Compter ? C'est long et chiant...

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Il eut du mal à s’extirper de son matelas de pièces sans mettre la pagaille dans sa chambre. Il était enfoui si profond que seules sa tête et ses ailes pouvaient être vues. Un reniflement dédaigneux l’accueillit dans le hall et il l’ignora. La plante était particulièrement récalcitrante et refusait de lui parler la plupart du temps. Il s’en accommodait puisque cela lui évitait les noms d’oiseaux et son mépris constant. Elle lui avait communiqué le prénom qu’elle utilisait — Ydulria — mais rien d’autre. Opalis n’insistait pas pour en savoir plus, car cela lui était plus ou moins égal. D’un air toujours endormi, il se traîna vers l’entrée de la grotte pour assister à l’aube. Il était si haut que les nuages jouaient souvent à cache-cache avec le soleil paresseux. Ce matin, les rayons perçaient par moment à travers l’éparse blancheur.

Opalis s’allongea de tout son long sur le parvis, ses écailles le protégeant du froid imprégné dans la pierre, pour réfléchir à ce qui l’attendait dans la journée. Probablement encore du tri et le remplissage de tableaux interminables… Depuis un mois, sa vie ne se résumait plus qu’à cette morne routine : faire des tas selon la catégorie, puis se mettre à compter, un par un, chaque élément de la salle. Il avait déjà dénombré tous les lingots, c’était la plus simple et l’unique tâche qui ne l’avait pas rebuté immédiatement.

Les pierres précieuses, brutes ou taillées, dont il fallait indiquer la nature et la grosseur, le décourageaient au plus haut point. Si bien qu’il repoussait cette mission à la fin et préférait s’occuper de choses plus menues. Il avait terminé, le jour précédent, de rassembler toutes les armes et armures ouvragées qu’il pouvait dénicher. Elles étaient en nombre raisonnable comparées aux abondants joyaux et pièces de monnaie. Maintenant, il devait les déclarer sur la fiche dédiée.

Il repassa dans le hall et prit soin de laisser la porte ouverte pour que la lumière pénètre à l’intérieur. S’il refermait trop tôt, Ydulria lui cassait les oreilles toute la journée et sa capacité de concentration s’en trouvait largement entamée. Le soleil avait fait des merveilles pour la remettre en forme, et elle en devait un peu moins insupportable. Ce maigre adoucissement participait à la décision de ne pas la vendre pour le moment, car il était curieux de voir si ses fruits étaient goûtus. Comme elle n’en produisait visiblement pas souvent, il était obligé de prendre son mal en patience.

Avant d’attaquer cette journée, il décida d’avaler un gros morceau de lapin qui attendait sur les étagères. Il les avait bien vidées, mais ne comptait pas les remplir à nouveau. Les vieilles papilles gustatives de sa grande tante ne devaient plus le sentir, mais le sort de conservation gâchait la saveur fine de la viande fraîche et cela l’agaçait. Il se forçait à terminer le stock avant de chercher un système de ravitaillement local.

Puis il s’attela à sa tâche dans la salle dont il avait réussi à dégager un morceau de sol, en prévision de l’accumulation de dagues, épées, casques et plastrons. Sans y regarder de trop près, un observateur pourrait croire que ses armes étaient celles de vaillants chevaliers ayant échoué à tuer le méchant dragon dans sa caverne. Une tradition abandonnée il y a plus de huit cents ans, quand le royaume de Kesioh s’était déclaré lieu sûr et équitable pour toute créature. Celles-ci n’auraient pas occis qui que ce soit, puisque les armes d’apparat étaient trop fragiles et non aiguisées afin de ne pas abîmer les délicates gravures et autres ornementations.

Les heures défilaient lentement alors que le rouleau de parchemin se remplissait peu à peu d’une calligraphie claire et déliée produite par le crayon enchanté qui notait tout ce qu’Opalis lui dictait. Un investissement qui lui avait paru bien vite nécessaire après les terribles douleurs subies à la patte droite. L’écriture n’était pas innée pour les dragons, et le moyen le plus pratique trouvé était une pointe de graphite enfilée sur la griffe principale d’une patte avant. Mais il fallait une intense concentration pour la diriger et une tension perpétuelle des muscles pour qu’elle ne dérape pas. Quelques jours de ce système avaient eu raison de sa bonne volonté et il avait opté pour la solution chère et paresseuse. Cela lui faisait aussi gagner énormément de temps.

Il répétait sans cesse le même processus : attraper un objet, le nettoyer soigneusement, demander au crayon d’en faire un croquis et de dicter ses caractéristiques globales, avant de le ranger dans un sac de velours écarlate. Il les avait commandés afin de protéger les gravures fines qui semblaient attirer toute la crasse et la poussière.

Il s’arrêta une seule fois, en fin de matinée, pour fermer l’entrée et verser de l’eau dans la terre du pot de Ydulria. Elle insistait sur le plan d’arrosage, avec des quantités et horaires très précis, pour se rétablir des quelques mois qu’elle avait passé assoiffée et seule. Malgré le soin qu’il employait à respecter ses indications, elle ne lui lâchait pas un remerciement ou un mot gentil et il avait cessé d’en espérer.

Il se remit à sa tâche et retrouva sa concentration. Et quelques heures plus tard, il ne lui resta plus qu’un élément de cette catégorie à répertorier. Une magnifique armure complète qui brillait de mille feux. À ses pieds se tenaient cinq gros sacs de velours et le sentiment du devoir accompli. La détermination d’y arriver l’avait tenu réveillé. Il rangea le parchemin, qui alla rejoindre celui à propos des lingots, et son crayon dans une pochette spéciale. La dernière fois qu’il avait oublié, il s’était réveillé le matin avec le gribouillage de toutes les âneries qu’il disait dans son sommeil écrit au dos d’un tableau.

La nuit était déjà tombée depuis quatre heures, et il était autant épuisé que s’il avait volé des jours sans s’arrêter. Ses membres étaient si raides de n’avoir pas marché pendant longtemps qu’il sortit de la pièce avec une démarche étrange que la plante ne manqua pas de moquer :

— On dirait la vieille mégère quand elle en avait plus pour longtemps.

La mégère étant sa grande tante, dont il avait compris qu’elle ne trouvait pas plus grâce auprès d’Ydulria que lui-même. Elle détestait être « retenue en otage dans cette caverne poisseuse et ce pot de fleurs étriqué, ses vils propriétaires n’étaient que des geôliers exécrables, qui refusaient de la laisser à des personnes riches méritant sa présence et qui sauraient la récompenser à la hauteur de sa magnificence. » Sans doute la plus longue tirade qu’elle avait prononcée, si bien qu’elle était arrivée à bout de souffle — même si elle n’avait pas de poumons et qu’il préférait ne pas se pencher sur ce mystère.

Il décida d’aller se coucher en l’ignorant et se permit de penser à sa journée du lendemain depuis sa chambre. Tout ce qui s’y trouvait provenait de son ancienne grotte, il avait trié avec soin pour ne rien mélanger. À part son or, contenu dans des coffres, car il était loin d’être suffisant pour faire un matelas convenable.

Au petit matin, Opalis commencera la partie la plus longue et difficile de son travail. Les millions de pièces qui s’entassaient n’attendaient que lui…

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