4 - Âme Soeur

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La nuit était déjà tombée depuis plusieurs heures. Les roulements des rideaux de fer avaient rythmé les pas des habitants pressés de retrouver leurs conforts, leurs foyers et leurs êtres aimés.

En dissonance, les pas du jeune garçon pâle allaient sans hâte dans la direction opposée à ce tumulte. Les rues devenaient plus étroites, le sol inégal, l'air vicié. Bienvenu dans les bas quartiers.

La lumière de lune se faisait trancher par les fils électriques pirates, tendus entre les fenêtres aux lambris défoncés et moisis. Les vitres, lorsqu'elles existaient encore, étaient rarement complètes. La lumière n'y rentrait plus depuis longtemps. Les bas quartiers rassemblent tout ce que la ville a de laissé pour compte, d'oublié et de sinistré.

Comme chaque soir, les pas de cet être étrange parcouraient le sol comme s’il était recouvert de mousse : avec délicatesse et volupté. Il errait alors dans les enfilades des ruelles. Chaque nuit était différente. Un recoin de boutique depuis longtemps fermée et abandonnée, une station-service conquise par les rats et les animaux presque sauvages...

Innévitablement, à chaque levé de soleil, les premières lueurs dévoilaient une oeuvre d'art qui s'effritait, s'abîmait et disparaissait quelques minutes après le départ de cet artiste. Ses allées et venues n'étaient pas passées inaperçues. Depuis quelques jours, des regards le suivaient, perçants dans le noir, cachés en pleine journée. Des pas s'accordaient aux siens, sans bruit. Eternity les avait repérés. Ces êtres ne l'approchaient pas, ne lui parlaient pas, ne se dévoilaient pas. Alors il ne s'en préoccupait pas. Peu lui importait si des curieux le suivaient. Le regard des autres le laissait parfaitement indifférent.

Plus le jeune homme tatoué s'enfonçait dans les ruelles sombres et odorantes formant un entonnoir de détresse humaine aux relents de bonne volonté tuée dans l'oeuf, plus les mondes parallèles foisonnaient de nouveaux êtres, lieux et magie.

Les pupilles noires et les yeux rouges ne voyaient pas les crasses des murs, les pavés cassés, les mendiants et les animaux qui crevaient la gueule ouverte. Elles voyaient un château, des forêts... Les habitants de ces mondes incroyables lui souriaient parfois, d'autres le regardaient en se demandant ce que venait faire cette étrange paire d'yeux dans leurs univers et sur leurs terres.

Assis sur le rebord d'une fenêtre en rez-de-chaussée, Eternity levait son regard vers l'astre de la nuit. Ce soir là, il brillait d'un éclat argenté intense. Elle était ronde et pleine. C'était une lune de chasseur. Incroyablement grosse, elle semblait venir sur terre pour emmener le jeune rêveur dans son propre monde.

Admirant la vue et tout à sa contemplation et à la discussion qu'il avait entamées avec elle, Eternity n'entendit pas les trois jeunes adolescents arriver sur le côté. Il ne percuta pas lorsque le plus grand lui demanda s’il avait quelque chose à manger ou à boire. Mais il sentit leurs présences. Lourdes et légères. Il n'y aurait pas prêté d'attention s’il n'avait pas senti quelque chose d'étrange dans l'aura de l'un d'entre eux.

Dépassant d'une tête les deux autres, le blond qui semblait diriger -ou avoir légèrement moins d'intérêt que les deux autres pour lui- claqua des doigts devant le regard d'Eternity.

  • Hey! Y a quelqu'un?

Les pupilles noires et les yeux rouges se fixèrent sur celui dont la voix muante et risible avait écho dans la ruelle sombre. Eternity le détailla en prenant tout son temps, puis observa les deux autres.

Celui de droite, frêle, l'air hagard pour ne pas dire crétin, les mains osseuses et le corps trop maigre, ne présentait aucun intérêt. Celui de gauche attira l'âme d'Eternity. Ses lèvres entre-ouvertes retirent une respiration sans bruit. Leurs regards se capturèrent l'un et l'autre.Les cheveux blancs, rasés sur la moitié du crâne à l'image d'Eternity, reflétaient la lune en ajoutant des reflets argentés. Ses yeux, aussi noirs que les siens, s'accrochaient en s'entraînant, se capturant sans se défier, cédant tour à tour. Lui non plus ne faisait pas partie de ce monde et un instant, Eternity se demanda si ce garçon était réellement présent dans cette réalité qui ne semblait pas lui correspondre.

Doucement, ses délicieuses lèvres rouges et fines bougèrent, sans son. Mais Eternity entendu.

  • Viens à moi. Je m'appelle Evans.
  • Je suis Eternity. Je suis déjà avec toi, répondit le jeune homme silencieusement. Un doux sourire s'afficha sur le visage d'Evans.

L'air frais de la nuit s'engouffrait dans la ruelle, portant les nouvelles odeurs de mort, de déchets et de sang. Mais les deux garçons ne les sentaient pas. Ils n'avaient que l'odeur de leurs âmes et plus rien d'autre à cet instant n'avait d'importance.

Désespéré de voir Evans encore dans cet état, et qu'il ait trouvé un autre illuminé pour jouer à son petit jeu, le grand blond entraîna son pote, laissant cet échange bien trop étrange pour eux continuer sans avoir à le subir.

Des heures, des minutes ou des secondes s'écoulèrent. Aucun des deux ne pouvait dire combien de temps ils passèrent ainsi à s'admirer, se parler en silence et parcourir ces autres mondes qui leur tendaient les bras. Chacun découvrait l'autre sans se toucher, sans se parler. Leurs regards suffisaient à s'inviter dans un autre lieu et à profiter des joies d'un monde à l'opposé de celui dans lequel étaient enfermés leurs corps charnels.

L'alarme d'un téléphone retentit. Les pupilles se dilatèrent, les muscles se contractèrent et les deux garçons d'un même mouvement naturel se redressèrent. Leur osmose était parfaite. Ils n'étaient qu'un. Deux esprits, deux corps, mais une seule âme, enfin complète.

Dans les ruelles sombres, à l'heure où tout est gris ou noir, Evans et Eternity marchaient d'un même pas, d'un même rythme, d'un même style dans la même direction. Ils rejoignaient un vieux hangar désaffecté, au fin fond des recoins ouest des bas quartiers. Là, une bande d'une dizaine de jeunes les attendait avec impatience pour partager les maigres portions pour se sustenter tant bien que mal.

Ce soir-là, la bande accueillait un nouveau protégé. Ce soir-là, Eternity trouva sa raison d'être. Ce soir-là, une âme retrouva sa félicité.

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