Chapitre 12 : Eigenlicht

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Joshua vient de terminer sa septième barre chocolatée quand il se rend compte qu'il a mal au ventre. Il se dit qu'il devrait sans doute s'arrêter là mais en ouvre une huitième. Ce sera le problème du Joshua de plus tard. Pour l'instant, il savoure en regardant le paysage de l'Est de la France défiler. Selon Udo, dans une heure à peu près, ils seront en Allemagne. Ils ont passé quelques barrages sans aucune difficulté. Le camouflage de la voiture et l'influence de Kanmada leur a ouvert les barrières sans trop de questions. Au fur et à mesure qu'ils se rapprochent de la frontière, les villes sont abandonnées par les civils et occupées par l'armée.

Joshua regarde ses chaussures neuves. Elles n'ont rien d'exceptionnel, mais il est content de les avoir. Elles sont blanches avec des lacets rouges qu'il a un peu trop serrés. Il pose sa barre de chocolat blanc à côté de lui et se baisse pour les desserer un peu. Une fois satisfait, il se relève et attrape sa friandise. Mais elle n'est plus là. Il lève les yeux et Res, la tête entre les repose-tête, est en train de mâcher avec un air de satisfaction. Juni étouffe un petit rire timide.

— C'est pas censé être mauvais pour les chiens et les loups, le chocolat ? demande Joshua, ennuyé de s'être fait voler sa dose de sucre.

— C'est pas vraiment du chocolat, ça, répond Juni en lisant les ingrédients sur le papier d'emballage. Et Res n'est pas vraiment une louve... Ça devrait aller, je pense.

La lumière du soleil, encore bas dans le ciel, lui caresse le visage et Joshua se rend compte qu'elle n'a pas les yeux marron, mais plutôt de couleur ambre. Un peu comme les siens, mais plus clairs. Son regard se tourne vers Res.

— Je n'ai jamais vu d'alters comme elle dans l'encyclopédie. C'est quoi comme espèce ? demande-t-il.

Juni semble déconcertée par la question.

— Je ne sais pas trop... Elle est juste Res, répond la jeune femme en haussant les épaules.

— Oui, mais c'est quoi son nom latin ?

Juni plisse les yeux et Joshua a l'impression d'avoir dit quelque chose qui n'a pas de sens.

— Tu sais, les noms latins ne sont que ça : des noms en latin. Les scientifiques ont choisi des noms d'après quelques observations, en essayant de trouver des ressemblances entre ce qu'ils ont décidé de nommer des alterbiotes et les animaux ordinaires, dit Juni.

— Tu veux dire que alterbiote n'est pas le vrai nom des monstres, demande Joshua. Et Mythobiote ? Kainobiote ?

— Il n'y a pas de vrai nom pour quoi que ce soit, intervient Udo, une main sur le volant et l'autre à l'extérieur du véhicule à caresser la lumière du soleil.

— Une pomme en français devient ringo en japonais, ou manzana en espagnol. Aucun de ces mots n'est faux. La seule vérité, c'est que la pomme existe, peu importe le nom qu'on lui donne.

— Comme Res, ajoute Juni. Elle existe, elle ressemble à un loup, et le nom qu'elle porte n'est rien d'autre qu'un nom que je lui ai donné.

Res continue de mâchonner la friandise qui s'est collée à ses crocs.

— Kan m'a dit que vous empêchez les monstres de sortir de la Zone, dit-il.

— On essaye, oui. Ce n'est pas toujours facile..., lui répond Juni.

— Et... est-ce que tu sais d'où ils viennent ? demande Joshua en baissant la voix.

Il entend Kan se tourner sur son siège et, du coin de l'œil, voit Udo lui lancer un regard discret. Juni ne dit rien. Joshua attend.

— Tu as l'air de connaître beaucoup de choses sur les alterbiotes. C'est quelque chose qui te passionne ? demande Juni en guise de réponse.

C'est clairement une question qui fâche. C'est la deuxième fois qu'on lui répond en changeant de sujet. Il note. Il reposera la question plus tard. Plusieurs fois. Jusqu'à ce qu'on lui réponde.

— Je ne connais que ce que ma soeur m'a enseigné, répond-il alors en revoyant Ariane avec ses lunettes rondes et son ouvrage d'alterzoologie, assise dans l'herbe. Le marque-page chat-noir coincé entre deux pages. Et le soleil qui caresse ses cheveux blonds. Encore une fois, la vision est accompagnée de tristesse. Et de haine.

— Ariane était fanatique... Elle ne parlait que des monstres. Mon père lui a acheté toutes les encyclopédies illustrées et elle s'amusait à me faire des interros surprises de temps en temps. Elle disait le nom latin, et je devais deviner de quel monstre il s'agissait, se souvient Joshua en souriant.

Juni le regarde, sa tête se balance au rythme des vibrations du véhicule.

— Je suis désolée pour ta famille, dit-elle d'une voix pleine de compassion. Vraiment...

Joshua sourit par politesse. La douleur est toujours aussi forte mais la discussion avec Kanmada a altéré quelque chose en lui, et il se sent moins fragile qu'il y a encore quelques heures.

— Je suis désolé pour ta mère, répond-il.

Juni sourit timidement, les yeux brillants, et fait un petit signe de tête.

— Attachez-vous, les enfants, dit Udo de sa place de conducteur. On va bientôt sortir de la route.

Joshua se cale au fond de son siège. Udo ralentit et observe les arbres au bord de l'asphalte. Joshua essaye de voir ce que le grand blond cherche mais il ne voit rien de spécial. Sans prévenir, Udo tourne le volant et le véhicule s'engouffre dans les bois.

— Ça va bouger un peu, Joshua, explique Udo. Mais on est obligés de passer par là. La route est de plus en plus gardée par la Brigade et il y a des dizaines de caméras de surveillance. Au bout d'un moment, nos stratagèmes ne suffisent plus.

Le véhicule cahote et grince à cause des racines sur le chemin de terre qui s'ouvre devant eux. Joshua se tient à la poignée de sa porte, en espérant que la sécurité pour enfant n'a pas été désactivée. Pendant ce qui lui semble une éternité, il est valdingué dans tous les sens. Peu habitué à des routes aussi accidentées, il se cogne souvent. La situation l'agace, et les nombreux oups et désolé ou encore oh bah je l'avais pas vue, celle là d'Udo ne l'aident pas à se calmer.

La délivrance arrive après une très longue demi-heure quand Kan annonce :

— Nous arrivons !

Joshua tend le cou et regarde au travers du pare-brise mais ne voit rien d'autre que des arbres. Et, au bout du chemin, un ravin. Il se redresse pour mieux voir. Le ravin est... bien plus grand qu'il ne le pensait. D'ici, Joshua peut deviner en regardant le flanc de montagne de l'autre côté qu'ils sont sur un col. Ils surplombent une vallée dans laquelle ils vont tomber si Udo continue d'aller tout droit. Il veut dire quelque chose mais Udo a forcément vu l'immense canyon au bout du chemin. Le fourgon continue d'avancer, personne n'a l'air inquiet, mais Joshua commence à paniquer. Il sent son estomac se soulever et ouvre la bouche pour crier quand le véhicule plonge dans le vide. Moins d'une seconde plus tard, la sensation de chute a disparu et la vallée a laissé place à une petite route pavée menant à une arche en bois.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?! halète-t-il.

Kanmada répond par un petit rire. Res fait un bruit répugnant et Joshua, reprenant ses esprits, la regarde. Il voit son échine, secouée par des spasmes, se lever et trembler un peu, puis la louve se calme. Juni lève la tête et regarde par-dessus son épaule.

— Oh, Res a encore vomi, dit Udo, apparemment habitué. Il regarde Joshua via le rétroviseur et ajoute : Elle n'a jamais supporté le passage au village.

Joshua tente de réprimer une moue de dégoût. Il se demande si Res a vomi des petits glaçons ou une grosse flaque de reste de rats. Sa curiosité morbide a raison de lui et il regarde par-dessus son siège. Il est presque déçu quand il voit que Res a bel et bien vomi des petits glaçons.

— Juni, tu peux les ramasser ? Ce sera pour l'apéro..., dit Udo à sa fille qui le réprimande en le tapotant sur le crâne.

Joshua se rassied et regarde par la fenêtre. L'arche de bois s'approche et Joshua remarque une inscription sur le panneau central mais elle est si vieille et abîmée qu'il n'arrive pas à la lire. Le véhicule continue de suivre le chemin sur une dizaine de mètres et arrive sur une petit place ronde, entourée de maisons à colombages. Des cris de joie se font entendre de l'autre côté de la place. Une vingtaine de personnes, des hommes, des femmes, des enfants, tout sourire, accourent vers la voiture de ce qui semble être un marché couvert. Kanmada détache sa ceinture de sécurité et sort. Elle ouvre la portière de Joshua.

— Bienvenue à Eigenlicht, dit-elle.

Joshua sort la tête et regarde les maisons qui entourent la place. Leurs charpentes et portes colorées, les fleurs pendues au bord des fenêtres et les toitures tordues parfois rehaussées d'une cheminée lui donnent l'impression d'avoir fait un bond dans le passé.

Il s'extrait du véhicule et pose les pieds sur une grande dalle plate, ronde et blanche, gravée de plusieurs motifs. Autour de cette pierre centrale, de vieux pavés sont disposés en cercle et tapissent le reste de la place. Joshua évite de peu une horde d'enfants qui se jette dans les bras d'une Kanmada aux anges. Joshua regarde les différents visages se rassembler autour du véhicule. Des yeux bleus, verts et marron. Des cheveux blonds, brun, roux, noirs... Des gens de tous horizons qui lui sourient et l'assaillent de salutations. Joshua est pris de vertige et une migraine s'installe. Il comprend que les villageois parlent tous des langues différentes que son cerveau est en train d'assimiler.

Juni sort à son tour de la voiture. Elle est accueillie par une grande villageoise blonde qui la soulève comme si elle ne pesait rien et la sert dans ses bras.

— Hertha, tu... tu m'étouffes, lui dit Juni avec un petit sourire faible.

La grande blonde pose Juni puis fait un signe de main à Udo, resté dans la voiture. L'homme décroche le médaillon de camouflage du rétroviseur et le jette à Hertha. Le fourgon disparaît et Joshua voit enfin la voiture dans laquelle ils viennent de passer près de dix heures : une petite voiture jaune avec une carrosserie en piteux état. Joshua remarque des traces de brûlures, de chocs et ce qui ressemble à des griffures. Juni ouvre le coffre, si petit que Joshua se demande comment Res a pu supporter d'y être contorsionnée aussi longtemps sans se plaindre. Un torrent de poils blanc et gris sort de la voiture et s'ébroue. Les enfants qui retenaient Kanmada en otage tournent la tête vers la louve et se ruent dessus. Res lève les oreilles et s'échappe, laissant sur son passage une traînée de givre qui ralentit ses poursuivants.

Joshua les regarde essayer de garder l'équilibre sur les pavés glissants de la place en ricanant quand il sent quelque chose passer entre ses jambes. Il baisse les yeux. Il fait un bond, mû par la peur, quand il reconnaît la créature qui vient de le frôler.

Une hydre !

Varanus multafacies. Grosse comme un chien, avec une bonne douzaine de cous fins se terminant chacun par une grosse tête de lézard, elle rampe vers la voiture en sifflant. Les têtes semblent désorganisées et oscillent à des rythmes aléatoires. Chacune regarde dans une direction différente et Joshua a l'impression de voir une anémone sur pattes. Le garçon jure entre ses dents et s'écarte sans quitter la bestiole des yeux. Juni accourt, inquiétée par sa réaction. Elle voit l'hydre et regarde Joshua, interrogative.

— C'est... c'est une hydre..., souffle Joshua pour la prévenir du danger.

— Oui... Nous en avons quelques-unes au village, lui répond Juni sans comprendre où est le problème.

Joshua écarquille les yeux. Quelques-unes ? Il y en a d'autres ? Mais... Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu'ils l'ont amené ici ? Udo a dit qu'il serait en sécurité ici. Joshua fait encore quelques pas en arrière alors que le monstre se dirige vers l'une des roues de la voiture. L'une des têtes de la bestiole la renifle et mord dedans. Une seconde plus tard, ce sont toutes les têtes qui sont en train d'essayer de planter leurs crocs dans le pneu. Juni chasse l'alterbiote en l'aspergeant d'un liquide sombre à l'aide d'un pulvérisateur qu'elle sort de la voiture. L'hydre part se cacher sous le véhicule.

— Elles adorent le caoutchouc, explique-t-elle. Mais elles n'aiment pas le café...

Joshua, encore tremblant, prend note. Juni lance un regard en dessous de la voiture et Joshua l'imite mais reste à distance. L'hydre est encore là, en train de renifler un autre pneu. Joshua frissonne de peur, se redresse et se fige quand son regard croise celui d'une grosse poule noire, posée sur le toit de la voiture.

Elle fixe Joshua, sans bouger. Le garçon la toise, se rapproche lentement de la voiture pour fermer sa portière mais la poule pousse un cri. Elle plante ses griffes dans la carrosserie - sans aucune difficulté - et s'étale, les ailes grandes ouvertes, comme pour protéger la voiture de toute menace extérieure. Sans quitter Joshua des yeux. Juni la chasse en lui tapotant l'arrière-train. La poule saute de la voiture et court maladroitement vers l'une des maisons. Elle pousse un dernier cri en direction de Joshua avant de disparaître dans un fourré.

— Ca aussi c'est un monstre ? Ou juste une poule géante qui aime le métal ? demande Joshua à Juni.

— C'est une grande amoureuse. Sa dernière obsession, c'est la voiture de mon père, répond Juni en soupirant. Essaye de ne pas la laisser tomber amoureuse de toi. Sinon elle commencera à voler tous les objets de valeur du village pour te les donner... Oh !

Juni se baisse et disparaît.

— Comment tu veux que j'empêche une poule de tomber amoureuse, demande Joshua. Mais surtout, pourquoi elle tomberait amoureuse de moi, c'est totalement... Aaaaah !!

Joshua bondit quand il voit la créature odieuse dans les bras de Juni. Une peau rose et fripée, deux yeux bleus globuleux et des oreilles en pointes bien trop grandes pour une tête de cette taille. La bestiole ressemble à un poulet déplumé que l'on trouve en supermarché.

— C'est quoi cette horreur ?! demande Joshua. Il n'a jamais vu une bestiole aussi laide. Et il ne se souvient pas l'avoir vue dans l'encyclopédie des monstres.

— C'est mon chat, dit Kanmada derrière lui en se dirigeant vers Juni. Elle fait un petit bisou sur la truffe du chat sans poils et lui caresse la tête. Hemera, dit bonjour à Joshua.

Le chat ne dit rien. Joshua s'attendait presque à ce qu'il lui dise vraiment bonjour.

— Kan, tu devrais pas lui faire de bisous à cet endroit. Sa truffe est recouverte de bactéries aujourd'hui, dit Juni à la vieille dame.

Kanmada s'essuie rapidement la bouche puis hausse les épaules. Le chat - un sphynx des plus banals - regarde Joshua sans aucune expression. Il lui rappelle Lézard. Avec beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup moins de poils. Hemera miaule et saute des bras de Juni. Derrière elle, une femme au visage anguleux et majestueux s'approche.

— Ah, mon coeur ! J'ai quelqu'un à te présenter, dit Kanmada en la pointant du doigt. Isqun !

Les deux femmes s'enlacent et leur front se touchent. Elle se séparent et Kanmada présente Joshua.

— Joshua, je te présente Tara, commence-t-elle, une certaine émotion dans la voix. Tara, ma chérie, voici Joshua.

Tara fait un grand sourire et lui fait une révérence polie. Joshua l'imite.

— Il est... l'un des nôtres, ajoute Kanmada.

— Il... Quoi ? S'étonne Tara, dans une nouvelle langue. C'est... c'est vrai ?!

Joshua, de nouveau étourdi, secoue la tête et espère que la prochaine personne qui lui parlera le fera dans une langue qu'il a déjà apprise. Une expression complexe se dessine sur le visage de Tara. Joie et réflexion. Puis des larmes viennent remplir ses yeux noirs. Son sourire s'élargit et elle enlace Joshua. Puis elle pose son front sur le sien.

— Si tu savais comme je suis ravie de te rencontrer, Joshua, lui dit-elle d'une voix remplie d'émotion. Tu étais attendu. Très attendu !

Ils restent ainsi quelques secondes. Joshua n'ose pas bouger. Les fronts se séparent finalement et Tara regarde le garçon, les yeux humides. Joshua est frappé par la beauté de son visage si particulier. La femme remarque quelque chose et s'approche du cou de Joshua.

— Fascinant, dit-elle, impressionnée par les cicatrices. Feliforma undamortis... Kanmada, il a eu combien de temps de guérison, environ ?

— Douze semaines exactement, répond la vieille femme.

Joshua ricane devant l'inexactitude de Kanmada. L'accident avec l'Undamortis a eu lieu il y a, au maximum, trois semaines. Pas douze.

— Il reste encore beaucoup à faire. Je vais te réparer, lui expliqueTara. Je suis si contente ! Tu es l'un des nôtres !!

Ses yeux sourient et Joshua regarde la femme devant lui avec une certaine fascination. Son visage, basané comme celui d'Eono, respire la majesté. Avec un menton fort et des pommettes saillantes, des sourcils fins en accent circonflexe et une bouche large aux lèvres charnues. Son nez droit et sa mâchoire en triangle confèrent à son visage une allure statuesque. Et ses cheveux bruns, attachés en une queue de cheval qu'elle a ramené sur son épaule, coulent en milliers de méandres légèrement ondulés.

— Vous ressemblez à Eono, dit Joshua, se demandant s'ils sont apparentés.

Tara se fige, surprise.

— Tu... connais Eono ?

Elle regarde Kanmada.

— Eono s'est enfui d'Exil. Il est revenu à la surface, sûrement depuis plusieurs années, et il a trouvé Joshua avant nous, explique la vieille femme.

— Quoi ? Mais... quand ? Et...Est-ce qu'il va bien ? demande-t-elle, abasourdie par la nouvelle.

— Rassemblons un conseil pour répondre à toutes les questions. Est-ce que Siwen est revenue ? demande Kanmada.

— Elle est avec les éclaireurs, ils reviennent ce soir.

— J'aurais voulu que l'on fasse un conseil tous ensemble le plus tôt possible, réfléchit Kan. Bon, chaque chose en son temps, il nous reste quand même trois jours avant le passage de Mesonimbé.

Kanmada se tourne vers le reste du groupe.

— Joshua, tu vas aller avec Tara. Udo, est-ce que tu pourrais l'accompagner ? Juni, il faudrait garer la voiture, commande-t-elle de façon enjouée. Quant à moi, il est grand temps que... je me prenne un bon bain chaud. Cette vieille dame n'a plus la forme de ses vingt ans.

Kanmada se dirige vers l'une des maisons qui bordent la place, juste à côté de l'arche à l'entrée du village. Tara prend Joshua par le bras et l'emmène vers une petite rue adjacente. Udo les accompagne. Ils laissent passer Juni, au volant de la voiture. Joshua est surpris de l'aise avec laquelle elle manie le véhicule dans la rue exiguë. Il se souvient du jour où Jamila a eu sa première leçon de conduite accompagnée. Le moniteur était venu la chercher chez elle et elle avait dû prendre le volant sous les yeux moqueurs de Karim, Ariane et Joshua. Elle avait fait caler la voiture trois fois avant de réussir à démarrer et enfoncer la boîte aux lettres d'un voisin. Juni, qui a l'air d'avoir le même âge que Djam, se débrouille bien mieux et évite même la poule noire qui s'était posée au milieu de la route. Le volatile fixe Joshua, puis tourne la tête vers la voiture qui vient de la dépasser. Un dernier regard vers le garçon, et elle se met à courir après le véhicule en gloussant.

— Elle t'aime bien, le taquine Udo. Faudra pas que j'oublie de cacher mes lingots d'or, elle va venir me les voler pour te les donner !

Tara se met à rire et Joshua observe les alentours. La petite rue pavée est bordée sur la droite d'un jardin potager et sur la gauche de trois maisons aux poutres colorées. Des lanternes en métal noir sont accrochées au dessus de chaque porte et Joshua remarque quelque chose.

— Il n'y a pas d'AZAm ici ? demande-t-il en tournant la tête vers la place du village, à la recherche des luminaires anti-alterbiotes.

— Oh non. Et nous n'avons ni couvre-feu, ni Brigade, lui répond Tara.

— Et pas de Claudia, ajoute Udo. Sauf à la frontière de la Zone, bien sûr.

Joshua soupire de soulagement. Il ne fera pas d'allergies, c'est déjà ça. Toutes les restrictions causées par l'existence de la Zone n'existent pas à l'intérieur de la Zone. Quelle ironie, pense-t-il.

Tara se dirige vers la maison du milieu. Avec ses poutres toutes droites, son hourdage rouge saturé et ses volets blancs immaculés, elle a l'air d'une maquette. Tara avance, ouvre la porte et le trio entre. Le couloir de l'entrée est long et continue tout droit jusqu'à une porte vitrée donnant sur ce que Joshua imagine être un jardin bordé par des arbres. Tara se dirige vers le fond du couloir et Joshua la suit. De chaque côté, des portes en bois foncé, vernies et vitrées, donnent sur des pièces auxquelles des rideaux brodés vermillon confèrent un éclairage tamisé et apaisant. Tara ouvre une porte et invite Joshua et Udo à entrer. Ils sont accueillis par une petite boule de poils beige qui jappe. Le petit animal, semblable à un petit chien, s'approche de Joshua et le renifle. Puis il se frotte à sa jambe droite, comme Lézard avait l'habitude de le faire quand il se sentait amoureux ou affamé. Joshua sent alors une pression sur son flanc. Une vague massante agréable qui s'arrête d'un seul coup quand le petit animal s'éloigne et sautille vers Tara.

— Wow, c'était quoi, ça ? demande Joshua en se palpant le flanc.

— C'est Calin, répond Tara en lui grattant le nez et en fronçant le sien. Il fait ressentir aux gens qui le touchent ce qu'il ressent.

Tara pose Calin par terre. L'animal, surexcité, s'emmêle les pattes et entre en collision avec la chaussure de Joshua. La douleur que Joshua ressent à la tête est violente. Il laisse échapper un petit cri de souffrance. Il regarde la bestiole, soudainement conscient de sa fragilité. Le choc qu'il a ressenti sur son pied est en tel décalage par rapport à la douleur sur son crâne qu'il prend peur pour le petit animal. Il l'attrape soigneusement - il a l'impression de sentir ses propres mains le soulever - pour le placer hors du chemin et hors de danger.

— Fascinant, non ? lui demande Tara.

— Si j'en avais un, je passerais mon temps à me gratter le dos, dit Udo. Et l'intérieur des oreilles.

Tara le regarde, curieuse d'en savoir plus. Udo lui montre ses mains.

— J'ai les doigts trop gros ! Ça ne rentre pas !

Tara rit et invite de nouveau Udo et Joshua à entrer.

La pièce est un capharnaüm de curiosités et Joshua, ébloui, laisse ses yeux aller d'un endroit à l'autre en souriant. Les murs sont cachés par des bibliothèques et des étagères remplies à craquer. Ici, des plantes étranges, des schémas en tous genres et des croquis d'animaux griffonnés de notes illisibles. Là, un squelette entier reconstitué. Joshua ne reconnaît pas l'animal mais se dit qu'il s'agit sans doute d'un chat... masi avec six pattes et deux queues. Juste à côté, des fioles, des jarres, des flasques de verre, toutes remplies de liquides plus ou moins foncés. Joshua se rapproche pour voir si elles contiennent de petits animaux mais ce n'est pas le cas et il est déçu.

— Joshua, viens, je vais regarder tes blessures, lui dit Tara.

Joshua se retourne. Tara, à côté d'une table matelassée, allume une lampe et l'invite à s'asseoir. Udo est en train d'observer une plante mourante posée sur un grand bureau juste à côté. Joshua s'assied et laisse Tara regarder la cicatrice sur son cou.

— Je n'arrive pas à croire que vous ayez vu Eono, dit-elle à Udo. Comment c'est arrivé ?

— Kan t'en parlera, répond Udo, ça a été assez intense.

Joshua repense à la scène. Intense est bien le bon adjectif pour décrire ce qu'il s'est passé.

— C'est fascinant, dit Tara dans un souffle en pressant délicatement sur ses cicatrices. Tu as eu beaucoup de chance, Joshua. Personne n'a jamais survécu à une morsure d'Undamortis. Et tu sais pourquoi ? Attention, question piège !

Joshua réfléchit à une réponse et se souvient des dragons de Komodo dont les morsures provoquent des infections si graves que les victimes en meurent généralement et se demande si cela pourrait s'appliquer aux monstres.

— A cause de microbes dans ses dents ? propose-t-il.

— Non, la gueule d'un Unda possède un pH très basique et aucune bactérie ne peut y survivre, répond-elle. Et ne me demande pas ce que j'ai dû faire pour avoir cette information.

Joshua l'imagine habillée en aventurière, en train de traquer, piéger et attacher un Undamortis pour prélever sa salive. Mais c'est impossible, elle serait morte avant même d'avoir pu l'approcher car...

— Oh, je sais ! Personne n'a jamais survécu à une morsure car personne n'a jamais été vivant au moment de se faire mordre, dit Joshua.

— Correct, dit Tara.

La satisfaction d'avoir trouvé la réponse est rapidement effacée par le souvenir de l'onde brûlante du monstre. Et des yeux révulsés d'Ariane. Joshua essaye de balayer cette pensée de son esprit mais le mal est déjà fait. Les vagues prennent forment sur l'océan et les doigts de Joshua commencent à picoter.

— Pourquoi l'Undamortis n'a pas réussi à me tuer à distance ? demande Joshua.

— Je ne sais pas encore, sûrement grâce à ta bia..., répond Tara. Tu sais, moi aussi j'ai survécu à un Unda.

— Quoi ? C'est... c'est vrai ? demande Joshua. Il veut en savoir plus et lui demande de tout lui raconter.

— J'ai été imprudente et je me suis retrouvée nez à nez avec l'un d'eux. J'ai senti quelque chose de brûlant traverser tout mon corps. Je suis tombée au sol, aveugle. C'était assez fascinant.

Joshua ne sait pas s'il aurait choisi cet adjectif. Il a trouvé l'expérience plutôt terrifiante.

— Tout ce qu'il se passait dans mon corps... Je n'avais jamais ressenti ça. Une fois que j'ai compris quoi faire, mes fonctions motrices et ma vue sont revenues. J'ai pu commencer à m'enfuir. Mais même si l'onde de l'Unda ne m'était plus fatale, je savais que ses dents et ses griffes allaient m'achever s'il me rattrapait. Heureusement pour moi, Juni était là.

Joshua l'écoute, fasciné. Elle a réussi à annuler sciemment les effets de l'onde. Joshua l'a fait de manière instinctive et s'il devait recommencer, il ne saurait pas comment s'y prendre. Alors que Tara, si.

— Et c'est elle qui s'est faite mordre, dit Udo.

— C'est... c'est vrai ?! répète Joshua.

— Elle s'est faite pincer, le corrige Tara, Les animaux n'attaquent jamais Juni quand ils se rendent compte que c'est elle.

Joshua prend note. Il sait qu'il ne faut pas demander ce que chacun sait faire grâce à sa bia, mais rien ne l'interdit de faire une liste. Juni serait donc... l'amie des bêtes ? Comme ces princesses entourées de dizaines d'animaux qui les écoutent chanter ou les aident à fabriquer des robes...

— Ils la laissent tranquille, sauf quand elle les cherche, raconte Udo. Comme cette fois-là avec la vouivre. La moitié de ses cheveux ont brûlé !

— C'est quoi, une vouivre ? demande Joshua.

— C'est une espèce de très, très gros lézard avec des ailes en guise de bras, explique Tara. Un lézard qui crache du feu.

Joshua écarquille les yeux. C'est... comme un dragon ! Les dragons existent !

— Elle me manque, Cloque, se souvient Udo d'un air pensif. Elle était très douée pour les barbecues, tu te souviens, Tara ?

Tara acquiesce, tout sourire. Puis elle prend un air triste.

— Elle est morte il y a quelques années. C'était la seule vouivre au monde.

Joshua, déçu, soupire. Les dragons existaient...

— C'était une créature fascinante, se souvient Tara. Quinze mètres de long, trente mètres d'envergure, des os creux qui la rendaient assez légère pour lui permettre de s'envoler... Et tout ce qu'il se passait dans son corps pour produire des flammes, c'était juste... une merveille biologique !

Joshua sourit, touché par l'enthousiasme de Tara qui lui rappelle celui de Monsieur Bataille.

— C'est bizarre que l'Académie n'ait jamais répertorié de dragons ou de vouivres, dit Joshua.

— Cloque était la dernière de son espèce, et elle est morte longtemps avant la Collision, précise Udo.

Joshua le regarde, surpris.

— Les monstres existaient avant la Collision ?! Mais... où ? Et pourquoi... Depuis quand ?! demande-t-il, la tête assiegée de milliers de questions.

Udo, les mains dans la plante mourante, le regarde et sourit.

— Champion, tu vas découvrir tellement de choses avec nous !

Joshua lui retourne son sourire, empli d'une soudaine excitation. Il pense alors à sa sœur. Il a envie de lui dire ce qu'il vient d'apprendre. Les habitudes ont la vie dure.

— Est-ce que tu m'autorises à m'occuper de tes blessures ? lui demande Tara, d'un coup très solennelle.

— Euh... oui..., répond Joshua.

— Bien. Et avant que je commence, est-ce que tu as ingéré des substances particulières ces dernières vingt-quatre heures ? Alcool, psychotropes, drogues douces ou dures ?

— Euh, non, répond Joshua, surpris de la liste.

— Tu es sûr ? Il ne faut pas mentir à son médecin ! insiste Tara.

— Je suis sûr à cent pourcent de ne pas m'être drogué ces dernières vingt-quatre heures..., dit-il en levant la main gauche.

— C'est bien. De toute façon, j'aurais senti les substances dans ton sang...

Satisfaite, Tara pose les doigts sur le cou de Joshua et ferme les yeux. Elle reste immobile quelques secondes. Joshua sent une petite pression dans tout son côté droit. Une légère douleur, très courte et rapide, lui parcourt tout le corps de la tête jusqu'au bout des doigts de pieds. Il pince les lèvres, plus par surprise que par douleur, la sensation étant nouvelle.

— Ils t'ont bien réparé, et le temps a fait son travail, dit Tara, concentrée. Mais ton nerf est encore mal en point. C'est pour ça que tu as encore mal quand tu tournes la tête. Il va falloir une réparation épineurale.

Joshua soupire intérieurement à l'idée que l'on va encore l'endormir, le découper pour l'ouvrir en grand et tripoter il ne sait quoi sous sa peau. Son séjour à l'hôpital ne lui manque pas et il ne veut pas en refaire un autre.

— C'est fait, dit Tara quelques secondes plus tard. Elle secoue les mains et se frotte le bout des doigts. Maintenant ton dos...

Joshua tourne la tête vers elle, surpris. La douleur a entièrement disparu.

— C'est... fait ? Mais... comment ? demande-t-il.

Puis Joshua comprend. C'est évident, elle a une bia elle aussi. Cela explique pourquoi elle a réussi à survivre à l'Undamortis. Elle est guérisseuse, ou un truc dans le genre, note-t-il dans sa liste. Il se demande si tous les habitants du village ont aussi des dons spéciaux et une nouvelle vague d'excitation le parcourt.

— Maintenant, le dos, continue-t-elle en soulevant le t-shirt de Joshua. Elle pose les doigts sur les énormes griffures sur le dos du garçon. De nouveau, Joshua ressent une pression puis un pic douloureux entre son omoplate et le milieu du dos.

— Ça va faire un tout petit peu mal, Joshua. Je dois recaler deux... Non. Trois vertèbres. Et réparer des fibres musculaires du grand dorsal, de l'infra-épineux et...

Joshua sent les doigts presser contre sa peau et il se retient de ne pas faire de mouvements brusques. Il est très chatouilleux et son corps réagit parfois violemment.

— On va s'occuper aussi de l'ilio-costal au niveau de tes lombaires et du grand dorsal, ajoute Tara. Qu'est-ce que tu en dis ?

— Ca... me paraît bien, répond Joshua. Il n'a compris que peu de mots dans ce qu'elle vient d'énoncer et décide de lui faire confiance.

— Udo, tu peux le stabiliser ?

Udo, affairé sur la plante du bureau - désormais resplendissante - lève la tête. Il s'approche de Joshua en se faisant craquer les doigts et la nuque. Il contracte ses muscles de façon exagérée puis attrape Joshua sous les aisselles et le soulève. Joshua écarquille les yeux, les pieds dans le vide.

— Essaye de ne pas crier trop fort quand ça va commencer, je suis sensible des oreilles, dit Udo avec un regard de malice qui ne rassure pas Joshua.

Tara pose ses doigts sur le dos de Joshua. Une petite pression soudaine puis le garçon serre les dents. Il sent les muscles de son dos se contracter de façon involontaire. Ses épaules essayent de se rétracter vers l'arrière, mais Udo les tient fermement en place. Une nouvelle contraction au milieu du dos, autour de la colonne vertébrale, le fait grogner. Il a l'impression qu'on lui a attrapé les vertèbres pour les placer dans un étau. Ce n'est pas douloureux mais extrêmement désagréable et il peine à respirer. La pression disparaît soudainement.

— J'ai terminé, dit Tara en se massant les mains. Comment te sens-tu ?

Udo repose Joshua, qui se sent soudainement très léger et fluide. Il bouge les épaules, puis le haut du buste, puis la tête. Aucune douleur. Plus rien.

— Wow..., murmure-t-il, interloqué.

— Oh, merci, répond Tara, flattée. Mais ne va pas faire le fou-fou encore, il va te falloir au moins huit semaines pour une guérison totale.

— Oh..., soupire Joshua; s'étant cru sorti d'affaire.

Tara lui fait signe de s'approcher et regarde les cicatrices dans le cou et sur le dos.

— Joshua, est-ce que tu veux que je répare ta peau ? demande-t-elle.

— Tu veux dire... faire disparaître les...

Tara acquiesce. Joshua réfléchit en silence. Juste en disant oui, il pourrait se débarrasser des stigmates de l'Undamortis. Faire mourir les preuves de l'accident. Il pivote la tête et le torse. La peau bléssée est moins souple et le restreint légèrement dans ses mouvements. Il regarde Tara.

— Non, j'aimerais les garder, décide-t-il. Pour ne pas oublier.

Tara sourit, puis se dirige vers une armoire aux pans décorés de moulures. Elle force pour ouvrir les portes qui se mettent à grincer. Joshua remarque que le meuble est rempli de fioles noires. Comme celles que Kanmada a utilisées sur Joshua à l'hôpital. Tara en choisit d'abord une, puis une deuxième et revient vers Joshua. Concentrée, elle verse avec précaution le contenu de la fiole sur le cou et le dos de Joshua. Le garçon sent le même picotement désormais familier. Tara range la fiole vide et inspecte les blessures du garçon.

— Je viens de t'administrer une semaine et la guérison va dans la bonne direction, dit-elle, satisfaite. Tu pourras appliquer les sept semaines restantes dès ce soir. Udo t'aidera, si tu veux.

Joshua prend la fiole, marquée de sept petits points blancs. Sept semaines ? Ce soir ? De quoi parle-t-elle ?

— Il a un dos tout neuf maintenant, dit Udo avec une moue de satisfaction. Dis merci à Tara et je t'emmène voir ta nouvelle chambre.

— Merci Tara, dit Joshua à sa guérisseuse qui lui répond par un sourire humble. Puis, à Udo, il demande : Je vais habiter où, exactement ?

— Chez Juni et moi. Res voudra sûrement dormir avec toi, donc je te conseille de garder une couverture si tu ne veux pas attraper un rhume.

Joshua est content. Il n'a rien contre Kan ou qui que ce soit d'autre, mais il préfère vivre avec un gros bêta amusant comme Udo. Même s'il y aura la louve qui, il doit avouer, continue de l'intimider.

— Udo, on n'attrape pas de rhume à cause du froid, dit Tara en se dirigeant vers son bureau. Oh, tu as ravivé ma plante !

— Je l'ai rendu carnivore, aussi. Essaye juste de ne pas la toucher, elle aime les doigts maintenant !

— Mais... Pourquoi, Udo ? soupire Tara. Elle regarde la plante avec une légère crainte et lâche un petit rire fatigué. Elle paraît à la fois amusée et excédée.

Udo fait un clin d'œil à Tara et accompagne Joshua vers la sortie. Calin assaille Joshua et lui lèche les chaussures et la peau des chevilles. Joshua fait une grimace en sentant un goût de plastique et de terre lui envahir la bouche. Il repousse l'animal délicatement et suit Udo qui vient de sortir. Une fois dans la rue, il observe la fiole noire.

— Il y a quoi là dedans, exactement ? demande Joshua à Udo. Le grand blond croque dans une tomate du potager qu'ils viennent de dépasser.

— Tara te l'a dit, il y a sept semaines.

Joshua baisse les bras et regarde Udo.

— Comment aurait-elle pu me dire ça il y a sept semaines alors que je ne la connaissais pas il y a sept...

— Il y a sept semaines dans la fiole, explique Udo. C'est une fiole de Temps. Tu l'appliques sur une blessure et hop, les sept semaines passent en quelques secondes.

— Oh...

Joshua pensait que les fioles contenaient une espèce de sérum de guérison. Il se souvient des mots de Kan à l'hôpital et les comprend mieux. Oh, mais je n'ai rien fait, c'est le temps qui t'a guéri. Des dizaines de questions lui viennent à l'esprit quant à la procédure pour capturer le temps et le mettre en bouteille. Un nouveau frisson d'excitation lui parcourt le corps.

— Ça permet de guérir plus rapidement. Très pratique, explique Udo en prenant une petite rue vers l'Ouest.

Ils arrivent à une nouvelle maison. Plus grande que celle de Tara, elle est recouverte de lierre et de dizaines de fleurs diverses. Joshua regarde les lianes entortillées au sol qui remontent jusqu'au toit recouvert d'un arbre immense. Il laisse échapper un petit wow d'admiration et entend un caquètement. Il baisse les yeux. La poule noire est là. Elle picore le pot d'échappement de la voiture garée juste en face de la maison avec une certaine passion. Joshua se cache derrière Udo. Il prie pour qu'elle ne le voie pas mais le gallinacé tourne la tête et le fixe de son regard vide. Il ne sait pas si c'est son imagination qui lui fait voir des choses, mais il est certain de la voir froncer les yeux. Udo la chasse et elle s'enfuit en rouspétant, ses gros cuissots se balançant de droite à gauche d'une façon comique.

— Joshua, dit-il, tout sourire. Voici ta nouvelle maison !

Udo écarte une branche de lierre, ouvre la porte juste derrière et entre dans la maison. Joshua le suit. Contrairement à chez Tara, le rez-de-chaussée n'a pas de couloir, mais une seule grande pièce. Elle est aménagée en plusieurs espaces - une cuisine articulée autour d'un îlot central, un grand salon avec plusieurs sofas, un petit coin lecture... et des plantes par dizaines. Sur des étagères ou des meubles bas, sur les murs, sur les poutres du plafond. Des fleurs, des épices et même quelques arbres fruitiers. La maison sent le basilic et la vanille. Et au centre de cet espace parfumé, la pièce de résistance : un tronc qui sort du sol et traverse le plafond. Joshua lâche un petit rire de surprise. Alors que le reste du monde met des cabanes dans les arbres, Udo met des arbres dans les cabanes. Joshua remarque des branches toutes plates qui font le tour du tronc à intervalles réguliers. Des marches qui mènent à l'étage.

— C'est... original comme escalier, dit-il au grand blond.

— J'aime bien les arbres, confesse Udo, un grand sourire lui étirant le visage.

Avec une telle carrure, il aurait plus l'air de quelqu'un qui aime bien découper les arbres, se dit Joshua.

— Ta chambre - et la mienne - sont au premier étage. Celle de Juni et Res se trouvent au deuxième. Ma fifille adore s'endormir avec le bruit de la pluie, et sous le toit c'est le meilleur endroit pour bien l'entendre.

Joshua est rassuré de savoir que Res dormira avec Juni et non pas avec lui. Udo monte l'arbre-escalier et Joshua le suit. Les marches sont stables mais un peu trop espacées au goût de Joshua. Il ne détache pas son regard de ses pieds, de peur de se louper et de dégringoler. L'absence de rambarde ne le rassure pas non plus et il monte avec prudence, collé contre le tronc. Le premier étage est une salle octogonale avec quatre portes, chacune séparée de sa voisine par un pan de mur vide. Chacune d'elle est recouverte de plantes ou de fleurs. Udo s'approche de la plus proche.

— Ici, c'est ma chambre, dit Udo en caressant l'une des fleurs qui pare la porte. Ces fleurs sont des fleurs de Frangipanier, les préférées de Lalima.

Joshua inspecte les fleurs. Colorées d'un dégradé qui va du jaune au blanc, elles ont cinq pétales larges et épais. Elles sentent les vacances. Joshua est certain d'avoir déjà vu ce genre de fleur sur des bouteilles de shampoing au parfum exotique. Il les aime bien. Elles sont simples et étrangement agréables à l'œil.

— Elle doit te manquer, dit Joshua timidement.

— Terriblement, répond Udo. Elle me faisait rire à longueur de temps. Et elle riait de mes bêtises. Elle n'avait peur de rien, ni de faire ce qu'elle voulait, ni de dire ce qu'elle pensait. Oh, et elle adorait les défis.

— Comme quoi ? demande Joshua, se souvenant des nombreux paris stupides qu'il faisait avec Karim.

— Un jour, pour notre anniversaire de mariage, nous nous étions promis de la démesure. Un concours du plus imposant cadeau auquel nous pouvions penser. Le gagnant avait droit à un massage, se souvient Udo. J'ai su tout de suite ce que j'allais fabriquer pour elle. Ça allait demander un peu de travail, mais j'y suis arrivé. Et quand le jour est venu, je lui ai offert le plus grand arbre du monde.

Joshua, honnêtement impressionné, fait une moue d'approbation.

— Il était immense, majestueux et caressait les nuages du bout de ses feuilles. Elle l'a adoré. J'avais préparé les huiles de massage, persuadé que j'avais gagné. Mais... dit Udo en remuant un doigt.

— Mais... ? demande Joshua, attendant la suite de l'histoire. Elle t'a offert quoi ?

— Elle m'a offert une montagne.

Joshua pensait qu'il ne pouvait pas être plus impressionné, et il avait tort. Un arbre et une montagne. C'est la version hardcore d'une fleur et d'un bijou, se dit-il.

— Du coup, elle a eu droit à un massage des pieds d'une heure, dit Udo. C'était du boulot, elle marchait toujours pieds nus. Pour mieux ressentir la Terre. J'ai dû y aller à l'huile de coude !

Joshua ricane. La complicité loufoque entre Lalima et Udo lui rappelle celle de ses parents. Sa mère était moins loufoque et aventureuse, mais son père oui. Et quand il s'y mettait, elle n'avait jamais hésité à le suivre tête baissée.

— Je sais que ta famille te manque aussi, ajoute Udo. Si tu as besoin de parler, de pleurer, d'être en colère après l'univers pour ce qui t'est arrivé, n'hésite pas à venir me voir. Je sais qu'il est difficile de parler, parfois. Juste de dire les mots. Donc, si tu veux, on peut établir un code entre nous.

— Un code ? Comment ça ?

— Apporte-moi... une pomme, le jour où tu auras besoin de vider ton sac. Je comprendrai. Et on ira se faire une balade et tu me raconteras tous tes malheurs.

Joshua sourit à l'idée. Il remercie intérieurement Udo d'autant faciliter les choses. Il lui aurait bien dit à voix haute, mais sa gorge est bien trop serrée à ce moment précis.

— Tiens, ta chambre est juste là, dit Udo pour changer de sujet.

Il pointe du doigt vers une porte recouverte d'un feuillage vert foncé parsemé de quelques petites fleurs roses et rondes. Ils se rapprochent et Joshua examine la plante. Il se rend compte que ce qu'il prenait pour des feuilles sont en fait des tiges d'où partent une multitude de folioles. Elles sont alignées d'une façon que Joshua trouve curieusement satisfaisante. Il porte son attention sur les fleurs rondes et remarque qu'elles n'ont pas de pétales mais qu'elles sont composées de dizaines d'étamines hérissées.

— J'ai ramené cette plante d'un de nos villages en Nouvelle-Calédonie.

— C'est où, ça ? demande Joshua. Il croit se souvenir que Calédonie est l'ancien nom de l'Ecosse, ou un truc dans le genre. Il n'a jamais été très attentif durant les cours d'histoire-géo.

— C'est une petite île juste au-dessus de la Nouvelle-Zélande.

— Et vous avez un village là-bas ?! Il y a des monstres à l'autre bout du monde ?!

— Non, non, ricane Udo. Les monstres sont seulement dans la Zone et sur Meso. Mais nos villages... oui, ils sont un peu partout dans le monde. Et celui de la Côte Oubliée, sur la plus grande île de Nouvelle-Calédonie, est très cher à mon cœur. Non seulement parce que l'île enchantait Lalima par les couleurs de sa terre, mais aussi parce qu'on y trouve des plantes qui existent depuis plusieurs millions d'années et qui n'existent nulle part ailleurs sur la planète. Des fougères géantes, des pins colonnaires, des arbres sève-bleue, des niaoulis qui résistent aux incendies... et aussi cette merveille.

Il tend la main vers la plante.

— Ici, on l'appelle le Mimosa Pudique, mais là-bas, ils l'appellent la sensitive.

Udo tend un doigt et caresse quelques folioles. Sous le regard enchanté de Joshua, elles se replient sur elles-mêmes. Les autres feuilles, alertées par le mouvement, font de même et Joshua regarde la vague de pudeur se répandre lentement sur la porte de sa chambre.

— Quand elles sont dérangées, elles se referment par un procédé que l'on nomme thigmonastie et dévoilent les épines qui sont juste en dessous, dit Udo en montrant du doigt l'entrelac de branches épineuses qui étaient cachées par les feuilles.

— C'est toi qui l'a inventée ? demande Joshua. La question n'est pas innocente. Il ne sait pas exactement ce qu'Udo sait faire mais compte bien le découvrir en jouant à l'ingénu. Pour compléter sa liste.

— Oh non, répond Udo. Elles existent depuis bien avant ma naissance. Ceci dit, j'ai longtemps travaillé sur un projet pour modifier cette plante, avec l'aide de Kan et Siwen. C'était un autre cadeau pour Lalima qui se sentait parfois un peu à l'étroit ici à Eigenlicht. Mais j'ai arrêté de travailler dessus quand Lalima est...

Le grand blond se tait et regarde la porte avec amour.

— C'était quoi, comme projet ? demande Joshua.

— Je t'en parlerai plus tard si tu veux. Je te conseille juste de ne pas t'appuyer sur ce côté de la porte, tu pourrais tomber dedans, ajoute-t-il avec un clin d'œil.

Il attrape la poignée avec précaution et ouvre la porte. Joshua entre et regarde la pièce. Les murs, constitués de pans blancs et de poutres apparentes en croix, sont un peu tordus et surplombent un parquet en bois foncé irrégulier. Une grande fenêtre, légèrement obstruée par le lierre de l'extérieur, donne sur la rue par laquelle ils sont arrivés. La lumière du soleil, filtrée, illumine un bureau en bois recouvert de diverses plantes plus ou moins familières. A l'opposé de la chambre, Joshua voit le grand lit massif, recouvert de couvertures épaisses qui semblent confortables. Le garçon laisse échapper un soupir de béatitude.

— Je vais aller aider pour le repas de ce soir, dit Udo en examinant les plantes sur le bureau. Repose-toi et si tu as besoin de quelque chose, Juni ne va pas tarder à revenir.

Udo part et laisse Joshua. Le garçon fait le tour de la chambre et ouvre les placards et les tiroirs. Il y a du linge, des bricoles et des livres qui sentent le passé. Enfin seul avec lui-même et libéré des distractions, il sent des pensées grises s'introduire dans son cerveau. Pendant quelques heures, il a oublié qu'il était orphelin. Et la solitude le lui rappelle d'un coup. Sans ménagement.

Il sent les larmes monter mais se sent trop fatigué pour pleurer. Il enlève ses chaussures sans prendre la peine d'en défaire les lacets et traîne des pieds jusqu'au lit. Il a besoin de dormir. De ne rien ressentir, juste quelques minutes.

Ou quelques heures.

Il se laisse tomber lourdement sur la couverture épaisse. Le confort extrême et l'odeur de camomille ont raison de lui et Joshua s'endort avant même d'avoir eu le temps de regarder l'Éclipse derrière ses paupières.

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