Chapitre 3

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Le déjeuner a tout du rituel dominical qu’a connu Éric dans son enfance. Hélène, la mère, a disposé la nappe blanche sur la grande table rectangulaire. Dessus, les assiettes anciennes en porcelaine et les verres en cristal hérités de son arrière-grand-mère. Charles, le père, a mis en fond sa musique préférée, les préludes de Bach joués par Glenn Gould. Rien n’a changé et tout l’énerve immédiatement. Qu’est-ce que cette mascarade ? On voudrait lui faire croire que les sept dernières années n’ont pas existé ? Il suffirait donc de reprendre la même place à table pour effacer l’incompréhension, le mépris puis l’indifférence qu’il a endurés pour avoir osé vivre son amour sans se défausser ?

Ils n’ont pourtant pas l’air de remarquer son agacement, ses réponses laconiques à l’évocation des souvenirs de vacances en famille. Adèle est très forte à ce jeu-là. – Tu te souviens de la fois où tu m’avais enfermée dans le grenier ? – Oui… - Et la fois où tu m’avais sauvée de la noyade en manquant de te noyer aussi ? – Tu exagères un peu là…

Et les parents d’ajouter un détail, de rétablir la vérité, de se poser en arbitres comme s’ils rejouaient une scène de l’Âge d’Or familial. C’est insupportable ! N’ont-ils pas envie de lui poser des questions sur sa vie actuelle ? Ne vont-ils pas s’intéresser enfin à Manuel ? Oh mon Dieu Manuel ! Comment se faire pardonner de l’avoir entraîné ici ? Éric le revoit avant-hier si ému d’être enfin convié par ses parents, lui l’enfant de la DDASS. Il est si proche, assis à quelques centimètres de lui. Lui prendre la main, glisser ses doigts entre les siens et caresser du pouce l’intérieur de sa paume…

- Alors comme ça, vous avez des projets ?

- Quoi ?

Éric n’a même pas entendu la question de son père, fatigué du badinage ambiant auquel il ne prête qu’une feinte attention.

- Vous avez des projets immobiliers ? répète Charles, en se penchant vers lui comme pour le sortir de sa torpeur.

La mère et la fille ont subitement cessé leur bavardage. Un mouvement à sa droite lui indique que Manuel, quasi en apnée depuis le début du repas, reprend un peu pied.

- Euh… oui. Comme je vous l’ai dit au téléphone, nous envisageons d’acheter un appartement en ville.

- C’est une bonne nouvelle ça ! Il faut avoir des projets quand on est jeune.

Encouragé par la réaction positive de son père, Éric s’apprête à aborder la question du prêt dans lequel Manuel et lui ont placé tous leurs espoirs. Mais c’est le moment que choisit sa sœur pour intervenir.

- Justement, à propos de bonne nouvelle, j’en ai une grande à t’annoncer, dit-elle à son frère d’un ton solennel.

D’un même mouvement, le père et la mère se tournent vers leur fille, visiblement réjouis de l’annonce à venir.

- Ah ?...

Éric marque un temps d’arrêt tout en interrogeant du regard sa sœur qui en profite pour faire durer encore le suspens.

- Je vais me ma-ri-er, laisse-t-elle alors tomber de façon à produire le meilleur effet.

- Ah bon ? Vraiment ?...

Éric, pris au dépourvu, ne sait quoi dire ni penser.

- Ouiii ! N’est-ce pas merveilleux ? enchaîne Adèle en battant des mains comme une petite fille découvrant son cadeau de Noël.

- Si, si… bien sûr. Mais tu es un peu jeune, non ?

- Ta sœur a tout à fait l’âge qu’il faut ! coupe la mère, péremptoire. Tu devrais la féliciter plutôt que de lui faire la morale, d’autant qu’elle te réserve une autre surprise.

Ah d’accord ! C’est à lui qu’on reproche d’être moralisateur maintenant ! Elle est bien bonne celle-là ! Éric aurait presque envie d’en rire s’il n’était pas aussi dépité. Mais de quelle autre surprise parle-t-elle ?

- Oui, reprend justement Adèle. Éric, je sais qu’on s’est un peu perdus de vue ces derniers temps… Tu parles d’un euphémisme !... mais tu es mon frère unique et j’aimerais beaucoup que tu sois mon témoin de mariage. Oh s’il te plaît, dis-moi que tu acceptes.

- Adèle, interrompt de nouveau la mère, souviens-toi de ce qu’on a dit, laisse-lui le temps de réfléchir. Le mariage a lieu au printemps prochain Éric ; tu n’es pas obligé de donner ta réponse aujourd’hui.

- C’est vrai, pardon, je ne veux pas te mettre la pression, acquiesce la jeune fille. Evidemment Manuel tu es invité également, j’insiste même, je compte sur ta présence.

Comment ça elle insiste ? Auprès de qui ? Peut-elle croire qu’il viendrait seul, si jamais il venait ? Elle avait dû travailler au corps ses parents pour leur arracher leur accord avant qu’ils n’arrivent. Mais il est vrai qu’ils n’avaient jamais su lui refuser le moindre caprice.

Manuel, surpris qu’on se souvienne de sa présence, est éberlué. Il y a un instant encore, c’était un importun et voilà que maintenant, il se sent presque désiré !

- Tu comprendras Éric, ajoute le père soudain plus grave, qu’avec les frais du mariage de ta sœur, nous ne puissions te prêter de l’argent pour l’instant. Mais ce n’est pas un refus, entends-nous bien, nous sommes disposés à en reparler après.

- Bien sûr, renchérit sa femme. Sache toutefois que nous serions comblés ton père et moi, si tu acceptais d’honorer la demande de ta sœur, c’est la tradition tu le sais. Enfin, toutes ces questions méritent réflexion, n’est-ce pas ? Nous tenions en tout cas à en parler de vive voix aujourd’hui.

Elle met ensuite sa main sur celle de son mari et la tapote en signe de satisfaction.

Incroyable ! C’était donc ça le plan : les attirer Manuel et lui pour lui mettre sous le nez leur marché de dupe : "Si tu acceptes de tenir le rôle du fils bien élevé, nous pourrions te concéder quelque pécule en récompense" ! Sauver les apparences en cette cérémonie officielle, voilà tout ce qu’a en tête sa mère depuis le début. Il faut que ce mariage soit conforme aux traditions familiales et rattrape le ratage du fils aîné. Et tout ça annoncé l’air de rien, entre la poire et le fromage. Chapeau bas les artistes, ils l’ont bien eu !

Tout est clair maintenant dans les raisons de cette invitation aux allures de guet-apens. Éric pense un instant se lever, prendre Manuel par le bras et quitter les lieux en claquant la porte, une sortie théâtrale à la mesure de la comédie qu’on vient de lui servir. Mais là encore, il retient son mouvement et trouve, il ne sait comment, les ressources pour garder son calme. Il a le temps de croiser le regard interrogateur de son ami avant de déclarer le plus sereinement du monde :

- Et bien donc je te félicite ma sœur. En attendant ce grand jour, j’espère rencontrer bientôt l’heureux élu.

- Oh oui, j’ai hâte de te le présenter, tu vas l’adorer j’en suis sûre.

Comme c’est attendrissant ! 

- Et maintenant, si vous le permettez, dit Éric en se levant, j’aimerais faire visiter la maison à Manuel. Ce sera aussi pour moi une sorte de pèlerinage, cela fait si longtemps que je ne suis pas venu.

- Oui, oui, allez-y, approuve sa mère tout à coup devenue aimable. Pendant ce temps, je prépare le café, nous le prendrons sur la terrasse.

Éric, déjà sorti de table, lui tourne le dos ; elle ne le voit pas lever les yeux au ciel.

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