Se faire insulter par une plante vivante n'était pas au programme du jour

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Les champs défilaient sous ses ailes, alors qu’il cherchait le point de repère qui marquait sa destination. Un pic rocheux qui s’élevait au-dessus d’une ville de taille moyenne. Il voyageait déjà depuis trois jours et l’envie d’arriver mêlée à l’appréhension le poussait au-delà de ses limites.

Heureusement, Opalis voyageait léger. Un seul dragon n’aurait jamais pu toutes les porter par la voie des airs, c’est pourquoi il avait choisit de les faire expédier grâce à un service de téléportation. Ça lui coûtait cher, mais la tranquillité d’esprit offerte était incommensurable. La livraison se ferait une fois qu’il serait dans sa grotte depuis quelques jours. Le temps de prendre ses marques et de faire de la place avant de poser les quelques malles qui contenaient toute sa précédente vie.

Derrière un nuage bas au loin surgit ce qu’il cherchait. Encore une dizaine de kilomètres. À mesure qu’il approchait, l’entrée de la caverne se précisait : large et obstruée par un grand pan de bois ouvragé. Sa grande tante Yowah avait visiblement investi pour amener le luxe jusqu’à cette caverne inaccessible à pied. Le parvis de roche était taillé finement et il atterrit en prenant soin de ne pas l’abîmer. Il avait du mal à croire qu’un dragon furieux n’allait pas surgir d’un coin pour le sommer de nettoyer ses griffes avant d’entrer.

Le loquet était verrouillé par un sort, posé par un huissier afin d’éviter les pillages. Pour le briser, il suffisait d’une seule goutte de sang de l’héritier, alors il s’entailla entre deux écailles. Une perle écarlate s’écoula sur la rune, et la porte s’ouvrit. Une bouffée d’air sortit et l’odeur de renfermé et de vieux le saisit à la gorge. Il prit le temps de souffler pour se détendre avant d’entrer. Ses pupilles s’adaptèrent à la plus faible luminosité et il découvrit un hall qui desservait plusieurs couloirs.

Des petites statues de dragon, d’or et de marbre, marquaient les ouvertures dans les parois. Chacune avait une particularité qui semblait annoncer ce qui se trouvait par-delà. L’une se goinfrait d’une oie, une autre dormait paisiblement sur un tas de pièces… Plusieurs contemplaient des coffres débordant de richesses et de pierreries.

— Ça promet…

Le plafond s’élevait à plusieurs mètres au-dessus de sa tête et la largeur des couloirs lui permettait de faire demi-tour sans devoir se plier en quatre. Il n’y avait aucune comparaison avec sa précédente caverne tout étriquée dans laquelle sa queue particulièrement longue était régulièrement maltraitée.

Sur le mur au fond du hall, une plante un peu desséchée et jaunie reposait en équilibre précaire sur un guéridon. Il n’aurait aucun scrupule à la jeter du haut de la montagne quand il s’installerait. Les végétaux ne sont pas appréciés des dragons, que ce soit pour manger ou en décoration. Juste au-dessus, rivé à la paroi par un énorme clou, une besace en tissu avec le sceau bleu et jaune lui attira l’œil. Un petit cadeau de bienvenue de la part du service des impôts du royaume. Il se rapprocha et ouvrit le sac, dans lequel attendait un grand parchemin détaillant la marche à suivre pour compter et déclarer ses biens de manière convenable. Des gabarits pour classer les pierres précieuses selon leur taille lui permettraient de ne pas se tromper. Les sous-évaluer était synonyme de fraude, tandis que les surévaluer lui ferait payer plus d’impôts.

Il devrait être consciencieux pour éviter tout impair. Alors qu’il s’attardait sur les nombreux feuillets, un soupir lui échappa.

— Enfin quelqu’un qui vient dépoussiérer ce trou à rat ?

Le dragon produit un son tout à fait inélégant en reculant précipitamment. La voix aigüe s’était élevée presque entre ses pattes. La lumière de l’entrée éclairait mal le fond du hall, mais il ne distinguait rien d’anormal. Il s’écarta encore, attentif à la moindre respiration autre que la sienne, saccadée.

— Il y a quelqu’un ? osa-t-il.

— Bougre d’imbécile de dragonneau ! Regarde par là.

Opalis sursauta encore une fois et une flamme latente surgit au tréfonds de sa gorge. L’insulter était une grave erreur et celui qui l’avait commise ne recommencerait pas de sitôt. La plante s’agita comme si un rongeur fourrageait ses feuilles et il s’apprêtait à la carboniser quand la voix s’éleva à nouveau :

— Hé, ne tire pas avant de savoir qui je suis, espèce d’imprudent. Je ne te confierai pas un fusil à toi.

— Je n’ai pas besoin de fusil, je suis un dragon. Montre-toi maintenant au lieu de jouer avec moi.

— Dis cet imbécile alors qu’il me regarde droit dans les feuilles sans me voir.

— Arrête de m’insulter, répondit Opalis du tac au tac avant de réfléchir.

Droit dans les feuilles ? Ses méninges s’activaient pour comprendre et pourtant il avait du mal à imaginer qu’une plante verte tout à fait banale et presque morte puisse lui adresser autant d’impolitesse. Son feu s’éteignit de surprise alors qu’un visage caricatural se dessinait sur une feuille plus large que les autres. La chlorophylle bougeait pour former des joues bouffies, des sourcils exagérément arqués et des lèvres énormes.

— Mais qu’est-ce que tu es ? souffla-t-il.

De sa vie il n’avait jamais vu ou entendu parler d’une telle créature. Pourquoi est-ce que sa grande tante s’embarrassait d’une plante inutile et dégarnie dans sa grotte si élégamment aménagée ?

— Je suis un enchantement du dragon, bougre d’ignorant.

— Est-ce que je suis censé savoir ce que c’est ?

— Tu es un dragon de basse extraction à ce que je vois, le méprisa-t-elle. Je produis tout bonnement le plus délicieux, le plus juteux des fruits pour des papilles de dragon. Les plus riches sont prêts à payer des sommes folles pour une seule bouchée.

— J’ai du mal à y croire. Rien n’est bon à ce point-là, surtout pour un dragon carnivore.

Même si sa curiosité était piquée, il restait dubitatif et le fait de le dire à voix haute renfrogna la plante. Elle s’ébroua et ses traits disgracieux s’effacèrent. Si l’option de la jeter s’était dissipée maintenant qu’elle était consciente, la vendre lui paraissait une meilleure idée. Opalis fut distrait par son ventre grondant, il décida de continuer son exploration par le garde-manger sans l’interpeller à nouveau.

Dans l’obscurité, il s’avança et devina une cordelette qui pendait à côté d’une torche murale. Par curiosité il tira dessus, un silex entrechoqua une pierre à feu pour produire une étincelle. Rapidement, elle enflamma la torche et permit d’éclairer le couloir. Sa grande tante devait être si vieille que sa capacité à cracher du feu devait décliner et elle avait prévu des aménagements pour y pallier.

Les étagères débordaient de nourriture protégée par des sorts de conservation. Il prit un cuissot de sanglier qu’il croqua à pleine gueule, non sans grimacer à cause de l’arrière-goût laissé par le sort.

— Arrête de t’empiffrer et sers plutôt à quelque chose. Amène l’arrosoir, je crève la soif !

Sa mâchoire se contracta. Elle lui parlait comme s’il était un serviteur un peu niais, et il ne le supporterait pas longtemps. Il remplit le récipient à la source qui jaillissait dans la pièce et avisa la terre craquelée avec un sourire sournois.

— J’ai des questions. Réponds et je t’arrose ensuite.

— Arnaqueur, renâcla-t-elle.

— Est-ce que tu sais ce qu’il est arrivé à Yowah ?

Même s’il ne l’avait pas vu souvent, le sort de sa tante l’intriguait. Une sorte de curiosité morbide. Un frisson parcourut le pot avant qu’elle le raille encore une fois.

— Comme si j’avais eu de ses nouvelles depuis qu’elle est partie ! Les morts ne racontent rien.

L’énervement montait au nez d’Opalis peu à peu. Il éloigna l’arrosoir d’un coup sec, alors qu’elle trempait une pointe de feuille à l’intérieur.

— Elle allait où ? Et pourquoi ?

— Tu crois qu’elle me racontait sa vie peut-être ? Elle m’a à peine adressé la parole en fermant la porte, et je me rappelle plus très bien… Ma mémoire est obscurcie par la soif.

Une pluie de gouttes tomba sur la plante, pénétrant avec difficulté la terre trop sèche. Elle finit par lâcher qu’elle n’avait pas prêté attention de toute manière, et seule une vague histoire de vacances avec des amis lui revint. Opalis ne pouvait pas en tirer plus et choisit de continuer sa visite.

Plutôt que de repousser encore le moment, il alla voir le trésor de sa grande tante. Il sentait les métaux dans l’air pour la première fois de sa vie. Il en fallait une quantité phénoménale pour que l’odeur soit prégnante. Malgré sa préparation mentale, il eut du mal à croire la vision qui s’imposa à lui quand la torche s’alluma.

— Bordel de merde ! laissa-t-il échapper.

— Dragon de pacotille, entendit-il marmonner dans le hall.

Opalis ne s’attarda pas sur l’insulte tant des difficultés à apprécier la richesse qui s’étalait devant lui. D’autant que ce n’était pas la seule salle. D’après le nombre de statues, il y en avait cinq au total. Cinq !

Des montagnes de pièces d’une hauteur indécente menaçaient de s’effondrer s’il soufflait trop fort, des coffres ne pouvant plus fermer laissaient dépasser des bijoux avec des pierres aussi grosses qu’une griffe. Il voyait également des lingots de plusieurs métaux rares qui s’empilaient au point de faire disparaître le mur du fond. Des tapisseries brodées de fils d’or et de joyaux narraient la grande époque des dragons encore sauvages, dangereux et craints par tous.

Comment pourrait-il compter tout cela ?! D’autant plus en étant seul, car il ne faisait confiance qu’à lui-même pour compter et ne rien trafiquer. Pas question qu’un vice de procédure ou une erreur lui coûte son héritage. C’était une tâche immense qui lui prendrait des mois…

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