent comme un fouet autour de ma gorge. Ses yeux sont injectés de sang. Mon visage vient s’écraser contre les barreaux. Je pose la main sur son poignet frêle et le serre. La lame froide du sort « hors d’atteinte » tord mes boyaux et me fait haleter.

C’est quoi son problème ?

De la sueur perle sur mon front, je tente de me calmer au lieu de vouloir riposter. Je relâche mon étreinte, la douleur s’efface.

— Écoute bien, esclave, grince-t-il de son haleine fétide, quand je te parle, tu écoutes. OK ?

Il répète un ton plus bas. J’opine de la tête, pas parce que j’ai peur, ce serait trop facile de l’écraser. Mais ce sort me brule de l’intérieur aussi fort qu’un brasier. Il me tapote la joue comme si j’étais un gentil toutou.

Je me plie en deux et tousse à plusieurs reprises. Du coin de l’œil, je le vois essuyer sa main sur la chemise bien trop serrée de Gaarin qui affiche un sourire en coin.

Mec, toi et ton bide de phacochère, vous êtes morts !

Je le suis du regard alors qu’il s’installe sur un immense fauteuil de velours rouge qui jure avec l’endroit glauque où nous sommes. Il ressemble à une aiguille noire de scorpion prête à s’abattre au moindre mouvement suspect.

— Bien, reprend-il en aspirant sa pipe. Alors où en étais-je ? Ah oui, tu vas monter de niveau dès demain. Tu vas combattre Bulgaro, il appartient à l’écurie de mon vieil ami Cylnéal. Si tu réussis à le battre, tu quitteras cette pourriture qui te sert de tanière et je ferais de toi… (il inspire à fond en fermant les yeux comme s’il humait une merveilleuse odeur) ma pute de luxe.

Je tressaille, mais fais mine d’envisager son offre. Comme si j’avais le choix.

Soit pas idiot Rae, c’est ta chance.

Mon cerveau carbure à toute allure. Qui dit monter d’un niveau dit sortir de ce trou à rat perdu dans les profondeurs de la ville. Un début prometteur, toutefois insuffisant. Il me sonde de ses yeux de fouine. Il attend une réaction.

— D’accord, mais…

Ses pupilles se rétrécissent. J’accélère le débit.

— Je ne veux pas être un simple adversaire. Je compte être en première place, LE Majores.

Krohor m’observe une minute, sa bouche s’étire et il éclate de rire.

— Mon petit, mon petit, dit-il en reprenant sa voix doucereuse à en vomir. Je savais que tu ne me décevrais pas. Cylnéal en fera une crise de jalousie. (Il se tourne vers Gaarin qui grommelle sans son coin.) Prépare la cellule dix du premier étage et montre-lui les pièces de l’armurerie. Après cette visite, va chercher Jalina…

Avec souplesse, il s’approche des barreaux comme pour me révéler un secret.

— Oh, n’oublie pas que j’ai le pouvoir de tuer ton père dragon. Alors, sois sage et profite bien de mon cadeau de bienvenue.

Il s’engouffre dans l’ouverture béante qui sert de sortie. Mon sang bout de rage. Comment ose-t-il me menacer ? Je le tuerais, je jure que je le tuerais. Je fixe à m’en faire tomber les yeux le trou dans la roche par lequel il est parti. J’imagine ma lame le pourfendre encore et encore. Gaarin attrape l’anneau où sont pendues les clés des cellules. Il les agite sous mon nez. Il me cherche ou quoi ? Je hausse les épaules et recule. Il me balance des fers pour poignets et chevilles.

— Tu connais les consignes, grogne-t-il.

Je les ramasse sans le quitter des yeux. Une fois placés, il me fait signe de me plaquer aux barreaux. Dans un geste brusque, il vérifie que le mécanisme est bien fermé avant d’ouvrir la cellule. Je pourrais lui mettre un coup de boule ou lui éclater les dents, à quoi bon ? Cette impulsivité éphémère serait-elle suffisante pour oublier ma liberté ? Je suis trop malin pour m’engouffrer dans cette courte satisfaction. Mais ne t’inquiètes pas l’ami, le moment venu, je me ferais une joie de t’exploser la tête.

Il me tire semblable à une bête vers ce que j’appelle la pataugeoire. Génial ! Un bain dans les égouts ! Comme si je ne puais pas assez. Il me somme de retirer mes lambeaux de tissus. Je m’exécute docile. Si je dois en passer par là pour filer d’ici. Soit. J’ai connu pire.

Un seau d’eau glacé me frappe de plein fouet. J’en ai le souffle coupé. Gaarin se munit d’un manche où gît une brosse à cheval puis commence à me frotter de haut en bas. Le savon brule ma peau, je subis impassible. Une fois ma toilette terminée, il me jette une serviette et une tunique. Propre ? Je l’interroge les sourcils levés. Pour toutes réponses, j’ai droit à des grognements de mots incompréhensibles et au retrait de mes chaines.

La suite des réjouissances me mène au premier étage. La lumière qui règne en ces lieux m’éblouit, je place la main en visière, le temps que mes yeux s’adaptent. Pas étonnant après des mois dans les entrailles de Verthe avec pour seule compagnie des rats et des insectes. Les fenêtres sont ouvertes et le parfum du sel de l’océan remplace la puanteur des bas-fonds. J’entends les vagues se fracasser sur les falaises en contrebas. Quelle douce mélopée. Je scrute les environs à la recherche de ce qui pourrait clocher. Mes yeux roulent dans toutes les directions pour être sûrs que rien ne leur échappe. Mes muscles sont tendus, mes sens sont à l’affut, je suis prêt à cogner.

Gaarin m’escorte d’un pas boiteux dans un couloir bordé de chaque côté de portes en bois massif. Il s’arrête en face de celle portant le numéro dix et l’ouvre avec une clé empreinte de magie. Le contraire aurait été trop beau ! Il me pousse à l’intérieur. Je le foudroie sur place. Il glousse en la refermant, satisfait de ma réaction.

La pièce est grande comparé à ma précédente cellule et super propre. Un espace vers l’extérieur se découpe sur le mur blanc opposé à la porte. Une paire de rideaux ? Un lit géant ? Des meubles lustrés et même un tapis ? Qu’est-ce que je fabrique ici dans une chambre de princesse ? Même les draps en coton bleu ont une odeur florale. Je comprends mieux la frénésie de tous ces poltrons d’en bas qui cherchent à rentrer dans les petits papiers de Krohor.

Quelqu’un frappe à la porte. Instinctivement, je prends une posture de combat. Elle s’ouvre et une silhouette aux magnifiques cheveux cuivrés entre. J’ai le cœur qui s’emballe et l’espace d’un instant, je crois que c’est elle. Non d’un chien, cette Apharile pourrait être sa sœur. Elle rejette derrière son épaule sa masse de flammes brillantes. Je déglutis. Sa peau diaphane la rend bleue irisée. Ses formes avantageuses s’avancent vers moi d’une démarche chaloupée. Cette nymphe d’eau ne doit pas être plus âgée qu’elle. Je ferme les paupières pour visualiser son image : ses traits parfaits, ses yeux verts, sa bouche. L’Apharile enroule ses bras autour de mon cou et soude délicatement ses lèvres aux miennes. Elles sont douces et fraiches. J’imagine que ce sont les siennes. Ses seins nus se frottent à mon torse dans un rythme lent de va-et-vient. Je lui arrache le bout de tissu qui lui sert de jupe et la caresse. Elle ne réagit pas. Ma libido en prend un coup. Je soulève une paupière et glisse mon index sous son menton pour l’obliger à me regarder. Mince ! Ses yeux sont aussi vides qu’une coquille de noix. Je secoue la tête par dépit. Pauvre fille, sa conscience est sous l’influence des ténèbres. Dans un mouvement de recul, j’attrape ses poignets et lui fais lâcher prise. Je ne vois pas l’intérêt d’abuser d’un corps dépourvu d’esprit. Autant utiliser ma main.

Elle ne parait pas du même avis. Un souffle d’air ne saurait être plus discret, elle disparait dans un tourbillon de fumée et je la retrouve allongée sur les draps. Elle me fait signe de la rejoindre. Désolé, mais, tu n’es pas « elle ». Elle ! Qu’est-ce que je raconte ? La colère l’emporte. Je me rue sur la porte et la cogne plusieurs fois du poing.

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