Se faire cambrioler et arnaquer dans la même journée

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Elles tombaient en cascade sur lui et il en savourait chaque instant. Il les sentait qui roulaient sur ses écailles en un massage délicieux. Leur doux tintement métallique résonnait à ses oreilles pour son plus grand bonheur. Elles s’empilaient à ses pattes, entre ses griffes. La montagne créée se faisait de plus en plus haute et il en était le seul maitre. Son sentiment de plénitude l’aveugla une seconde et il se retrouva enseveli. L’or continuait de couler, sans discontinuer, et il ne pouvait plus se battre contre son poids. Il ouvrit la gueule, mais sa gorge fut remplie en une seconde. Il sombra.

Opalis sursauta et pendant un instant ne sut plus où il était. Le cauchemar lui avait semblé si réaliste qu’une minute lui fut nécessaire pour se remettre de la panique. Il avait propulsé des pièces partout dans sa chambre à cause de ses brusques mouvements et se servit de sa queue pour en rassembler la majorité. Cependant il s’étonna d’en voir jusque dans le couloir principal toujours en grande quantité.

Passé l’ouverture de sa chambre, il jeta un œil distrait à Ydulria, avant d’apercevoir l’horreur. Le sol était recouvert d’or et de pierres en désordre. En couche de plusieurs centimètres d’épaisseur. Il se précipita dans ses salles de trésor, qu’il avait laissé propres, rangées et ordonnées pour ne pas se perdre dans ses comptes. Un spectacle de désolation profonde le laissa désœuvré. Toutes ses piles étaient démolies, mélangées, éparpillées dans la totalité de la grotte.

Sans pouvoir se contrôler, il laissa éclater sa colère d’un grognement qui fit trembler les murs.

— Non ! Qui a fait ça ? Je vais te pendre par tes intestins pleins de merde ! tonna-t-il.

Il scruta son environnement. La porte était toujours soigneusement fermée, comme tous les matins. Il ne saurait dire s’il manquait des éléments de son héritage. Si une petite quantité était soustraite à sa vigilance, comment aurait-il pu le notifier parmi le bazar ambiant ? Cette simple idée le plongea dans une détresse qu’il n’aurait jamais pensé ressentir. Comment n’avait-il pu rien entendre de ce qui avait dû produire un bruit monstrueux ? Son nez ne sentait pas d’autres odeurs que la sienne, celle des métaux précieux et un fond de rejet racinaire d’Ydulria. Comme si aucun intrus n’était venu dans sa grotte. Comment était-ce possible ?

Toute cette scène n’avait aucun sens. Il souhaitait être encore coincé dans un cauchemar et n’avoir qu’à se réveiller pour en finir avec cette vision d’horreur. Pourtant il avait beau se concentrer de toutes ses forces, rien n’y faisait.

Il restait dans le couloir dévasté. Le pire réveil de sa vie.

Il raisonna sur le plus important pour le moment. Il fila dans son bureau récupérer les déclarations qu’il avait déjà entreposées dans un tiroir, et s’immobilisa en ne voyant que deux rouleaux de papier.

Ses poumons cherchèrent l’air à travers sa gorge étranglée. Sa vision se troubla et il crut défaillir.

Des morceaux de parchemins déchiquetés recouvraient le fond du tiroir. Tout ce qu’il restait de son travail sur les pièces de monnaie qu’il avait commencé à compter. D’un bout d’une griffe, il piqua le plus gros fragment et en examina les bords.

De minuscules crocs avaient mis en lambeaux son document. L’illumination le frappa et tout s’assembla. Sa grotte était infestée de lutins trésors. Ces petits êtres infâmes squattaient les trésors des autres, s’amusaient à y mettre le désordre et se délectaient de la fureur des propriétaires.

— Lutins de malheur. Pourquoi a-t-il fallu que ça tombe sur moi ?! J’ai pas que ça à faire bon sang !

Cette infestation était le pire cauchemar de toutes les grandes fortunes. C’était excessivement difficile de s’en débarrasser du fait de leur minuscule taille et de leur faculté de multiplication exponentielle. Il suffisait d’en laisser un seul en vie pour qu’à partir d’un de leur ongle d’orteil recouvert de poudre d’argent, d’or et de bronze en naisse un deuxième et ainsi de suite.

Opalis se laissa tomber sur son derrière, affligé. Il n’avait pas besoin de cela pour rendre sa déclaration d’impôts encore plus dure. Tant d’obstacles se dressaient toujours entre lui et la libre utilisation de son trésor. Tant de temps avant qu’il puisse profiter pleinement de sa fortune.

La voix de la plante s’éleva pour le narguer depuis le couloir :

— Le karma s’occupe de ton cas à ce que je vois, ricana Ydulria.

La colère qu’elle remuait en lui le sortit de son état catatonique et il se précipita vers elle. Ses traits moqueurs n’étaient nullement impressionnés par le dragon.

— Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé, plante inutile ?!

Elle secoua ses feuilles avec un rire dédaigneux, ce qui mit en valeur une petite corolle blanche qu’il n’avait pas remarquée avant. Une fleur, bien cachée par Ydulria au milieu du plant. Cette découverte de bon augure ne diminua pas sa rage pour autant.

— Continue comme ça et tu pourras dire adieu à ton plan d’arrosage, menaça-t-il avant de se diriger vers la porte d’entrée qu’il claqua avec force.

Le soleil se levait à peine alors qu’il prenait son envol. Il laissa sa grotte aux mains des lutins trésors le temps d’aller chercher ce qu’il lui fallait, car leur capture requérait un équipement spécifique qu’il devait acheter dans la ville la plus proche. Son vol furieux arrachait les feuilles des arbres qu’il frôlait. Les couleurs enflammées de l’automne reflétaient son humeur, qui ne se calmait pas.

Une heure plus tard, ses écailles opalescentes luisaient dans la lueur du matin, et alertèrent les vigies de la ville. Elles s’empressèrent de lui indiquer la zone d’atterrissage avec des lanternes. Elle était un peu encombrée par des caisses et des tonneaux, car les dragons n’étant pas monnaie courante, l’espace était aussi utilisé pour le stockage. Il fit un effort pour se poser le plus délicatement possible afin de ne pas endommager la structure de pierres qui surplombait une rue passante.

— Bon matin seigneur dragon. Qu’est-ce qui vous amène à Jilsuth ? lui demanda la vigie la plus proche.

— Bonjour, grommela-t-il. J’ai une infestation de lutins trésors, j’ai besoin d’acheter de quoi m’en débarrasser.

Le jeune orc, reconnaissable à ses canines encore juvéniles, sembla compatir à sa mésaventure et lui indiqua l’apothicaire le plus réputé de la ville. Opalis circulait à travers la foule du matin qui s’écartait devant lui en direction de la boutique. Les dizaines d’êtres divers et variés qui se pressaient sur la place du marché dégageaient des odeurs désagréables pour son odorat de dragon. Il fronçait toujours le museau en tombant sur la devanture élégante qui annonçait « Apothicaire — Fourniture générale de magie rustique ».

Il regarda par la vitrine pour voir s’il avait l’espace d’entrer sans renverser de meubles ou de clients. La haute porte lui permit de ne pas se recroqueviller et sa présence emplit la pièce principale. Les murs de pierres apparentes, creusés de bibliothèques en bois chargées d’ingrédients et de boîtes en tous genres, s’élevaient jusqu’aux poutres plusieurs mètres au-dessus de sa tête.

Une humaine brune en uniforme se précipita vers lui pour lui proposer son aide. Il lui expliqua son problème rapidement et elle acquiesça :

— Bien sûr nous avons ce qu’il vous faut, merci d’avoir choisi notre boutique pour faire vos achats.

Elle se dirigea vers une étagère et lui présenta un coffre fermé accompagné d’un bocal rempli d’un liquide visqueux qui paraissait dégoutant. Déjà ses naseaux captaient une odeur forte de fermentation.

— Je pense que vous devez connaitre les modalités d’éradication, mais je vous les rappelle tout de même : dans une petite salle, vous placez le coffre rempli des pièces en bois doré, puis vous attirez les lutins trésors avec le poisson fermenté. Vous attendez quelques heures avant de brûler le tout. Il ne faut laisser que des cendres, c’est très important.

— Très bien, je prends tout ce qu’il faut du moment que ça m’en débarrasse.

Elle se dirigea vers le comptoir afin de terminer l’achat. Les autres clients se tenaient à bonne distance d’Opalis pour éviter de recevoir un coup de queue dans les chevilles alors qu’il se déplaçait. L’humaine le regarda d’un air intéressé, ce qui lui fit réaliser qu’il n’avait pas de monnaie. Il était parti dans la précipitation si bien qu’il avait totalement oublié.

Ses yeux mortifiés de gêne alertèrent la vendeuse. Elle soupira et pointa du doigt un panneau sur le mur derrière elle : « Paiement numéraire préféré. Paiement en nature accepté sous conditions ».

— Je suis vraiment désolé, dans la panique je n’ai pas pris d’argent. Comment se passe le paiement en nature, s’il vous plait ?

Il abusait des formules de politesse en espérant que cela lui soit accordé. Il préférait ne pas devoir retourner chez lui juste pour quelques malheureuses pièces. La vendeuse lui indiqua une salle d’attente qui se trouvait dans le bâtiment adjacent où l’apothicaire en chef décidait de la nature du paiement en fonction des besoins de la boutique. Il franchit le porche sans ses achats, puisqu’afin d’éviter tout vol c’était elle qui l’amènerait de l’autre côté en empruntant un passage dans l’arrière-boutique.

Cet endroit était bien plus décati que le précédent et n’avait pas eu droit à une bonne rénovation depuis trop longtemps. L’espace était très étriqué, sombre à cause des fenêtres crasseuses et la poussière s’était incrustée sur toutes les surfaces. Un homme à la chevelure blanche, correspondant plus à l’idée qu’Opalis se faisait d’un apothicaire, surgit de derrière une étagère. Un reste de toile d’araignée flottait, accroché à son sourcil broussailleux.

— Ah le voilà mon dragon d’Opale ! Avancez, avancez, l’invita-t-il sans se rendre compte que sa taille l’en empêchait. J’étais en train de revoir mes stocks pour savoir ce dont je dois vous délester. Ce n’est pas tous les jours qu’un dragon n’a pas de quoi payer !

— Vraiment désolé…

— Oh ne le soyez pas ! ça m’arrange bien. Nous commencerons par une ou deux écailles et j’aimerais également quelques mesures de salive, de la terre prise sous les griffes, une touffe de poils de l’échine…

Opalis recula à l’entente de la liste de demandes, alors que le vieux approchait une pince à la main, déjà prêt à l’entamer.

— Attendez une minute, je dois certes vous payer, mais je ne vais pas tout vous donner non plus. Rien que les deux écailles vous permettront de faire un profit qui couvrira mon achat.

— Le contrat stipule que c’est moi qui décide de tout ce que je dois prélever, du moment que je ne touche pas à l’intégrité physique et permanente du donneur.

— Le contrat ? Mais je n’ai signé aucun contrat ! s’écria-t-il en pensant que cette erreur lui permettrait de s’en sortir.

— Vous n’avez pas demandé les conditions du paiement alors vous les avez acceptées implicitement. Règle n° 8201 du Code du Commerce de Kesioh.

Opalis ne sut que répondre à l’argument juridique. Il avait bel et bien fait une erreur, mais il ne s’attendait pas à tomber sur un commerçant aux techniques si peu éthiques. Cette règle faisait partie des nombreuses régulièrement dénoncées comme problématiques par les associations de consommateurs. Elle protégeait outrageusement les pires vendeurs, et laissait démunis les acheteurs distraits ou ignorants.

Une lumière pulsa de derrière le comptoir, qui détourna l’attention du dragon et de l’apothicaire un instant. Ces yeux fatigués s’ouvrirent en grand et il piétina d’excitation.

— Laissez-vous faire, je n’ai plus tout mon temps. L’un de mes débiteurs est décédé et je dois aller prélever ce qui me revient le plus tôt possible, avant que les ingrédients ne se dégradent.

Opalis se laissa faire, un peu choqué que l’apothicaire ne s’émeuve pas de la mort d’un client et le considère seulement comme une réserve à piller. Le pincement des écailles arrachées lui donna envie de carboniser la boutique, mais il se retint. Le reste des prélèvements fut totalement indolore et mise à part la touffe de poils manquante, rien ne se voyait.

Le coffre et le bocal sur le comptoir l’attendaient à côté d’un bout de papier. L’apothicaire interrompit sa course dans tous les recoins de la boutique afin de rassembler ses instruments pour lui signaler un dernier détail :

— Vous acceptez ce petit contrat afin de conclure la vente et nous serons tous les deux tranquilles.

Quand il parcourut le parchemin, il lut au bas de page, en petits caractères « Aucune clause de garantie. Le client ne peut se retourner contre le vendeur en cas d’échec de la procédure ». Il signa tout de même.

Il fut mis à la porte un instant plus tard avec ses achats, et vit l’apothicaire qui disparaissait dans la foule avec une grosse sacoche.

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