5 - Souvenirs - Première Partie

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Les réverbères éclairaient doucement les rues encore calmes de la ville. Ils nimbaient les pavés d'une lueur bleutée, froide et glacée.

Les nuits étaient de plus en plus courtes et l'été avait été annoncé comme le plus chaud depuis plus de 30 ans.

Réparti par groupe de deux, chacun avait ses tâches et responsabilités au sein de notre bande, planquée dans les bas quartiers.

Nous avions trouvé Eternity dans ces mêmes rues que nous arpentions tous les jours sans même y prêter attention. Nos sens et nos corps s'étaient adaptés à ces dédales interminables de délabrements et de puanteurs. Nos vêtements en avaient pris l'odeur de la misère et nous ne la sentions plus. Pour les plus attentifs d'entre nous à leur hygiène, nous avions repéré une conduite d'eau d'un hôtel en bordure de ville que nous avions détournée.

C'était là-bas que je pouvais observer son corps. L'eau froide ruisselait sur sa peau blanche et tatouée.Ce pâle et bel être pouvait rester si longtemps sous l'eau glacée à se perdre dans ses mondes intérieurs, que son corps physique le lâchait. Aussi je le surveillais avec tendresse et bienveillance. Sa peau frissonnait toujours les premiers instants. Ses muscles se contractaient. Ses cheveux noirs et sombres se plaquaient sur son visage et sur sa nuque si délicate et si fine. Sa maigreur était belle à voir. Les lignes noires sur son corps soulignaient avec beauté les os saillants sous sa peau qui devenait encore plus blanche et de plus en plus pure.

Petit à petit, ses lèvres d'une rose pâle viraient au bleu myrtille avant de se violacer. Je posais alors en frissonnant à ce contact, ma main chaude sur son épaule glacée. Mon contact le ramenait si brutalement à notre monde qu'il me regardait parfois avec contrariété et soupirait en sentant alors ses jambes flancher.
Je ne pouvais qu'être d'accord avec lui. Mais il ne fallait pas tomber malade, même si l'idée de m'occuper de lui et de prendre soin de lui était plaisante.

Frais, froid, je le serrais dans mes bras pour partager ma chaleur. Nos corps se parlaient alors et son nez dans ma nuque soufflait un air chaud et apaisant.

Il me suivait ensuite, prenant ma main, un sourire au coin des lèvres. Ce monde ne semblait pas l'atteindre et je l'admirais pour ça. Il mangeait peu et buvait encore moins. Ses paroles étaient si rares que certains le pensaient muet.

Jamais il n'aurait pu continuer dans ce groupe si ses étranges œuvres d'art, toutes plus perturbantes et perturbées, ne se vendaient pas comme des petits pains en ville. L'art. Quel mot si efficace. Il suffisait de mettre une étiquette devant les œuvres éphémères de notre pâle artiste et les gros ventres venaient alléger leurs bourses dans nos mains.

L'argent est le nerf de la guerre, ici comme ailleurs. Nous n'étions pas épargnés. Notre bande n'était pas la seule mais nous avions le meilleur emplacement. Nous étions loin des égouts ou les immondices de la ville passaient dans un lent trajet gluant et pâteux avant de se déverser à des kilomètres de la ville. Le bassin de décantation puait de si loin que le groupe qui s'était installé là-bas pour ne pas avoir d'ennuis avait été surnommé « Fétides ». Tout le monde les évitait.

Plus les groupes voulaient être différents des gens de la ville, plus ils s'en éloignaient. Nous étions les plus proches de la belle cité de métal et de verre. Nous ne voulions pas y retourner, mais nous voulions vivre et non survivre. Nous ne pouvions pas y retourner. Nous avions enfreint les interdits en nous libérant des critères imposés. Nous en avions été jetés, oubliés, remplacés. D'ailleurs, la nouvelle d'un nouveau-né chez le magistrat avait effacé des mémoires que ce n'était pas leur premier enfant. Chacun dans cette ville si impeccablement tenue se laissait avoir par les paroles mielleuses des politiciens et des journalistes tirés à quatre épingles. Même les pseudo résistants se conformaient à ce que l'on voulait d'eux. Nous, nous n'avions pas voulu jouer à ce petit jeu des rôles prédéfinis.

Nous nous étions regroupés et notre leader avait alors imposé un système d'aide et de partage. Chacun avait son mot à dire. Toutes nos dépenses et nos achats mis en commun formaient un lien qui poussait chacun d'entre nous à rester et à participer. Notre hangar désaffecté aux tons sombres et tristes était un havre de paix. Mais Eternity pouvait s'en absenter plusieurs jours durant. Je le suivais et il m'emmenait dans des lieux que je n'avais jamais vus.

Au milieu de l'été, il nous avait fait marcher pendant plus d'une journée en empruntant tellement de chemins que j'étais sûr d'être perdu. En silence je le suivais. Lui avait la capacité d'entrer dans des mondes incroyables tout en marchant. Moi il me fallait un peu plus de temps. Être au calme et posé. Aussi, lorsqu'il s'arrêtait parfois devant un mur lézardé, à demi effondré, je ne voyais pas les mêmes choses. Il avait alors pris une pierre et avait fait un dessin sur le mur.

Le lendemain, si nous étions repassés par-là, nous aurions alors vu que la pluie qui s'était abattue avait changé le dessin, l'avait sublimé puis effacé. Comme chacune de ses œuvres, elle était détruite et réduite à néant.

Au cours de cette pluie, nous nous étions alors abrités au détour d'une rue pavée dans un patio abandonné. Les premières secondes je restais scotché. Un arbre solitaire au tronc noué par les années se dressait fièrement dans sa vieillesse au centre de cette petite cour carrée. Mon regard ne pouvait se détacher de cet être vénérable. Je sentis la main d'Eternity prendre la mienne et j'étais alors sûr d'être dans le même monde que lui.

La pluie rafraîchissait l'air. Le vent s'engouffrait et tournoyait entre les murs. Le sol poussiéreux s'assombrissait et les percussions des gouttes de pluie enchantèrent ce lieu magique durant plusieurs heures.

Le souffle court, je regardais ce spectacle si magnifique et si intense. Je voyais d'autres êtres avec nous. Je les sentais. Ces ombres, ces formes éthérées qui sillonnaient les murs. Ils étaient réels. J'en étais persuadé...

Lorsque l'orage passa, Eternity qui avait enlevé ses chaussures marcha sur le sol pavé de pierres anciennes. Je le suivais alors et ouvris de grands yeux. Les murs que je n'arrivais pas à distinguer se dévoilèrent. Des livres couvraient par rayonnage les pans ancestraux. Chacune des couvertures et reliures avait subi les affres du temps et des intempéries. Ils étaient tous magnifiques, irréels et surement illisibles. De toute façon, peu d'entre nous savaient lire. Et prendre ne serait-ce qu'un seul ouvrage de ce lieu magique aurait été une violation de la pire des espèces.

Pourtant Eternity prit quelques livres, et les déposa au pied de l'arbre. Stupéfait, je le regardais faire, immobile. L'arbre sembla s'étirer de tout son long et ses feuilles chantèrent dans un même mouvement sous une bourrasque de vent. Un doux sourire aux lèvres, j'idolâtrais Eternity.

Nous étions ensuite rentrés. Je me fiais à lui et je ne regardais même pas le chemin, persuadé que cet endroit avait déjà disparu et que plus personne ne pourrait alors le trouver. Ses yeux croisaient les miens et à mes questions silencieuses, je pouvais y voir des réponses. Ses pupilles flamboyantes d'une vie et d'une énergie sans pareille me transportaient à chaque instant. Je ne savais plus distinguer la réalité de mon imagination.

Le soleil avait brûlé tout le chemin du retour, mais il s'était refusé à dorer notre peau. Nous étions tels deux glaçons où l'univers s'y reflétait et où nos mondes s'exprimaient. Nous n'avions aucun besoin de parler.

Personne ne voulut à partir de ce jour faire équipe avec nous deux. Rapidement, la bande avait appris pour le taxidermiste et le tatoueur. Personne n'osa poser de question.

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