Chapitre 14 : Conseil

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Emmitouflé dans sa couette épaisse, Joshua regarde à travers la fenêtre de sa chambre. Eigenlicht et la forêt dorment encore profondément et leurs contours sont adoucis par une fine brume matinale. La nuit a été reposante. Mais ce matin, Joshua est encore troublé.

Avec toi, nous sommes treize.

Les mots de Kanmada le perturbent. Il avait supposé que tous les villageois avaient une bia. Mais durant la soirée, il s'était rendu compte qu'ils utilisaient des médaillons pour faire toutes ces choses magiques. Une dame lui avait d'ailleurs offert son médaillon de feu. Il avait accepté par politesse mais craignait secrètement de causer un incendie sans le vouloir. Il n'était déjà pas doué avec des allumettes, alors avec un objet magique ! Il s'en était débarrassé quelques minutes plus tard en le mettant dans une carafe remplie d'eau. Juste par sécurité.

Nous sommes treize.

Treize sur toute la planète. Quels sont leurs noms, déjà ? Joshua essaye de se remémorer le discours de Kan mais certains noms étaient assez étranges et il n'est pas sûr de bien les avoir compris. Il se souvient du premier. Ekimwe. Sûrement leur chef. Kanmada est la deuxième. Puis vient Zina-quelque chose. Du pays des déserts. Et un autre du pays des neiges. Joshua se demande ce que Kan aurait dit si elle avait parlé de lui de la même manière. Joshua, du pays du fromage... Joshua rit tout seul. Il essaye de continuer la liste des douze autres porteurs de bia. Il sait que Juni est la petite dernière. Non. Désormais, c'est lui, le petit dernier. Finie l'immunité garantie par le statut d'aîné.

— Udo va sûrement s'amuser à me faire des prises de catch, murmure Joshua en revoyant sa petite sœur rire à chaque fois qu'il la jetait sur son lit ou sur l'herbe.

De nouveau, un pincement au cœur en se souvenant de sa famille. Il ferme les yeux et visualise les visages de son père, de sa mère et d'Ariane. La forme de leurs yeux. Leurs couleurs. La barbe de trois jours de son père. Les cheveux en bataille de sa mère. Le sourire de sa sœur. La tempête a déformé l'océan et les vagues submergent le garçon. Mais il retient son souffle et flotte. Il survit malgré la douleur et attend, allongé sur le ventre, le visage enfoui dans l'oreiller. En dessous de lui, dans le noir, il trouve les couleurs ténues de Lalima. Joshua les ressent plus qu'il ne les voit et remarque qu'elles sont moins présentes que la veille. Moins aiguisées et plus sourdes. Mais il entend clairement leur puissance. Cette force qui donne une impression de... Joshua fouille dans sa mémoire pour trouver le mot idéal.

Une impression d'inexorable.

Inexorable dans son sens le plus basique. Sa professeur de latin avait décortiqué le mot pour apprendre à la classe la magie de l'étymologie.

— Inexorable, de inexorabilis, avait-elle expliqué. In, la négation. Ex, le moyen. Oro, la prière. Abilis, la capacité. Quelque chose d'inexorable est quelque chose que l'on ne peut vaincre par les prières. Et si, bien qu'étant le langage destiné à parler aux dieux omnipotents, elles n'étaient pas suffisantes, cela voulait dire que rien ne pouvait arrêter l'inexorable.

Oui, c'est ça. Ce qu'il ressent. Quelque chose de si imposant qu'il ne peut être arrêté, sans forcément être une force malfaisante. Juste de la puissance brute et vivante, projetée, passionnée et si lourde qu'elle attire vers elle et invite à l'enracinement.

Joshua secoue la tête. Il est temps de bouger. Il décide de sortir. Il veut prendre l'air, découvrir le village encore endormi et réfléchir. Mais d'abord, il doit prendre du Temps. Il attrape la fiole noire posée sur la table de nuit, juste à côté de la plante qui, Joshua en est certain, a changé de forme et de couleur durant la nuit. Il s'assied sur le lit et remue la fiole. Aucun bruit, comme si elle était vide. Il ouvre le capuchon et tend le cou pour essayer de voir le contenu. Le verre opaque de la fiole ne laisse pas passer la lumière et Joshua n'y voit que de l'obscurité. Il approche son petit doigt de l'ouverture pour l'y tremper mais l'hésitation le fait s'arrêter avant. Et si c'était toxique ? Sa question lui paraît aussitôt ridicule. Kanmada et Tara ont déjà utilisé des fioles noires sur lui et il est encore en vie.

Il regarde autour de lui et ses yeux se posent sur la plante. Il en arrache une feuille et la pose en face de lui. Il place la fiole juste au-dessus et la penche soigneusement. Une goutte commence à perler sur le rebord. Joshua se rapproche pour l'observer. Il s'attendait à voir du liquide mais ce qui pend du rebord de la fiole n'a pas de consistance. Il a l'impression de regarder une goutte de gaz. Il tapote la fiole de son index. La goutte éthérée s'étire puis tombe sur la feuille. Une tache brune apparaît à l'endroit du contact et s'étend lentement. Puis elle se met à craqueler. Joshua fronce les yeux. Il se penche pour examiner la feuille. La zone touchée par le Temps est desséchée. Morte. Il panique, pensant qu'on essaye de l'assassiner, puis se souvient que la durée de vie d'une feuille arrachée dépasse rarement quelques jours.

— Arrête d'être parano, murmure Joshua.

Il pose la feuille sur sa table de nuit puis regarde la fiole. Il penche la tête pour bien libérer son coup et verse une partie du contenu de la fiole. A l'aveugle, il essaye de viser la cicatrice. Il ressent l'habituel picotement et une chaleur agréable. Une fois que la sensation a disparu, il tourne la tête dans toutes les directions. Aucune douleur. Et il est encore en vie. Il lâche un soupir de soulagement. Au tour du dos, maintenant. L'opération est un peu plus compliquée et il doit se contorsionner pour réussir à appliquer le reste du Temps sur ses blessures. Une minute plus tard, il n'a plus mal et a retrouvé toute la mobilité de ses douze ans. Une pointe d'euphorie le gagne. Il pose la fiole vide, prêt à s'habiller pour partir en vadrouille.

Il s'apprête à sauter du lit mais quelque chose le stoppe. Il veut regarder sous le lit. On ne sait jamais. Il est entouré de monstres, après tout. Il s'allonge sur le ventre et s'approche du bord. Petit à petit, il se laisse descendre et regarde sous le lit. Posés sur l'obscurité, deux gros yeux brillants le regardent. Joshua prend peur. Il tente de remonter sur le lit mais la créature lui lèche le nez. Joshua pousse un petit cri et voit une espèce de long furet tout joyeux s'extraire de sa cachette. L'animal au pelage noisette serpente et sautille sur le parquet. Avec ses douze pattes, il donne l'impression d'être un croisement entre une belette et un scolopendre. Joshua a envie d'appeler à l'aide mais se retient. Il ne veut pas se ridiculiser. Le petit alterbiote s'arrête de sauter. Intrigué, il regarde Joshua avec ses gros yeux ronds et jappe. Devant le manque de réaction de la part du garçon - figé par la terreur - l'animal court vers la porte et glisse en dessous.

Joshua le regarde disparaître comme un spaghetti le ferait dans une bouche puis prend soudainement peur. Et s'il y avait d'autres monstres dans sa chambre ? Terrifié, il ne perd pas de temps. Il retire son pyjama et le pose sur l'affreuse tête d'une gargouille en pierre qu'il n'avait pas remarquée la veille. Quelle idée de mettre ça dans une chambre, se dit-il en se précipitant. Joshua fouille dans l'armoire, enfile des habits prêtés par des villageois et met ses chaussures en vitesse. Il ouvre sa porte, passe la tête, voit que la pièce est vide et se dirige vers l'arbre-escalier. Un regard rapide vers le haut. La chambre de Juni est silencieuse et sombre. Joshua ne s'attarde pas. Il descend, traverse la grande pièce du rez-de-chaussée et court vers la porte. Puis il s'arrête.

Dehors, il y a aussi des monstres.

Il devrait rester à l'intérieur. Mais il risque de croiser de nouveau le furet-serpent et il n'en a aucune envie. Il y a peut-être même d'autres monstres dans la maison... Il ne sait pas quoi faire et commence à stresser. Il maudit l'univers. Pourquoi faut-il que lui, un grand phobique des alterbiotes, se retrouve dans un village qui les accueille sans aucun problème ? Pourquoi ?! Il s'appuie contre la porte et geint de façon exagérée. Il sursaute quand il sent qu'on le pousse dans le dos. Et une nouvelle fois quand il se rend compte qu'il s'agit de Res.

Toute seule. Sans Juni pour la surveiller.

Joshua ne bouge plus, immobilisé par la tension qui raidit ses muscles. Res le regarde de ses yeux bleus sereins et semble attendre quelque chose. Elle fait un pas en avant et le cerveau de Joshua lui hurle de s'enfuir. Le garçon s'écarte bien plus vite qu'il ne le voulait et se cogne contre le mur. La louve fait un autre pas et va sûrement le dévorer. Mais à la place, elle tape sur la porte à l'aide de son museau. Joshua remarque la petite tache de givre sur le bois. La louve recommence.

— Oh... tu... tu veux sortir ? demande Joshua.

Res le regarde sans changer d'expression. Le garçon ne sait pas si elle est extrêmement calme ou ennuyée. Il se décole du mur et tend une main tremblante vers la porte. La proximité de la louve lui fait hérisser les poils et il ressent sa présence jusque sous sa peau. Ses doigts atteignent la poignée. Joshua ouvre. Res se faufile lentement et sort.

Joshua soupire. Il a survécu, mais l'anxiété lui fait trembler les mains et il prend un petit moment pour se calmer. Une fois la vague d'angoisse évaporée, il passe la tête et regarde dans la rue. La louve est assise au milieu de la rue et le regarde. Elle l'attend pour le manger ? Non, elle l'aurait déjà fait avant, dans la maison, à l'abris des regards. Peut-être qu'elle veut juste qu'on la promène. Joshua hésite.

Puis il prend une grande inspiration et sort de la maison.

L'air matinal de la forêt, frais et humide, lui caresse le visage. La sensation est très agréable. Autour de Joshua, tout est calme. Même les oiseaux semblent encore dormir. Le garçon descend les trois petites marches devant la porte et glisse sur la dernière. Il dégringole et atterrit sur ses fesses, le visage tordu par une moue de douleur.

— Bordel de mer... credi, murmure-t-il entre ses dents. Il regarde Res qui ne réagit pas.

Il se relève en se frottant le derrière et lance un petit coup d'œil en arrière pour voir ce qui l'a fait trébucher. La dernière marche de l'escalier est recouverte de divers objets brillants : couverts dorés, pièces d'argent et même un collier de ce qui ressemble à de gros rubis. Joshua se souvient des avertissements d'Udo. Il cherche la poule voleuse des yeux. Pas de volatile en vue. Pour le moment.

Joshua se demande vers où il pourrait se promener. Il regarde sur sa droite. La petite rue continue vers un pont qui enjambe une rivière. Non, pas par là, il pourrait y avoir un monstre du Loch Ness dans le cours d'eau. En face, une autre rue, un peu plus sombre car recouverte d'arbres dont la canopée dense abrite très certainement divers alterbiotes prêts à le dévorer. Finalement, Joshua décide d'aller à gauche. La rue est dégagée et mène à la place du village. Il y aura sûrement d'autres humains. C'est bien les humains, décide-t-il. Il lance un dernier regard à Res. La louve n'a pas bougé d'un poil et continue de le regarder.

— Bon, je vais y aller... A plus tard ? dit Joshua, conscient qu'il est en train de parler à un animal qui ne le comprend peut être pas.

Il se dirige vers la place du village, sur le qui-vive. Il cherche les monstres, les yeux grands ouverts, pour pouvoir leur échapper s'ils venaient à l'attaquer. Rien à signaler pour l'instant. Il passe à côté d'un grand jardin cloturé. Joshua tend le cou et remarque que c'est en fait le jardin de la Salle du Serpent. Il y voit des bûches, des enclos vides, des cibles de tir à l'arc, des boucliers... Tout un tas d'objets aléatoires qui semblent avoir été entreposés ici par manque de place. Joshua remarque des petits lapins blancs un peu plus loin. Des animaux normaux ! Du moins, il l'espère. Il essaye d'attirer leur attention en faisant divers bruits avec sa bouche et entend un bruissement.

En face de lui, un buisson frétille. Joshua se fige. Un éclair noir surgit, suivit d'une trainée de plumes tout aussi sombres, et court droit vers le garçon. C'est la poule. Joshua est alors bousculé par Res qui s'interpose et grogne en montrant ses crocs glacés. Sans perdre de vitesse, la poule change de direction et disparaît dans un autre buisson. Res surveille, puis s'assied. Elle regarde Joshua.

— M... Merci..., dit-il.

Finalement, peut-être qu'elle veut juste s'assurer qu'il ne va rien lui arriver, se dit-il sans parvenir à se débarasser de la peur que Res lui inspire.Timidement, il reprend son chemin. La louve le suit à distance.

Joshua arrive à la place du village. Il regarde les maisons endormies disposées en cercle. Il sait que Kanmada habite dans la maison aux poutres vermillon, juste à côté de l'arche en bois. Il marche jusqu'à la dalle ronde blanche au centre de la place et y observe les motifs gravés. Les lignes sont assez grossières mais il reconnaît des nuages desquels sort une montagne recouverte d'un arbre géant. En dessous, quatre demi cercles de plus en plus grands, empilés l'un sur l'autre. Comme un arc-en-ciel rudimentaire. Il se redresse et se dirige vers la rue de Tara-la-guérisseuse. Il passe devant le potager de Friedrich mais ne s'attarde pas trop. Il n'a pas envie d'assister à un nouvel heureux événement - surtout que la plante-à-agneaux a l'air encore bien pleine - et il n'a pas non plus particulièrement envie de croiser la cocatrice. Il jette un œil derrière lui. Res est toujours là. Curieusement, ça le rassure. Joshua continue de parcourir la rue sur quelques mètres et observe les arbres qui l'entourent. Le chemin se sépare en deux. Joshua décide d'aller sur la gauche. Le vent fait bruisser légèrement les feuilles des arbres et les oiseaux commencent à se réveiller. Joshua suit le chemin en courbe et arrive devant un autre potager, bien plus grand, bordé par deux maisons calmes aux volets fermés.

— Ah, voici le second potager dont Kanmada parlait, dit-il à voix basse. Tout est silencieux et il ne veut pas briser le charme en parlant trop fort. Il reste quelques secondes à observer les arbres fruitiers et les carrés de culture. Il y a des cerises, juste là. Il a envie d'en chiper une ou deux, mais se restreint. Il y a sûrement une autre cocatrice planquée quelque part. Ce serait idiot de commencer la journée en se faisant dévorer par un monstre mythologique. Un mythobiote, le corrigerait Monsieur Bataille.

Il y a deux petites maisons au bout du verger-potager, et une verrière remplie de centaines de fleurs. Joshua se souvient alors de Claudia. Et qu'il n'a pas d'antihistaminiques. Il faut qu'il en demande à Tara. Udo lui a dit qu'Eigenlicht était dépourvu de la plante anti-monstres, mais il préfère prévenir que guérir.

Il reprend le chemin et arrive à une petite clairière paisible. Un trou d'herbe dans la forêt. Il regarde autour de lui. Pas de bestiole bizarre alentour ? Le champ à l'air libre. Il jette un coup d'œil à Res, toujours présente. Il lui vient une idée. Joshua décide alors d'enjamber les roches empilées qui servent de barrière et s'aventure dans l'herbe. Il arrive sur une parcelle de terre retournée. Ou labourée. C'est l'endroit parfait. Il s'arrête et ferme les yeux. Sur le gris foncé des ténèbres, Joshua cherche l'éclipse. Il tourne sur lui-même, regarde en bas, puis en haut, et la trouve enfin. Floue et vibrante, elle est au zénith aujourd'hui. Il l'observe en tentant de comprendre ses déplacements. Joshua ne l'avait pas encore remarqué, mais elle semble être légèrement étirée au niveau de son équateur.

Mais ce n'est pas ce qui l'intéresse à ce moment précis. Il baisse la tête et regarde l'obscurité sous ses pieds. Il se concentre sur la couleur de Lalima. Il perçoit des mouvements. D'abord subtils, puis plus prononcés. Et là, il commence à ressentir la respiration lente et puissante de la Terre. Il monte, puis descend, puis remonte. Une marée presque imperceptible, qui va et vient et le soulève...

Un hennissement le déconcentre.

Joshua ouvre les yeux. De l'autre côté de la clairière, loin derrière les arbres, il y a des chevaux. Joshua tend le cou pour mieux voir, conscient que ça ne l'aidera pas forcément. Puis il remarque les protubérances osseuses.

— Mince... Elles sont là, ces idiotes..., dit-il en se retenant de rire.

Jamila serait totalement folle si elle était là. Petrus, Rosette et Lasagne, en chair et en corne. Jusqu'à maintenant, il n'avait vu que les mêmes quelques vidéos et photos de mauvaise qualité qui avaient fait le tour du monde. Et il ne s'était jamais rendu compte que le pelage des licornes avait un reflet métallique. Avec leurs robes beiges, elles ont l'air d'être recouvertes d'or clair. Joshua les regarde vaquer à leurs occupations équines quand il sent quelque chose de chaud tomber sur ses cheveux. Il lève les yeux lentement et sursaute quand il voit une créature ailée posée sur une branche juste au-dessus. Elle s'ébroue d'un air satisfait et Joshua comprend qu'il vient de se faire déféquer dessus. Il lâche une injure et lance un regard accusateur vers le coupable. L'animal a une tête de cerf et deux canines très longues qui lui donnent un air vampirique peu rassurant. Un peryton, se souvient Joshua. Inoffensif mais super moche. Joshua frissonne et se retourne pour chercher des yeux Res. Peut-être qu'elle pourrait se charger de le croquer. Mais la louve n'est pas là. Joshua commence à s'angoisser. Il est tout seul. Sans la gardienne de Juni pour le protéger des monstres qui l'entourent. Il doit rentrer !

Mais d'abord, se nettoyer la tête. Il cherche autour de lui quelque chose qui pourrait faire l'affaire. Il voit un arbre dont les feuilles amples et souples lui paraissent idéales. Il en arrache une et racle les déjections dans ses cheveux. Une sensation étrange dans la paume de sa main le surprend et il jette la feuille souillée au sol. Sa main est toute rouge et se recouvre de petits boutons. Il râle. Avec la chance qu'il semble avoir aujourd'hui, la feuille était sûrement toxique. Il décide d'écourter sa promenade et de rentrer. Udo saura de quoi il s'agit.

Joshua se précipite vers la place du village, les cheveux gluants et la main commençant à le démanger sérieusement. Il accélère le pas, dépasse la maison de Kan et s'engouffre dans la rue menant chez Udo.

— Joshua !

Il cherche des yeux la voix qui l'appelle et voit Hertha, la grande blonde vorace aux allures de viking, lui faire signe depuis la grande salle du Serpent. Il hésite, puis s'approche. Il y a plusieurs villageois derrière elle, affairés à exposer de nombreux légumes, fruits, plats préparés sur des étals en arrière de la table-serpent. Un homme portant une bassine pleine de vaisselle le remarque et lui fait un signe de tête respectueux. Joshua répond en l'imitant. Un autre villageois les aperçoit et salue Joshua à son tour. Joshua baisse la tête de nouveau. Tout le groupe est désormais averti de la présence du garçon et les révérences s'enchaînent. Joshua rougit, gêné par tant de courtoisie. Hertha, amusé par son humilité, fronce des yeux et s'approche du garçon. Elle fait une petite moue en voyant le liquide verdâtre dans ses cheveux.

— Si ça c'est pas une belle crotte de péryton, je ne sais pas ce que c'est, dit-elle en riant. Tu devrais aller nettoyer ça rapidement, sinon tes cheveux vont verdir. Et ce sera même pas un joli vert...

— Oui, c'est ce que j'allais justement faire quand vous m'avez appelé..., répond Joshua, en espérant qu'elle saisisse le message.

— Oh, ne perdons pas trop de temps alors. J'ai quelque chose à te confier.

Elle va vers l'un des étals et en prend une grosse tourte toute fumante qu'elle ramène à Joshua.

— C'est pour Udo, dit-elle en lui tendant le plat qui sent divinement bon. Tu peux le prendre, le plat n'est pas chaud.

Joshua tend les mains et attrape la tourte. Il ressent une douleur à la paume et le plat lui glisse des mains. Il s'éclate sur le sol en morceaux de viandes et de céramique. Joshua, interdit, regarde le saccage.

— Je suis désolé !! J'ai... j'ai un truc à la main ! dit-il, confus en montrant les rougeurs sur sa peau.

Hertha, pas perturbée pour un sou, lui fait signe de reculer. Elle sort d'une de ses poches tout un tas de médaillons, choisit celui en bois rouge et le colle sur l'un des morceaux de céramique.

— Recule encore, mon petit, lui dit-elle en faisant un grand pas en arrière.

Joshua obéit et les morceaux de céramiques se mettent alors à trembler. Ils commencent à bouger et, lentement, la tourte et le plat se recomposent. Le garçon, ahuri par la scène, sent un picotement dans ses jambes et recule encore d'un pas, surpris par la sensation. La tourte se soulève dans les airs et Hertha, qui a revêtu de longs gants en espèce de plastique opaque, l'attrape soigneusement. Elle pose une main en dessous et décolle le médaillon de son autre main. Libérée de son odyssée temporelle, la tourte est... réparée.

— Qu'est-ce que c'était que ça ? demande-t-il, estomaqué.

— C'était juste un petit retour dans son passé. En ce qui la concerne, cette tourte n'est jamais tombée par terre, explique-t-elle en lui tendant de nouveau le plat. Fais attention, cette fois.

Joshua s'approche d'Hertha mais une douleur dans le tibia l'arrête. Il regarde sa jambe et remarque un gros début de bleu qui s'étend de sa cheville à la moitié de son tibia.

— Oh, tu as dû être un peu trop près du médaillon quand il était actif. Il faudra que tu voies Tara, il ne faut pas plaisanter avec les blessures temporelles. Désolée, c'est ma faute...

— Non, non, j'ai juste pas vraiment de chance aujourd'hui, répond Joshua, ravi de devoir faire attention à une autre chose qui peut potentiellement le tuer. Il se sent vraiment en sécurité dans ce village. Vraiment.

Joshua prend la tourte avec grand soin, ignore la douleur dans sa main et remercie Hertha. Puis il revient sur ses pas.

— Hertha, vous avez beaucoup voyagé, non ?

— Oh oui. Je pense que j'ai fait tous les pays du monde deux ou trois fois.

Parfait, se dit Joshua. Elle est la personne qu'il lui fallait.

— Vous savez où c'est la Tartarie ?

— Oh, la Tartarie, dit-elle en réfléchissant. C'est bien loin, tout ça. Si je me souviens bien, c'est une grande zone qui couvre la Sibérie, la Mongolie et la Chine. Mais c'est une appellation obsolète qui n'est plus utilisée depuis des siècles.

— Ah, d'accord. Merci beaucoup !

Il part et réfléchit. Tara a dit que les agneaux provenaient de la Tartarie. C'est en dehors de la Zone. Ça veut dire qu'il y a des monstres en dehors de la Zone. Encore un mystère. Ou un mensonge. Il pourrait en parler à Juni, il ne l'a pas encore ennuyée avec toutes ses questions. Oui, c'est ce qu'il fera dès qu'il aura un moment seul avec elle. Joshua marche prudemment jusqu'à la maison d'Udo. Arrivé, il enjambe la marche recouverte des trésors et ouvre la porte en baissant la poignée à l'aide de son coude. Il entre. Udo est en train de chantonner dans la cuisine et Juni nettoie la fourrure de Res.

— Ta louve m'a abandonné ce matin, dit Joshua.

Juni le regarde sans trop comprendre. Udo, baigné par le soleil matinal qui s'est invité par la fenêtre, lève la tête de l'immense salade de fruits qu'il est en train de préparer. Il accueille le garçon avec un sourire interrogatif.

— Oh, mais je croyais que tu dormais encore ! Ça ronflait dans ta chambre, dit-il.

— Qu'est-ce que tu as dans les cheveux ? demande Juni en fronçant les yeux.

— Un peryton m'a fait dessus. Et la viking... euh, Hertha m'a donné ça, répond Joshua en montrant la tourte à Udo.

— Tu peux la mettre dans le placard, là ? On la mangera demain midi, répond Udo en nettoyant un couteau recouvert de chair de papaye.

— Mais, elle est chaude, répond Joshua.

Juni se lève et prend la tourte des mains de Joshua. Elle ouvre le placard en bois rouge massif et y dépose le plat encore fumant. Ses vapeurs s'immobilisent immédiatement. Juni retire les mains et se les masse en faisant la grimace. Elle ferme une première porte. Joshua, pour l'aider, s'occupe de la deuxième. Celle-ci se détache de ses gonds et lui tombe sur le pied. Il ne dit rien et reste stoïque mais son agacement commence à prendre de l'ampleur.

— Désolé, je sais pas ce que j'ai aujourd'hui, s'excuse Joshua en ramassant la porte. Juni l'aide à la remettre en place.

— Rien que ce matin, j'ai glissé en sortant de la maison, je me suis fait faire dessus par une bestiole chelou, j'ai touché une plante empoisonnée, j'ai fait tomber la tourte, j'ai un bleu temporel que je dois faire soigner par Tara et maintenant cette porte vient de me défoncer le pied...

— Tu as été en contact avec un médaillon qui inverse le temps ? demande Juni.

Joshua acquiesce et s'apprête à raconter l'histoire avec Hertha quand il aperçoit le furet-scolopendre sortir d'en dessous du placard.

— Ah ! Il était sous mon lit ce matin !! dit-il en reculant.

Juni l'attrape et la bestiole, toute contente, remue des fesses de façon frénétique. Joshua a l'impression de voir un ressort vivant s'entortiller sur lui-même. L'animal essaye de lécher la jeune femme mais elle le tient à distance, manifestement habituée à son comportement trop affectueux.

— Lui, c'est Lucky-Licky, dit Juni.

— Est-ce qu'il t'aurait léché, par hasard ? Parce que sa salive rend malchanceux pendant plusieurs heures, explique Udo.

— N'importe quoi, dit Joshua. Le garçon a compris qu'Udo ne perd pas une occasion de dire des bêtises. Et là, il sait que l'homme ment. Il en est certain.

— Malheureusement, mon père dit vrai pour une fois. Désolée pour ça, intervient Juni.

Joshua laisse tomber ses épaules. Vraiment ? Un alter qui porte malheur ? Juni pose la bestiole, contorsionnée par sa joie de vivre, et l'encourage à aller visiter une autre partie du village. Lucky-Licky sautille et zigzague vers une fenêtre ouverte avant de disparaitre.

— Il passe de maison en maison, et on ne peut rien faire pour l'en empêcher. Même en mettant des tas de porte-bonheurs ou autres objets apotropaïques dans toutes les pièces, explique Juni.

Joshua fait oui de la tête comme s'il avait compris la fin de la phrase de la jeune femme. Udo pose son couteau et s'approche du garçon.

— Montre-moi ça, lui dit-il en lui attrapant la main. Oh, mais on aurait pas touché au lierre vénéneux du verger d'Angela, jeune homme ?

— J'avais besoin de quelque chose pour essuyer ce truc sur mes cheveux, se défend Joshua.

— Allez viens, je vais te montrer la salle de bain. Je vais te donner une crème pour ça. Et en attendant que la malchance passe, je te conseille d'éviter tout ce qui est coupant, les appareils électriques, les objets en verre...

Ils montent l'arbre-escalier. Le garçon prend note de tout ce qu'Udo énumère. Ils arrivent au premier étage - Joshua s'étonne de ne pas être tombé de l'arbre - et vont vers la porte recouverte de lavande.

— ... les chaises en bois, les voitures - oh oui, évite les voitures - les fourchettes..., continue-t-il en ouvrant la porte.

La salle de bain, dont le carrelage aux motifs de bois sombre lui donne un air chaleureux et accueillant, est étonnamment moderne et surprend Joshua par sa normalité. Udo lui montre avec fierté le parquet en bois d'amarante, la baignoire à bulles encastrée dans une base de bois d'amarante, puis les vasques en marbre vert posées sur un meuble qu'il a fait lui-même, en bois d'amarante aussi, les étagères faites en...

— Laisse moi deviner, en bois d'amarante ? demande Joshua.

— Oh, un connaisseur ! On va bien s'entendre, lui répond Udo. Et là, la douche à l'italienne. Je te rassure, elle n'est pas faite de morceaux d'italiens.

Il pointe vers un panneau de bois recouvert d'une grande plaque de verre qui cache une douche ouverte assez grande pour y stocker un petit cheval. Ou une louve.

— Il n'y a pas de pommeau de douche, remarque Joshua.

— Pas besoin, il y a le nuage, répond Udo en pointant du doigt le plafond.

Joshua lève les yeux. Il y a un nuage. Au plafond. Joshua soupire. Il devrait se faire à l'idée qu'il a abandonné le monde normal pour de bon.

— Tu as juste à lui demander ce que tu veux - brouillard, crachin, pluie tropicale, mousson... Pour la température de l'eau, plus tu iras vers le mur du fond, et plus ce sera chaud, donc c'est toi qui gères, lui explique Udo.

Udo lui donne une serviette propre et lui montre les produits de corps qu'il a créés lui-même à l'aide de plantes de sa création. Joshua est particulièrement intéressé par le shampooing anti-crottes-de-peryton.

— Tu remarqueras qu'il y a beaucoup de produits à l'huile d'amande douce. C'est parce que Juni adore cette odeur.

— Elle a tellement raison. C'est la meilleure chose au monde, répond Joshua, ravi à l'idée de retrouver son parfum préféré. Enfin quelque chose de familier dans ce village de fous. Udo fouille dans un tiroir et tend à Joshua un petit pot de crème pour sa main.

— Voilà, tu as tout ce qu'il te faut. Fais quand même attention : avec ta malchance, évite de demander un orage au nuage. A moins que t'aies envie de faire l'expérience de se faire frapper par la foudre ?

Joshua fait non de la tête. Udo rit et prend congé. Le garçon s'assure que la porte est bien fermée et inspecte la douche-nuage.

— Euh... Bonjour..., commence-t-il.

Le nuage ne répond pas. Parce que c'est un nuage.

— Est-ce que je pourrais avoir... de la pluie ? S'il vous plaît ?

Le nuage blanc commence à foncer et des petites gouttes se mettent à tomber sur le sol carrelé de la douche. Joshua attend quelques secondes. Il veut s'assurer qu'il ne va rien se passer de bizarre avant de se jeter nu dans cette douche hérétique. Il en profite pour faire des tests. Il demande de la neige et s'émerveille devant les flocons qui s'empilent et fondent par terre. Il réclame une pluie tropicale et de grosses gouttes s'écrasent sur le sol. Il veut demander une pluie acide mais a peur que le nuage la lui accorde.

De longues minutes plus tard, après une très agréable séance de nettoyage qui a commencé par une brume bien chaude, a continué par une giboulée de mars fraîche et s'est terminée par une mousson tiède qui a inondé la salle de bain, Joshua descend. Il rate une marche de l'arbre-escalier, se prend les pieds dans un tapis de l'espace salon et tombe la tête la première dans la fourrure froide de Res. La louve lui grogne dessus et Joshua se relève en s'excusant. Udo rit à s'en faire pleurer en voyant le visage du garçon recouvert de givre.

— C'est pas drôle, boude le garçon. Et j'ai inondé la salle de bain.

— Pas d'inquiétude, elle est faite pour. Elle est totalement hermétique quand le nuage est en activité. Et elle se vide toute seule, lui dit Udo en mangeant un bol de salade de fruits.

Juni confirme les dires de son père en hochant la tête.

— Un jour, ta mère était très en colère après moi, se souvient Udo en regardant Juni. J'étais parti me réfugier dans la salle de bain. J'ai demandé un marais chaud et hop, j'étais en sécurité.

— C'est le jour où tu as détruit le toit en faisant pousser cet arbre ? demande Juni en pointant du doigt l'arbre-escalier.

Udo acquiesce, fier de lui. Joshua balaie les flocons de neige de ses cheveux et se sert un bol de salade de fruits. Un petit grattement se fait entendre sur l'une des fenêtres de l'espace cuisine. Udo lève les yeux. Il ouvre la fenêtre et laisse entrer un petit écureuil pressé qui renifle tout ce qui lui passe sous le nez. Joshua pense voir des feuilles sur son dos, mais non, il s'agit d'un écureuil normal. La bestiole remarque Juni, saute du plan de travail d'Udo jusqu'à la table et s'arrête devant la jeune femme. Les deux se regardent quelques secondes. Puis Juni lui donne un morceau de melon, qu'il mange avec satisfaction.

— Siwen est revenue, le conseil va commencer chez Kanmada, dit-elle en caressant le rongeur.

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L'intérieur de la maison de Kanmada est une abondance de trésors. A chaque pièce traversée, Joshua a l'impression de passer d'un pays à l'autre. Comme il le ferait dans un musée des cultures du monde. Ce qui le marque le plus, ce ne sont pas les statues de terre cuite, ni les instruments de musique, mais les innombrables portraits qui tapissent les murs. Certains sont des photos, d'autres des dessins au fusain. Il y a même quelques peintures à l'huile.

— Qui sont toutes ces personnes ? demande Joshua à Udo.

— Les enfants de Mesonimbé, répond le grand blond. Il pointe du doigt un superbe croquis mis sous verre, posé sur une étagère. Un portrait de Tara. Un peu plus loin, Joshua reconnaît Hertha-la-viking. Et ici, Eono, avec ses yeux noirs et sa mâchoire affutée.

Joshua a envie de parcourir toute la maison. Pour chercher les gens qu'il connaît et découvrir ceux qu'il n'a pas encore rencontrés. Mais le conseil va avoir lieu, et il suit Udo, Juni et Res dans une pièce sombre.

Au milieu de la salle circulaire siège une grande table ronde entourée de chaises en bois. Dans un coin de la pièce, Nyx fait sa toilette.

— Non, c'est Hemera. Nyx ne sort que la nuit, explique Kanmanda à Joshua en accueillant le trio.

Les fronts se touchent en silence pendant que Tara ferme les rideaux. Udo lui murmure quelque chose et la femme laisse passer un petit rayon de soleil qui vient couper la table en deux. Une fois les longues salutations passées, ils s'asseyent. La chaise de Joshua cède sous son poids et le garçon se retrouve au sol dans un fracas qui fait sursauter Res.

— Oh, mon coeur ! s'écrie Kanmada en se levant. Udo se met de nouveau à rire et aide Joshua à se lever.

— Il a été léché par L.L., explique Udo en faisant courir le trait de lumière sur sa main. Tara le regarde avec compassion et Kanmada étouffe un petit rire.

— Essaye de ne pas casser toutes mes chaises, je les aime beaucoup, dit-elle au garçon en souriant. Oh, comme j'ai pu en casser des choses, les fois où Lucky m'a léché la main !

Joshua sourit, penaud, et maudit l'alterbiote à la langue baladeuse. Il choisit une autre chaise, qu'il teste avant de s'y installer. Prenant soin de bien répartir son poids pour ne pas créer de déséquilibre et donner la moindre excuse à la chaise de s'effondrer, il s'assied enfin. Tara, Udo et Kanmada continuent de se remémorer des mésaventures que le temps a rendu comiques en riant à gorge déployée. Joshua tente de se laisser infecter par leur bonne humeur, mais quelque chose d'invisible lui écrase le torse.

— C'est ma coiffure qui vous fait rire ? dit une voix derrière Joshua.

Le garçon se retourne. Une énorme boule de poils entre dans la pièce en flottant. Joshua a un mouvement de recul. Encore un alterbiote ? La masse de cheveux auburn pivote alors lentement et révèle une femme en lévitation juste derrière. Avec grâce, la femme pirouette et pose un pied à terre. Ses cheveux ondulés, soudainement affectés par la pesanteur, rebondissent et prennent place autour d'un visage fin et sévère. Joshua la regarde se diriger vers une chaise de l'autre côté de la table, les talons de ses bottes longues en cuir résonnant sur le parquet de bois. Son manteau, un trench coat à manches courtes en toile marron, est ouvert et laisse entrevoir un pantalon foncé et une chemise blanche plutôt élégante. Son avant bras droit est recouvert d'un brassard en cuir décoré de motifs celtes. Joshua remarque quelque chose de particulier : une demi-douzaine de fines baguettes de bois, comme des flèches sans têtes, insérées dans des renflements du brassard. Elles aussi sont gravées de motifs délicats. La femme s'assied, touche son front du bout des doigts et salue tout le monde. Elle ressemble à une cowgirl, se dit Joshua. Il est intimidé par son assurance et est presque surpris de ne pas la voir poser les pieds sur la table.

— Ah, Siwen ! On parlait de Lucky, s'exclame Kanmada en essuyant ses larmes.

— Vous ne vous en êtes pas encore débarrassé ? Je peux vous prêter une poubelle, si vous voulez, dit-elle en soufflant.

— C'est un être vivant, lui répond Juni.

— Il est dangereux. Mais au moins, ce n'est pas un chat, continue Siwen en regardant Hemera avec une moue de dégoût.

— Tu sais, je pense que je vais te prêter Calin, un peu d'empathie te ferait du bien, rétorque Tara.

— Non merci. Quand je le touche, ça me fait mal... répond Siwen.

Elle regarde la chaise brisée puis lève le regard vers Joshua. Sa fine bouche, recouverte d'un rouge à lèvres sombre qui contraste sur sa peau claire, est tendue par un petit sourire affecté.

— Alors, c'est toi Joshua ?

Joshua, surpris, se redresse et acquiesce. Siwen le scrute quelques secondes de ses yeux verts puis le salue d'un mouvement de tête subtil. Kanmada se lève et prend la parole.

— Tout le monde est là, commençons. Siwen, tu as raté la présentation de Joshua hier, j'aurais aimé que tu sois là pour rencontrer le treizième.

— Il est pas le treizième, il est né trop tôt, répond Siwen sans ciller.

Joshua est frappé par la remarque. Siwen n'est pas là pour ménager les autres et entre dans le vif du sujet sans perdre de temps.

— Il est des nôtres, il a une bia, dit Tara.

— Qu'il le prouve alors..., continue Siwen.

— Il en a même deux, j'ai l'impression, précise Kanmada en lançant un regard sévère à la femme aux cheveux roux. Une qui nous est familière, et une autre qui semblerait être la cause de la malheureuse implosion dont vous avez déjà entendu parler. Et c'est l'un des mystères que nous devons éclaircir aujourd'hui. L'autre étant l'évasion d'Eono.

Joshua ouvre la bouche pour ajouter un autre mystère à la liste : l'éclipse qu'il voit quand il ferme les yeux. Mais les mots ne sortent pas. Il force, saisi d'une incompréhension totale. Pourquoi je ne peux pas parler? se demande-t-il. Il regarde Kan, qui lui sourit par politesse.

— Il fallait s'attendre à ce qu'il s'échappe de sa prison. On n'enferme pas le feu, dit Siwen, nullement perturbée par la nouvelle.

Kanmada soupire et porte de nouveau son attention sur Joshua.

— Mon coeur, tu nous a dit que la bia de Lalima était dans un médaillon autour du cou d'Eono. Et qu'elle s'est retrouvée en toi. Peux-tu nous expliquer comment c'est arrivé ?

Joshua hésite, puis ouvre la bouche. Cette fois-ci, les mots sortent sans difficulté.

— C'est flou, mais c'est arrivé quand les branches de l'arbre m'ont attrapé. Vous savez, pendant que vous étiez en train de m'enlever, dit Joshua avec ce qu'il espère être un subtil ton de reproche. J'ai paniqué et j'ai vu... j'ai senti... des couleurs dans Kan, dans Juni, dans Eono et son médaillon.

Siwen le regarde en remuant la tête et il a l'impression de raconter des mensonges. Il l'ignore et continue.

— Elles sont venues jusqu'à moi, comme si je les aspirais. Et celle qui était dans le médaillon est entrée dans mon corps. J'ai fermé les yeux, et quand j'ai regardé l'écli...

De nouveau, les mots se heurtent à une barrière invisible. Les autres le regardent, attendant qu'il finisse sa phrase mais il remue la tête et s'assied au fond de sa chaise. Kanmada sourit à Joshua pour le remercier.

— Une bia dans un médaillon, vraiment ? Comment tu peux en être sûr ? demande Tara en prenant des notes.

— Joshua voit nos bias. Nos couleurs, explique Kanmada.

— Fascinant, répond Tara. Aucun d'entre nous n'arrive à percevoir la bia des autres. A quoi ressemblent-elles, Joshua ?

Les yeux de Tara sont illuminés par la même curiosité qui l'animait lorsqu'elle observait ses blessures. Joshua s'apprête à lui décrire ce qu'il a vu et ressenti mais il est coupé par Kanmada.

— Ekimwe nous a toujours dit qu'il avait été guidé vers chacun d'entre nous par une force particulière, dit la vieille femme. Peut-être a-t-il vu la même chose que Joshua ?

— Oui, mais il n'a jamais parlé de couleur. En même temps, il n'a jamais beaucoup parlé... Moi, ce que je voudrais savoir, c'est pourquoi Eono avait-il la bia de Lima ? demande alors Udo.

Un court silence. Les visages se ferment, caressés par la lumière du soleil qui rebondit sur la main d'Udo. Joshua regarde les mouvements presque hypnotiques des doigts baignés de lumière.

— Parce qu'il est la dernière personne a l'avoir vue vivante ? intervient Juni d'une voix tremblante.

Kanmada et Tara regardent la jeune femme. Tara pince les lèvres très légèrement et reste silencieuse.

— Peut-être qu'en la tuant, il lui a volé plus que la vie ? continue Juni timidement.

— Ça n'a pas de sens, dit Siwen. Les bias disparaissent quand on meurt, non ?

— C'est ce qui paraîtrait logique, mais nous ne le savons pas, ma belle, lui répond Kanmada en haussant les épaules. Il y a énormément de choses que nous continuons d'apprendre sur nous-même. Lalima est la seule d'entre nous à être décédée. C'est un nouveau cas de figure.

— Et le fait que nous soyons si peu n'aide pas. Les nouveaux cas de figures sont très rares quand on n'est que treize, précise Tara.

— Douze, dit Siwen dans un souffle avant d'ajouter prestement : ça voudrait dire quoi ? Que les bias sortent du corps quand on meurt et vont se ficher dans le premier objet quelconque qu'elles trouvent ?

Joshua fronce les sourcils. Une pensée vient de lui traverser l'esprit.

— Ce n'était pas n'importe quel objet, intervient Joshua.

Le groupe le regarde. Siwen attend qu'il continue de parler et Joshua sent le regard de la femme l'écraser.

— Je ne connais pas encore tous vos... trucs magiques, ni comment ils marchent... Mais j'ai vu que vous utilisez des médaillons pour arrêter le temps, ou le faire reculer. Ou pour camoufler des objets..., dit-il, intimidé.

— Oui, nous sommes assez fiers de nos créations. Ils sont extrêmement pratiques, lui dit Kanmada en souriant.

— Et à chaque fois, leur matière est différente. Les médaillons du temps sont en espèce de bois rouge. Ceux de camouflage sont en pierre blanche, continue-t-il, sentant le regard des autres sur lui. J'imagine que chaque matière a des propriétés spéciales et que c'est pour ça que vous faites comme ça... Or, le médaillon d'Eono était en pierre noire.

— Qu'est-ce que tu essayes de dire ? demande Kanmada en se tapotant la bouche du bout des doigts.

— Si c'est bien vous qui créez ces médaillons, ça veut dire que quelqu'un en a créés qui peuvent accueillir les bias... Non ? demande-t-il timidement.

Udo et Juni se regardent. Tara a le visage fermé, absorbée dans ses réflexions. Ses yeux font des allers retours entre chacune de ses pensées.

— Pourquoi de tels médaillons existeraient ? demande Tara, perdue. Elle regarde ses compagnons et cherche un semblant de réponse dans leurs visages.

— Et surtout, lequel d'entre nous pourrait en fabriquer ? La création de médaillons se passe toujours de la même façon, continue-t-elle. C'est la fusion de deux bias : celle de Newo, qui fabrique l'objet, et celle de l'un d'entre nous, qui va lui donner un effet précis. Ce qui veut dire que tous les médaillons dont nous disposons ne font que reproduire quelque chose que l'un d'entre nous peut faire.

Newo. Joshua se souvient avoir entendu ce prénom lors du discours de Kanmada la veille. D'où venait-il déjà ? Du pays des neige ?

— S'il existe un médaillon qui absorbe les bias, cela veut dire que l'un d'entre nous peut absorber...

Tara ne continue pas sa phrase. Elle regarde Joshua. Quelqu'un qui peut absorber une autre bia ? Joshua se sent soudainement ciblé. Il lève les mains et remue la tête.

— Je n'ai pas fabriqué de médaillons, si c'est ce à quoi vous pensez, se défend-il.

— Pourtant tu dis avoir absorbé la bia de Lalima, répond Siwen d'un ton accusateur. Et apparemment tu aurais provoqué une implosion. Je suis la seule à voir un point commun entre ces deux choses ?

— Ce n'est pas ce qu'il fait, Siwen. Ne définis pas ce qui doit être observé, intervient Kanmada.

Siwen l'ignore. La vieille dame continue.

— Même si le médaillon noir avait été infusé par Joshua, Newo aurait eu besoin d'être présent pour le faire. Et il n'est pas descendu de Mesonimbé depuis bien longtemps. Bien avant que Lalima ne nous quitte.

— Et aussi, Lalima est morte un peu avant la naissance de Joshua, ajoute Tara. Si le médaillon n'avait été fabriqué il n'y a que quelques semaines, la bia de Lalima aurait été gardée... où, durant tout ce temps ?

Un silence s'installe. Joshua observe les cinq personnes assises avec lui autour de la table. Kanmada semble perdue dans ses pensées et Tara prend frénétiquement des notes. Siwen joue avec son collier et prend la parole.

— Vous savez, il y a une personne qui pourrait nous apporter toutes les réponses.

Le reste du groupe lève les yeux vers la femme.

— Eono.

Kanmada soupire. Elles ont apparemment eu cette discussion plusieurs fois et Joshua sent son agacement. Juni n'a pas l'air ravie non plus.

— S'il revenait, il pourrait nous éclairer..., continue Siwen.

— Il a été banni, répond Kanmada. Elle est catégorique et n'a pas l'air de vouloir en dire plus.

— Peut être qu'il faut lever l'exil. Vous savez, juste pour connaître la vérité sur tout ce qu'il se passe, dit Siwen en regardant chacun de ses interlocuteurs dans les yeux. Je sais que nous en avons parlé des centaines de fois, et qu'Eono a toujours été victime de sa colère depuis que nous le connaissons, qu'il est parfois imprévisible, impulsif... Mais rien de tout ça n'a de sens. Qu'est-ce qui a pu le pousser à faire tout ça, à ce moment précis de notre Histoire ? Tara, tu n'es pas d'accord que la vérité est la chose la plus importante ?

Tara, visiblement en plein conflit interne, baisse les épaules et regarde Siwen.

— Oui... Mais le jour du jugement, Ekimwe nous a dit qu'Eono ne devait plus jamais revenir sur Mesonimbé. Ekimwe a toujours des raisons valides pour ce qu'il décide. Tu sais qu'il voit des choses que nous ne voyons pas.

— Oui... Seul Ekimwe sait, répond Siwen comme si elle récitait un proverbe.

La femme s'enfonce dans sa chaise, une moue de colère lui déformant la bouche. A la recherche d'une proie, elle tourne de nouveau la tête vers Joshua. Le garçon se raidit alors que les yeux le scrutent.

— Si tu as vraiment une bia, fais quelque chose avec, ordonne-t-elle les bras croisés.

— Je... ne sais pas vraiment comment faire..., dit Joshua, pris au dépourvu.

— Comme c'est surprenant, s'étonne Siwen.

— Siwen, murmure Kanmada. Joshua perçoit une once d'avertissement dans la voix de la vieille femme.

— Il y a quelque chose de bizarre, continue Siwen. Tu avais quel âge quand tu as compris qu'il y avait quelque chose de... particulier en toi ?

— Quand je me suis réveillé du coma, répond Joshua. Il commence à être agacé de l'agressivité de la femme et sent qu'il va perdre patience.

— Chacun d'entre nous est né avec une bia. Dès nos premières respirations, nous en avions conscience, comme l'on a conscience d'avoir un nez ou des mains, dit Siwen en se levant. Dès notre enfance, nous savions la manier. Et toi, en pleine adolescence, tu en es incapable.

— Il a ouvert la terre devant nous, répond Juni, énervée.

— Moi aussi je peux ouvrir la terre si je veux, dit-elle en montrant les baguettes de son brassard. Toi aussi, Udo... Qui sait si ce n'est pas un de tes arbres qui a séparé la terre à l'aide de ses racines ? C'est déjà arrivé.

Joshua sent une agitation l'envahir. Il n'aime pas qu'on le prenne pour un menteur et Siwen marche tout droit dans cette direction.

— Il y a trop d'éléments qui n'ont pas de sens. Ces couleurs qu'il prétend voir, cette bia qui n'est pas la sienne... Et même, il est né trop tôt, dit Siwen.

— Ca, ce n'est qu'une théorie, répond Tara.

— Et ce sera à Ekimwe de confirmer qu'il est l'un des nôtres, pas à toi, Siwen, l'avertit de nouveau Kanmada.

La colère gagne Joshua, mais il la contient. Il prend la parole.

— Je sais qu'il y a quelque chose en moi... je n'ai pas imaginé tout ça, dit-il le plus calmement possible, mais sa voix trahit sa déroute. J'ai vu des choses dans la terre, et j'ai vu la couleur d'Eono, dans ses bras et dans sa tête. Et celle du médaillon, celle de Kan, celle de...

— Est-ce que tu vois la mienne ? le coupe Siwen, décidée à ne pas laisser Joshua le temps de se défendre.

Joshua lui lance un regard noir. Siwen lui a lancé un défi et il n'a pas l'intention de le perdre. Même s'il n'est pas encore sûr de réussir à maîtriser sa bia. A cause de la pression, il sent une angoisse le gagner et sa peau vibrer. Le torrent sous sa peau s'énerve. Joshua se concentre sur Siwen. Petit à petit, il commence à ressentir l'énergie sanguine de Juni et les ondes vertes d'Udo, assis à côté de lui.

— J'attends..., dit-elle, faisant mine de s'impatienter.

Joshua la regarde et continue de se concentrer. Toujours pas de couleur autour de Siwen... Mais une légère déformation de l'air autour d'elle. Comme si la lumière se tordait. Il ferme les yeux mais l'éclipse est en plein centre de son champ de non-vision et le distrait. Il perd sa concentration. Il ouvre les yeux et Siwen ricane. Elle hausse les épaules et regarde ses compères, puis revient sur Joshua.

— Alors, que vois-tu, treizième ?

Joshua s'énerve. C'en est trop.

— Je vois la couleur d'une sale connasse.

Siwen recule d'un pas, les sourcils levés, visiblement vexée. Kan lance un regard de reproche à Joshua et Udo étouffe un petit rire.

— Il a ouvert la terre, Siwen. Qu'est-ce qu'il te faut de plus ?! demande Juni en se levant.

Elle prend Joshua par la main et l'entraîne hors de la pièce. Res regarde Siwen en grognant puis sort à son tour en laissant une traînée de brume froide.

— Où... Où est-ce que tu m'emmènes ? demande Joshua en tentant de garder le rythme de la jeune femme.

Juni s'essuie les yeux en reniflant alors qu'ils passent le seuil de la porte d'entrée. Puis elle lui répond, d'une voix encore affectée par la colère :

— Si le seul moyen de clouer le bec de Siwen pour qu'elle se décide enfin à nous aider, c'est de lui montrer ce que tu sais faire, et bien soit ! dit-elle.

Elle prend une grande inspiration.

— Je vais t'apprendre à utiliser la bia de ma mère, Joshua.

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