Enseveli sous une tonne de formulaires incompréhensibles

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Des heures qu’il avait le nez dans la pile de papier. Il avait enfilé sa griffe de graphite et commencé par le dessus. La première série de feuilles s’était remplie presque trop facilement, des renseignements sur son identité et ses possessions personnelles. Sa nuque tirait de se pencher sur son trop petit bureau pour déchiffrer ce qu’il était écrit. De plus, le désordre s’était déjà installé et il devait faire attention à ne rien perdre. Néanmoins, dès la deuxième série, les choses s’étaient corsées : Opalis devait prouver qu’il était bien le seul héritier.

Aucun sens. La lettre lui disait qu’il était le seul ! Pourquoi devrait-il le prouver puisqu’on le lui disait ? Ce non-sens évident devait être appuyé d’une attestation sur son honneur qu’il était le plus proche héritier, ainsi que de tous les actes de décès, naissance et voyage de sa famille.

Alors il chercha parmi ses archives son arbre généalogique et les preuves que rien ne se dressait entre lui et l’or de sa grande tante. La poussière lui chatouillait les naseaux et il avait déjà étouffé plusieurs éternuements dévastateurs.

Pas celui-ci.

Sans prévenir, une langue de feu sortit de ses naseaux et il eut tout juste le réflexe de lever la tête pour carboniser le plafond plutôt que les papiers. Le souffle produit par la déflagration fit tout de même voler les feuilles et les éparpilla dans la petite grotte. La suie retombait en pluie sur ses écailles et cachait leur scintillement propre aux dragons d’Opale.

— Ça va être une horreur à nettoyer…

Heureusement la plupart de feuilles étaient loin de la zone de danger et il se garda de les ramasser avant de s’être plongé dans la rivière proche. Il s’écarta avec délicatesse, sans mouvement brusque pour ne pas les maculer de suie par inadvertance.

Une fois lavé, Opalis entreprit de rassembler les papiers, de les remettre dans le bon ordre, ce qui s’avéra particulièrement compliqué à cause de la pagination. Il n’était pas intuitif de choisir où placer celui numéroté « 2C » : après le « 2B » ou avant le « 3C » ?!

Au final, il eut besoin de voler jusqu’au village le plus proche et demander l’aide d’une humaine. Quand les habitants le virent atterrir sur l’esplanade centrale, ils le reconnurent immédiatement malgré le fait qu’il ne soit venu qu’une ou deux fois en plusieurs années. Il n’aimait que peu la compagnie des autres et n’avait aucune raison de descendre jusqu’à la civilisation.

Un grand-père lui indiqua avec diligence la maison de bois qu’il cherchait. Un longue pancarte pendait sur la façade où il était écrit « scribe d’administration/courriers légaux/contrats ». Une humaine dont le rôle était d’aider les autres à remplir la paperasse administrative du royaume, à poser les mots adéquats pour ne pas se faire entuber par un sorcier peu scrupuleux. Il toqua au carreau, sans oser entrer dans le bureau trop petit pour sa carrure de dragon. Une tête blonde apparut derrière le comptoir et ses yeux s’agrandirent quand elle vit qui l’attendait à la porte.

— Bonjour, monseigneur dragon, qu’est-ce qui vous amène ?

— Appelez-moi Opalis, cela suffira. Je dois remplir des papiers pour récupérer un héritage, mais j’ai quelques… il se racla la gorge et n’arriva pas à avouer qu’il ne s’en sortait pas.

— Désolée pour votre perte. Les héritages ne sont jamais faciles. Puis-je vous demander si c’est la procédure P.H.D.U ou P.H.D.M ?

Seules ses paupières papillonnaient d’incompréhension alors qu’il la regardait pendant un instant. Un éclair passa dans ses yeux et elle rigola :

— Désolée, j’oublie sans arrêt que les acronymes n’évoquent rien aux clients ! Je voulais vous demander si vous étiez l’unique héritier direct de vos parents ou si vous étiez plusieurs héritiers.

Puis comme si ce n’était pas suffisamment clair, elle explicita :

— Parents pour Héritiers Directs Uniques ou Parents pour Héritiers Directs Multiples ?

— C’est ma grande-tante ? Qui n’a jamais eu de dragonneau ? hasarda-t-il en espérant qu’elle arrête de lui jeter des acronymes à la face.

— Ah une F.E.H.I.U dans ce cas ! Procédure complexe, mais que j’ai déjà réalisée plusieurs fois.

— Très bien, je vous fais confiance.

Il ne chercha même pas à comprendre ce nouveau charabia et demanda son prix. Elle le délesta de dix pièces d’or comme acompte, un tarif très élevé dont il ne doutait pas qu’il était dû à son statut de dragon qui héritait d’un autre dragon. La réputation de leur richesse attirait les tentatives d’escroquerie à tout-va. Elle profitait sans vergogne d’avoir l’avantage. Cependant il se garda de lui montrer les crocs, car il avait besoin d’elle, de son savoir. De sa patience surtout.

Il la récupéra le lendemain matin pour l’amener dans sa grotte, puisqu’il refusait de descendre les papiers. Il l’avait prévenu de préparer ses affaires pour camper, car il ne comptait pas la laisser partir avant qu’elle ait terminé. Devoir faire entrer une simple humaine chez lui, tout ça afin de remplir une dizaine de formulaires… Sa dignité de dragon était mise à mal.

Elle passa cinq jours complets, de l’aube au crépuscule à naviguer avec difficulté à travers les flots de documents, de certificats et de justificatifs. Cela alors qu’elle était habituée aux procédures du royaume. La complexité évidente de la tâche aida Opalis à se sentir un peu moins incapable.

De plus, l’humaine — dont il ne s’était pas embêté à apprendre le prénom — avoua que tout était fait pour troubler celui qui tentait de réclamer son dû. Ce qui ne l’étonnait pas de la part d’un royaume qui aimait autant les pièces sonnantes et trébuchantes que les dragons eux-mêmes. Il se murmurait que la capitale, loin au Sud, croulait sous un trésor incommensurable, que les habitants y vivaient dans des maisons faites de nacre, de marbre et d’or.

Pas question qu’ils aient le sien en plus.

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